LE DOCUMENTAIRE DANS LE CERCLE MAGIQUE
Adoptant à la fois les formes de la méditation poétique, de l’engagement politique et de la démarche ethnographique, l’œuvre documentaire d’Arthur Lamothe est immense et demeure pourtant largement méconnue. Né à Saint-Mont en France, le jeune Arthur Lamothe est arrivé au Québec en 1953, sans un sou et sans expérience en cinéma. Il a par la suite réalisé, depuis les années 60, plus de 120 films (un décompte exact est impossible à trouver) et en tournait récemment un de plus, après s’être relevé de 7 accidents vasculaires cérébraux.
Certains de ses films sont incontestablement parmi les plus beaux et les plus significatifs jamais tournés au Québec, mais des œuvres majeures comme Le train du Labrador et Mémoire battante sont restées pratiquement invisibles 1 . Quelques titres de ses années à l’Office National du Film (avant qu’il ne devienne définitivement « indépendant ») sont disponibles sur DVD, tel son remarquable premier film et sans doute le mieux connu : Bûcherons de la Manouane (1962). Autrement, la majorité de ses films reposent discrètement dans quelques collections universitaires, absents de tout support et circuit de diffusion accessibles au grand public.
Une grande partie de son œuvre est consacrée au peuple Innu (qu’on a longtemps nommé « Montagnais »), qui a toujours vécu sur un vaste territoire allant du Lac Saint-Jean à la Côte-Nord et jusqu’aux régions subarctiques du Labrador. Lamothe a témoigné aux Innus une amitié profonde et œuvré sans cesse à transmettre fidèlement leur parole, leur mode de vie et leur spiritualité, à les accompagner dans les derniers retranchements de leur résistance, tant sur le plan politique que culturel. Il se trouvera des critiques pour dire que cette amitié et des positions politiques bien arrêtées ne peuvent qu’embrouiller la rigueur documentaire, même que Lamothe ait pu succomber à un renversement tout aussi biaisé des préjugés dominants, où il peindrait de « bons Indiens » contre les « méchants Blancs ». Sans entrer trop loin dans ce débat complexe, il faut mentionner que le cinéaste lui-même a toujours conçu le documentaire comme l’expression d’un rapport personnel à la réalité, où l’illusion et le mensonge peuvent s’immiscer constamment dans les interstices d’une vue d’ensemble impossible. Du reste, on est en droit de penser que sa passion pour l’autre n’atteint pas moins de vérité qu’une quelconque neutralité, laquelle en fin de compte ne sert souvent qu’à satisfaire un colonialisme « assoupli » (attitude contemporaine « ouverte » mais ne conservant pas moins un fond de crainte ou d’incompréhension bienveillante face aux aspirations de l’Indien) 2 . Lamothe choisit d’assumer pleinement l’inversion de la perspective mais tout en montrant, à même les films, une lucidité exemplaire sur les difficultés inhérentes à la définition d’un juste point de vue. Ainsi, dans Mémoire battante, autour d’un bref plan avec de jeunes travailleurs des mines, bouteilles de bière à la main, Lamothe nous informe que des entrevues réalisées avec des Blancs dans les rues de Shefferville n’ont donné « que du racisme et du mépris à l’égard des Amérindiens, s’exprimant de façon crue et spontanée ». Puis il ajoute : « Ces séquences, je ne les ai pas incluses dans le film, même si j’y perdais ce qu’on appelle une intensité dramatique. Et puis il y avait le refus de fournir au spectateur, gratuitement, des boucs émissaires faciles, en éludant les véritables problèmes ».
Complété en 1983 et divisé en trois parties d’une heure, Mémoire battante est l’un des films phares de ce long parcours au pays des Innus. Curieusement, le film est disponible sur DVD en France à la FNAC, mais non au Québec.
Bien peu sera dit ici sur le film, puisqu’il sera question d’une seule séquence, à la fin de la deuxième partie, mais la décrire en détail semblait pouvoir constituer une image emblématique du cinéma de Lamothe en général, de sa complexité, de ses états de grâce, de l’univers qu’on y découvre, tant dans ses odeurs d’épinettes et ses bruits de pas sur la neige que dans le chevauchement du rêve et de la réalité.
Dans cette dernière partie de Mémoire battante II, hommes, femmes et enfants d’une famille innue s’installent dans un camp isolé pour la chasse au caribou. Le mauvais temps et le froid intense ont contraint les chasseurs et l’équipe de tournage à rester au camp pendant des jours. Impossible de s’éloigner dans la taïga. Nulle trace des troupeaux de caribous. Le cinéaste persiste, son temps est compté mais il veut absolument accompagner à la chasse l’aîné de la famille, Mathieu André. Puis un soir, alors que s’annonce une possible accalmie des éléments pour le lendemain, Lamothe et ses collègues filment le repas traditionnel de moelle de caribou, quand Mathieu André prend une omoplate de caribou et la dépose sur le feu. Arthur Lamothe, qui commente en voix off, nous signale qu’il comprend alors ce dont il va être témoin : il avait lu sur la scapulimancie, une pratique très ancienne qui consiste à obtenir une vision de la chasse à venir en interprétant les marques et les craquelures causées par le feu sur un os du gibier.
L’Américain Frank G. Speck, qui a consacré sa carrière d’anthropologue, dans la première moitié du 20e siècle, à l’étude des cultures amérindiennes du nord-est, avait documenté des cas de scapulimancie sur des omoplates de caribous et de porcs-épics, chez les Innus et les Naskapis du Labrador. Il en avait aussi trouvé des traces en Alaska. Rémi Savard, anthropologue québécois qui accompagna souvent Lamothe chez les Innus, en avait lui-même eu connaissance dans les années 70, aux environs de Shefferville 3 . Savard dans ses ouvrages et Lamothe dans son film nous signalent tous deux les observations inscrites dans les Relations des Jésuites, missionnaires dans la vallée du St-Laurent au 17e siècle. En 1635, le Père Le Jeune écrivait : « Ils mettent au feu un certain os plat du porc-épic, puis ils regardent à sa couleur s’ils feront bonne chasse ».
Des rites de divination avec des ossements ont existé dans bien des cultures, mais, fait remarquable, des chasseurs de Sibérie emploient le même procédé, avec une omoplate traversée par le feu, par exemple les Orontchons vivant en amont du fleuve Amour, qui sépare la Russie et la Chine 4 . Les anthropologues seraient ici plus aptes à qualifier ces curieuses correspondances à travers le temps et l’espace : coïncidences stupéfiantes entre des pratiques culturelles nées indépendamment en des lieux différents, ou signe indéniable d’une lointaine origine commune? Lamothe posera explicitement la question à la fin de la séquence : « Seraient-ce des ancêtres de Mathieu André, venus d’Asie par le détroit de Béring il y a des milliers d’années, qui ont apporté ici cette science? ». Bref il a non seulement la chance de fixer sur film un aspect de la culture innue qu’il n’avait pu observé jusqu’ici, lors de ses longues fréquentations précédentes (peut-être les premières images cinématographiques du rituel?), mais il est conscient de la portée de l’événement dans le domaine des connaissances sur les cultures traditionnelles amérindiennes, voire des théories sur le(s) peuplement(s) du continent américain – connaissances qui n’en sont qu’à leurs balbutiements, marquées encore aujourd’hui par des incertitudes et de nouvelles découvertes.
Mathieu André retire l’omoplate du feu quand la chaleur l’a traversée de part en part. Tenant l’os dans la main, la partie large et arrondie vers l’extérieur, il indique le nord, le sud, l’est et l’ouest, puis pointant les diverses petites taches carbonisées, il décrit le passage des caribous sur la surface gelée d’un lac en particulier et précise que le troupeau, arrivant devant une petite île, se divisera en deux. Il ajoute aussi que les caribous y seront très bientôt et qu’il faudra faire vite.
« Ceci est la vérité », dit-il, « ceci est même plus vrai que les rêves ». Il faut rappeler que la scapulimancie n’est qu’une des pratiques dans un ensemble de relations avec l’esprit de l’animal, dont font aussi partie, entre autres, le tambour et les rêves.
On a fait venir un avion de Shefferville pour transporter l’équipe et son matériel. C’est Mathieu André qui dirige le pilote vers l’ouest, puis précise qu’il doit revenir les chercher au même endroit le lendemain en prévoyant de la place pour deux caribous.
Lamothe insère alors une discussion entre lui et son caméraman, Jérôme Dal Santo, avec qui il se remémore la suite des événements. Ce procédé est fréquent dans Mémoire battante : des interludes où le cinéaste, seul ou en dialogue, réfléchit ultérieurement aux images filmées, constituant un complément essentiel à la construction du récit et dans ce cas-ci, servant aussi la mise en scène du suspens.
Ils se rappellent la nuit passée sous la tente, par un froid de -50. Le vieux chasseur innu leur a dit qu’il quittera avant eux le lendemain matin, qu’ils devront ensuite suivre ses traces jusqu’au lac et aller se poster sur l’île. Ils ne le verront pas, mais après le passage des caribous ils entendront des coups de feu plus loin. La température glaciale demeure le premier ennemi du tournage, et bien que le caméraman ait dormi avec les piles dans son sac de couchage, au matin la mécanique de la caméra refuse de bouger. Ils quitteront le camp avec des heures de retard, se pressant inquiets dans les traces de Mathieu André.
Nous revenons aux images de l’expédition. Tremblant dans le froid coupant, sur l’île en question, la lentille téléphoto capte ces petites taches en mouvement qui apparaissent sur l’horizon blanc du lac, et deviennent en s’approchant un troupeau de caribous, se dirigeant droit sur l’île et se séparant en deux groupes pour passer de chaque côté. Tout se passe exactement comme l’avait dit Mathieu André, et nous en sommes profondément émus et subjugués. Les cinéastes s’avancent ensuite sur le lac, quand soudainement les caribous reviennent vers eux, effrayés par deux coups de feu.
Jérôme Dal Santo réfléchit à ce qui s’est passé : il ne peut réellement croire à l’acte divinatoire du chasseur innu, mais conçoit qu’un peuple dont la culture s’est développée autour du caribou, depuis des millénaires, puisse avoir une connaissance intime de l’animal, qui échappe totalement à l’entendement de l’étranger. Élargissant la perspective sur le film et sur le peuple Innu, cette rationalité de la discussion ne dissipe pas pour autant le mystère qui s’est déployé sous nos yeux. On ne peut oublier que le troupeau de caribous a suivi le trajet indiqué par Mathieu André sur l’omoplate sortie des braises, et au moment où il l’a prédit. L’espace du doute qui persiste nous attire vers sa perspective à lui, vers sa foi dans cette vision, transmise depuis des siècles par ceux qui ont vécu sur ce rude territoire grâce au caribou.
À tout le moins, c’est bien cette vision énigmatique, et non un scénario, qui a guidé la caméra pour créer cette séquence de Mémoire battante. C’est peut-être là la plus grande beauté du film : le tournage qui de l’extérieur attendait, attendait la chasse, et voulait saisir quelque chose du lien entre la chasse et le rêve du chasseur, s’est soudainement retrouvé lui-même à l’intérieur du cercle magique qui unit l’animal au chasseur.
Comme dans une grande partie de son oeuvre, en regardant de près la vie des hommes, qu’ils soient des bûcherons isolés au cœur de la Mauricie ou une famille innue de la Côte-Nord, Arthur Lamothe offre une perspective plus large sur l’Amérique, sur son histoire et les fondements profonds des identités enracinées sur son sol. Tout au long de Mémoire battante, il nous présente des visages, des récits, des paysages et des gestes où résonne l’écho des millénaires qui précèdent la récente occupation européenne. Il s’engage à trouver les traces de survivance d’une culture que tout autour enjoint à s’éteindre depuis cinq siècles, dans un film lui-même guetté par l’oubli – mais peut-être que ceci va de soi, tant que la réalité amérindienne sera occultée dans les grandes constructions identitaires des autres nations venues s’emparer du territoire.
Références :
Site personnel d’Arthur Lamothe
Scapulimancie chez les Amérindiens du Labrador
La Forêt vive, Rémi Savard, Boréal, 2004.
Destins d’Amérique, Rémi Savard, l’Hexagone, 1979.
Notes
- Une rare chance fut offerte à Montréal de voir projetée une nouvelle copie 16mm du Train du Labrador, en 2005, alors que la Cinémathèque québécoise rendait hommage à Arthur Lamothe pour la première fois, avec un programme de 14 films. ↩
- Lamothe n’a jamais non plus été porté au pinacle par l’intelligentsia nationaliste du Québec, mouvement pour lequel la question amérindienne demeure peut-être distante et floue. À ce sujet : Rémi Savard, Destins d’Amérique, L’Hexagone, 1979. ↩
- Rémi Savard, La forêt vive, Boréal, 2004, pp. 157-165 ↩
- Savard, Idem ↩