Occurences du corps classique chez Gus Van Sant

Les anti-corps

« S’il arrive parfois qu’un artiste pour faire une autre image
se représente lui-même dans la pierre livide et cadavéreuse,
je fais souvent ainsi, moi qui suis tel par elle ;
et il semble que je prenne toujours mon image quand je pense faire la sienne.
Je pourrais bien dire que la pierre dont elle est le modèle lui ressemble ;
mais je ne saurais jamais sculpter autre chose que mes membres affligés. »

(Michel-Ange, Madrigal XXI)

Les liens factuels entre Jean Genet, Rainer Werner Fassbinder et Gus Van Sant sont connus. En 1982, Fassbinder adapte Querelle de Brest de Jean Genet ; en 1991, faisant appel à Udo Kier pour jouer dans My Own Private Idaho, Gus Van Sant fait revenir dans son cinéma certaines des scènes les plus fascinantes de l’œuvre de Fassbinder, non pas seulement les moments de drague homosexuelle et de prostitution mais les séquences de danse et de music-hall qui, chaque fois, transformaient le corps en pure énigme à proportion même de son immersion dans la lumière et les apparences.

Parmi d’autres, un problème commun semble déterminer de telles rencontres et filiations : celui de l’apparition et de l’usage d’un corps classique dans le contexte de cinématographies modernes. Que signifie, pour ces écritures réfractaires et polémiques, le recours soudain à une figure masculine qui renvoie immédiatement à Phidias, Praxitèle ou Michel-Ange ? S’agit-il d’une simple iconographie érotique, s’agit-il de laisser place à une figure du corps perdu, de la beauté idéale disparue, s’agit-il d’un jeu avec la convention néoclassique, à la manière de Roland Barthes choisissant l’Endymion de Girodet pour couverture d’une réédition de S/Z ?

Tout cela et bien plus : l’occurrence d’une anatomie attique chez Genet, Fassbinder et Van Sant est, profondément, une figure de l’ouverture du corps à l’image. D’une part bien sûr, parce que le corps idéal est une image in se ou, comme l’écrivait Winckelmann résumant la tradition, une beauté produite « par des images que trace le seul entendement 1 ». D’autre part et surtout, parce que la présence d’une belle anatomie s’avère dans les trois cas l’occasion et la radicalisation d’un renversement. Panofsky a montré comment la théorie des proportions corporelles révélait, dans l’histoire des styles, l’organisation des rapports entre l’anatomie, l’espace et le monde intellectuel. Les normes concernant l’homo bene figuratus (Vitruve) résument et affermissent l’ensemble des liens qui unissent l’homme et le système symbolique propre à une civilisation 2 . Dans le cas des films qui nous occupent, le retour de la belle forme corporelle conserve une fonction euristique : son apparition permet d’observer l’organisation, à l’échelle plus modeste d’un film ou d’une œuvre, des rapports entre le corps et l’image. Le corps classique n’ouvre plus sur un extérieur, l’espace concret et l’univers symbolique, mais sur un monde intérieur, celui des images mentales, des rêves, des souvenirs et des affects.

Le problème ici abordé est donc extrêmement vaste ; pourtant, nous l’élaborons à partir d’une occurrence précise : les plans bariolés, factices et euphoriques des cover boys de magazines érotiques dans My Own Private Idaho qui réengagent de la même façon sur le terrain le plus traditionnel qui soit – le nu -, la question du corps. Que, pour rendre vraiment compte de ces plans, il faille décrire l’ensemble d’une économie figurative, donne une indication sur la nature nécessairement relationnelle du corps au cinéma : il n’y a de corps que tressé de liens ou couturé de faux raccords avec d’autres physiologies, avec d’autres modèles, avec ses propres parties ou son mouvement singulier.

My own private Idaho © Alliance Atlantis Vivafilm

Punctum caecum

Sur la route, il est seul, il ne fait rien, il tousse, se tourne et retourne, le havresac s’effondre, effet très spécial : pour montrer ce rien, l’impondérable montée du mal, il faut à Gus Van Sant un, deux, trois, beaucoup de plans et surtout plusieurs raccords. La générosité de l’insistance descriptive, l’élégance du montage bouleversent, mais qu’est-ce qui est décrit ? Pas le mouvement du corps, soigneusement tenu à l’écart de toute expressivité, pas encore le pays, l’effet de portrait est trop puissant, ni la maladie, traitée un peu plus tard ; peut-être le désir descriptif lui-même, ici raconté dans ses puissances sensibles.

My own private Idaho © Alliance Atlantis Vivafilm

Et ce qu’il convient de décrire, selon l’ouverture de My Own Private Idaho, concerne le débordement irrésistible du corps humain par ce qui le hante, le traverse en le laissant faible, désemparé et heureux (en-deçà de la douleur) : une nature cosmique en chaque plan, qu’elle advienne comme ciel, plaine, route ou bien champ, un paysage naturellement vierge et absolument confondu avec l’image, avec ce que c’est qu’une image ou au moins, ce qui en elle importe.

Les eaux coulent et en elles vacillent et vibrent l’image des choses.

My own private Idaho © Alliance Atlantis Vivafilm

Ce paysage serein et dévorant n’équivaut pas à une image intérieure ; dire qu’il est paysage mental, c’est le réduire a minima, le soustraire à son génie propre qui consiste à ravager la représentation, en commençant bien sûr par le lieu le plus sensible : le point de vue.

L’air, dès que point le jour, est rempli d’innombrables images auxquelles l’œil sert d’aimant.

Depuis l’œil aimant de Léonard, une moitié d’orbe a été parcourue, My Own Private Idaho commence sur le contre-champ, à présent en tous ses sites la nature ouvre un œil, une phénoménalité susceptible d’absorber l’esprit juvénile incapable de se supporter. Mike voit le visage de la route, un paysage plissé par le sourire et nous, nous voyons le punctum caecum, le point de cécité que Mike représente. Comme le prévoyait Merleau-Ponty : Faire une psychanalyse de la Nature. Il n’existe au monde plus d’autre sujet.

En changeant, il se repose.

La capacité d’évanouissement de Mike (River Phoenix), sous le nom de narcolepsie, manifeste quelque chose de l’imperception dans la perception, de la non-vision dans la vision, qui conditionne l’appréhension des choses et surtout détermine la question de l’image : ici, l’image est rarement ce que l’on voit mais presque toujours ce qui affecte. Elle abat, elle fait rire, elle stupéfie, elle ordonne : elle touche, bien plutôt qu’elle ne montre. Sous forme de rêve, de souvenirs, d’hallucinations ; sous forme de virtualités, d’interprétations, de puissances ; sous forme de tableaux (vivants et morts), de chansons, de récits proférés ou mimés ; sous forme de citations, de collages et de déchirures, il n’est question que d’affects de vision.

My own private Idaho © Alliance Atlantis Vivafilm

Ce qui vaut pour les personnages délirants et charmants de My Own Private Idaho vaut aussi bien pour nous : à la faveur d’un geste final de Mike (accompagné de son premier sourire), un bras replié derrière la tête, un bras tendu vers la butte où l’on enterre le père de Scott – et de fait, tendu vers nous, nous reconnaissons l’un des gestes d’acteur les plus fameux qui soit, celui de James Dean dans Rebel Without a Cause (1955), geste de malédiction en même temps que de demande, devenu la posture américaine par excellence. David Lynch dans Wild at Heart (1990) venait de l’attribuer à Nicolas Cage. Mais où Lynch place le geste américain à l’orée de son film pour évider la figure en la subordonnant au cliché, Gus Van Sant le fait affleurer très fugitivement en fin de parcours, ramenant au visible une image que, depuis le début du film, nous avions sous les yeux.

My own private Idaho © Alliance Atlantis Vivafilm

De même que Jean-Luc Godard dans Grandeur et Décadence d’un petit commerce de cinéma (1986) avait choisi de faire tomber sur une photographie de James Dean la chute terrible et inattendue d’une phrase de Faulkner jusqu’alors fragmentée, désordonnée par une longue théorie de figurants – l’angoisse, et la douleur, et l’inhumanité de la race humaine – de même pour Gus Van Sant la forme profilée de l’acteur protège les morts contre les vivants, protège l’aura de ce qui a disparu (la mère, l’enfance, Bob Pigeon, l’amour, la maison) contre l’insoutenable clarté du visible : exemplairement, la lampe dont se sert Udo Kier pour s’éclairer lui-même, menant Mike au bord du malaise, et qui reprend sur un mode adouci le grotesque microphone-projecteur de Dean Stockwell dans Blue Velvet (1986). Nous aussi nous sommes soumis au régime de l’hallucination, plongés dans des images que nous ne savions pas voir, reconnaissant des figures que nous n’avons pas vraiment vues, émus aux larmes par des ellipses que nous ne vivrons jamais.

My own private Idaho © Alliance Atlantis Vivafilm

La matière de My Own Private Idaho, c’est une économie des images qui, à quelques êtres démunis, tendres et politiques, fait hommage de leur fragilité.

Le peigne de Léonard

Dans My Own Private Idaho, l’image se fait ultra-figurative : d’abord parce qu’elle ne cesse de varier, convoque les schèmes figuratifs les plus anciens (les piétas), les plus antiques, les plus camp (couvertures des magazines) pour renouveler en chaque occurrence le traitement du motif ; le corps masculin, de se voir recommencé par cette diversité euphorique, en redevient inépuisable. Confrontées les unes aux autres, ces images plastiques avouent et développent leur plasticité même : elles sont les éclats miroitants d’un grand modèle qui les a toutes générées et en supportera bien d’autres, de Michel-Ange à Honcho et jusqu’à cette silhouette déformée qui s’éloigne en dansant sur un mur.

My own private Idaho © Alliance Atlantis Vivafilm

À moins de cette invention, de cette efflorescence, ne s’esquisserait pas la première des propriétés corporelles selon Gus Van Sant : le caractère insondable de l’anatomie, l’infini de ce qui se manifeste, la beauté prolixe du plus simple contour corporel. Il n’existe pas de différence entre la surface et l’opacité du corps, entre la figure pleine qui emmène le plan vers la sculpture et la découpe colorée qui le ramène à la planitude. En cela d’ailleurs, My Own Private Idaho reprend bien les procédures du pastiche, de la parodie et du mélange réinventées en cinéma par Jean Genet et Pasolini mais il les prolonge aussi : où Pasolini hiérarchisait encore l’économie des emprunts selon une structure somme toute classique (sa théorie de la contamination affirme les privilèges expressifs de la picturalité), Van Sant n’admet ni ordre ni prérogative et, qu’il s’agisse d’un montage wellesien ou du split-screen des magazines érotiques, d’une lumière inédite ou d’une imitation de Mapplethorpe, une même énergie traverse chaque image, celle de la célébration.

Cette diversité garantit évidemment l’éloignement du modèle, mais sur un mode qui n’est pas celui de la déception : inépuisable, le corps l’est aussi de s’éprouver comme un organisme hanté par toutes sortes de d’images mentales, souvenirs, pressentiments, fables et mensonges, qui le traversent et l’ouvrent indéfiniment. Les monologues extérieurs des ragazzi américains, la mise en scène par Scott (Keanu Reeves) de toute créature – ses pères, ses complices, ses clients -, les images primitives dont Mike se trouve assailli adviennent avec tant de force, de prégnance et de régularité qu’elles abolissent tout sentiment d’intériorité. La hantise n’appartient pas à l’intime, n’en constitue plus la preuve, au contraire, elle retourne le sujet sur lui-même, le déplie, expose au jour les phantasma, les rêves, les traumatismes : c’est Mike, figure de l’imagerie onirique – ; impose à l’autre les comédies, les scénographies et les semblants : c’est Scott, figure de l’imagerie politique. La hantise vient et revient comme un flux qui emporte et dissout la conscience de soi.

Ainsi, l’image règne, elle impose un régime de discontinuité et d’illimitation capable d’abolir le sujet à force de démultiplier ses puissances, en revenant tour à tour ou en même temps à titre d’image psychique, invention plastique et néantisation. Le visible apparaît comme le lieu d’indétermination du sensible, ce qui rend obscur le rapport au monde, au corps, à la sensation, à force de le manifester tout à fait. Et le sujet devient ici l’intotalisable fracturé par tout le reste, un être doux et absolument accueillant, avec pour seule vigueur celle de la projection.

Maintes fois, la chose désunie devient cause de plus grande union ; ainsi le peigne, fait de joncs fragmentés, unit les fils de soie.

Dénuement

Reprenons alors les choses là où Pasolini les avait laissées, lorsqu’il commentait si admirablement la cinématographie d’Andy Warhol ou de Jean-Luc Godard et lorsque le montage se devait de provoquer blessure, déchirure irraccordable.

Porcile (1969) représentait la liquidation du sujet telle qu’alors penser Auschwitz l’avait rendue nécessaire : le personnage y faisait lacune, il accumulait les preuves inutiles de son inexistence – ni mort ni vivant, il ne lui restait plus qu’à s’abandonner à la catalepsie -, il s’y montrait irrécupérable – ni consentant ni contestaire -, indescriptible par les autres (sa mère, son père, sa fausse fiancée) comme par lui-même – « Parler de moi me fait mal. Quel mal ? Un mal que tu ne peux imaginer ». Le montage alternait le Barbare intemporel dévorant (Pierre Clémenti : « J’ai tué mon père, j’ai mangé de la chair humaine, et je pleure de joie ») et le Malade contemporain dévoré (Jean-Pierre Léaud : « ma seule qualité, c’est d’être inaliénable ») que tout opposait sauf un principe : se soustraire à la conservation.

Ce que Pasolini élabore dans Porcile et rédige dans Le cinéma impopulaire, cette idée que seules ivresse suicidaire, vitalité défaitiste, auto-exclusion didactique peuvent manifester, dans la négation formelle, l’amour pour la vie, Adorno le développe au même moment et dans les mêmes termes. Il s’agit d’abandonner la conservation de soi, de faire procès à la cohérence artistique donc à l’individu qu’elle engage et, pour atteindre enfin à une pure expérience qui ne présupposerait rien de l’existence d’un sujet possible, de travailler le montage dans ses capacités dissonantes, en tant que mise en échec passionné du principe d’identité, scarification, irruption du déchet inappropriable.

Le montage est la capitulation intra-esthétique de l’art devant ce qui lui est hétérogène.

Pasolini, Adorno, les esthétiques de la défection sublime, au fond, conservaient intacte la vénération de ce qui n’était plus possible, substituaient au règne de l’aplomb la souveraineté de la défaillance. Mais de Jean-Pierre Léaud à River Phoenix, de la catalepsie à la narcolepsie, du faux-raccord comme destruction au faux-raccord comme soustraction, du montage hétérogène exprimant la défaite à la brassée d’images hétéroclites (une guirlande, à la manière de celle qui se balance entre les plans actuels et virtuels du Chant d’amour de Jean Genet en 1950), on est passé, avec Gus Van Sant, dans un au-delà de la suppression du sujet.

Dans les mêmes fleuves, nous entrons et nous n’entrons pas, nous sommes et nous ne sommes pas.

Les créatures douces, non-thétiques de My Own Private Idaho – les ragazzi américains, les teenagers romains, ceux des enfants de Bob Pigeon qui ne l’ont pas renié, Mike qui les représente tous lorsque, revenu d’Italie, abandonné, absolument démuni, il s’effondre lentement de détresse sur l’asphalte de Portland, elles figurent ce point aveugle du sujet, cette réserve d’indétermination où se confondent encore et s’échangeront toujours extérieur et intérieur, perte et possession, l’intime conscience de l’autre et l’exclusive indifférence à soi.

My own private Idaho © Alliance Atlantis Vivafilm

Comme une même chose, c’est en nous le vivant et le mort, l’éveillé et l’endormi, le jeune et le vieux ; car en s’échangeant ceci devient cela et cela de nouveau ceci. La route qui monte, qui descend : une et même.

Les nuages défilent, les poissons bondissent dans les torrents, la maison vole, les images ont forme d’affects : si, dans My Own Private Idaho, les paysages sont du temps, c’est que dans l’évanouissement quelque chose se réactive, qui n’esquisse nulle promesse, n’esquive en rien le désespoir, appelle le vol autant que la compassion mais, inexorablement, sauvegarde le vulnérable.

Non pas certes les rêveries

Obscures de l’intériorité,

Et le mensonge de préférence

À l’imitation des classiques.

Cet âge exigeait son masque de plâtre,

Non d’albâtre, en prise rapide,

Une prose de cinéma,

Non la sculpture des rimes.

(Ode pour l’élection du sépulcre d’E.P.)

On y retourne pour mourir de douleur et pour avouer son amour.

Don’t laugh at the natives. Ezra Pound aussi est né en Idaho.

[[ Textes additionnels :

Héraclite, Fragments, traduits par Roger Munier, Fata Morgana, 1991.

Rainer Maria Rilke, Worpswede, in Œuvres I – Prose, traduit par Paul de Man, Seuil, 1966.

Léonard de Vinci, Philosophie et Prophéties, in Carnets, traduits par Louise Servicen, Gallimard, 1942.

Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, texte établi par Claude Lefort, Gallimard, 1964.

Jean Damascène, Discours apologétique contre ceux qui abolissent les saintes images, inédit.

Pier Paolo Pasolini, Le cinéma impopulaire, in L’expérience hérétique, traduit par Anna Rocchi Pullberg, Payot, 1976 [1970].

Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, traduit par Marc Jimenez, Klincksieck, 1989 [1970].

Ezra Pound, Hugh Selwyn Mauberley (Vie et relations), in Poèmes, traduits par Ghislain Sartoris, Gallimard, 1985. ]]

Notes

  1. J. – J. Winckelmann, Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture tr. Léon Mis, Paris, Aubier-Montaigne, 1954 [1755], p. 99. Sur les différentes valeurs symboliques à l’œuvre dans la représentation du nu chez Michel-Ange, cf Max Dvorák, « Greco et le maniérisme » [1924], tr. Bertrand Badiou, in Avant-guerre, Sur l’art, etc, n°1, 2° trimestre 1980, p. 64.
  2. Erwin Panofsky, « L’évolution d’un schème structural. L’histoire de la théorie des proportions humaines conçue comme un miroir de l’histoire des styles », in L’œuvre d’art et ses significations, tr. Marthe et Bernard Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1982 [1955], p. 54-99.