Droit de parole

Le chaos des opinions

Droit de parole est la seule émission vouée aux débats, impliquant une diversité représentative d’intervenants, à la télévision publique au Québec. On formule une question sur des enjeux importants de l’actualité et on invite des gens pour en débattre, séparés en deux groupes aux vues opposées.

Toutefois l’animatrice, Anne-Marie Dussault, incapable de diriger réellement un débat, fait de l’émission l’exemple parfait du dialogue de sourds que la télévision sait mettre en place. On mise sur le seul mérite de tenir un débat mais mettant tout en œuvre dans la forme et le protocole pour que rien n’en ressorte, pour que la vérité et la compréhension en soient d’autant plus diluées dans la multiplicité des voix. Anne-Marie Dussault n’est pas la seule responsable, on regrette surtout son incapacité à surmonter la forme contraignante du débat médiatisé, le même problème qu’éprouvent les présentateurs des nouvelles lorsqu’il y a table ronde avec des « experts », et qu’il s’avère impossible d’éclairer quoi que ce soit dans l’équivalence de toutes les interventions contradictoires.

C’est justement la déontologie prescrite par « le droit de parole » qui mine chez les animateurs de la télévision la possibilité de donner une forme sensée aux débats, d’en faire valoir le potentiel d’information et de réflexion sur un enjeu. Ce droit paralyse le jugement et le discernement, offrant aux fous comme aux sains d’esprit le même statut d’interlocuteur crédible. Seuls ceux qui contreviennent au protocole (par exemple la monopolisation excessive de la parole ou l’emportement émotif) sont rappelés à l’ordre.

La guerre en Irak était le sujet à Droit de parole le 14 février. Tant qu’on garde une bonne tenue, on peut dire n’importe quoi et l’animatrice renvoie la balle d’un camp à l’autre. S’il arrive que de vraies discussions surgissent entre les participants, qu’ils s’affrontent sur une question cruciale, peut-on espérer qu’on en vienne à une synthèse, qu’ils livrent le fond réel de leur pensée, que l’un d’eux apporte une information valide qui permette de trancher, bref que l’on donne au téléspectateur au moins assez de matière pour réfléchir et former une opinion ? Mais non ! Quand ce n’est pas l’animatrice qui intervient pour donner la parole à un autre participant, qui nous amène dans une autre direction sans égards pour ce qui était engagé, c’est la pause publicitaire qui vient tout arrêter ! D’ailleurs le fait qu’une telle émission, au temps déjà limité et avec de nombreux participants, inclut des pauses publicitaires obligées et immuables nous révèle définitivement que le débat c’est « pour la forme ». Télé-Québec est pourtant la seule chaîne publique qui a la décence de diffuser des films sans pauses commerciales, alors pourquoi traiter différemment les débats ? Briser l’articulation des idées dans une discussion sur la guerre, avec la dernière promotion sur l’achat d’une Toyota, ne relève-t-il pas du même préjudice que de briser l’enchaînement des scènes dans un film?

Tous les propos n’ont pas valeur égale, ne serait-ce qu’en regard des faits. Dans toute discussion normale devant permettre de mieux éclairer les points de vue de chacun, il est donc nécessaire de discerner, d’épurer, de maintenir la cohérence – fonction éditoriale que l’animatrice de Droit de parole est incapable d’exercer. L’indifférenciation générale permet à toutes les affirmations d’acquérir un statut légitime.

Un médecin qui a séjourné à Bagdad témoigne, affirmant que la première raison de chercher à éviter la guerre est la crise humanitaire qui a déjà lieu en Irak. D’accord, allons de l’autre côté. Un homme nous apprend que l’histoire prouve que toutes les guerres avaient leurs raisons et sont nécessaires. Ce sera, selon lui, la même chose après celle-ci. D’accord, au suivant. « Il faut arrêter des fous comme Saddam Hussein avant qu’ils ne s’attaquent à toute la planète, notre devoir est le même que devant Hitler! », dit un autre, le regard inquiet. Une jeune fille demande la parole du côté « pour la paix » : « Il ne faut pas oublier que la guerre ne se fait pas contre une seule personne ». Du même côté un autre lance : « et les États-Unis peuvent-ils être les justiciers quand ce sont eux qui ont mis en place le dictateur ?». Ah, un bon point. Revenons dans le camp de la guerre. « De toute façon les États-Unis iront en guerre et il faut les appuyer car ils sont notre premier partenaire économique » – « Alors vous c’est l’aspect économique qui vous préoccupe ? », dit l’animatrice, conciliante, s’assurant que l’on ait bien compris l’argument de l’homme timide et pragmatique, qui répète « oui, l’économie ». « Vous, les pacifistes, empêchez le monde d’avancer quand il y a de graves problèmes. » – « Je ne suis pas une pacifiste absolue, je dis seulement qu’il peut y avoir d’autres solutions que la guerre dans ce cas-ci », rétorque-t-on de l’autre côté. Et ainsi de suite, pendant une heure, à s’en arracher les cheveux. Aucune suite dans les idées, aucun rappel des faits déjà soulevés, aucune discrimination entre les remarques pertinentes et celles à côté de la plaque, même parfois complètement en dehors de la question débattue. Il faut que ça tourne et l’animatrice distribue ses droits de parole à gauche et à droite, sans autre travail de synthèse et de direction, prenant aussi le temps d’aller aux « commentaires des internautes ». Jamais non plus n’adresse-t-elle des questions pertinentes aux deux camps, questions qui s’imposaient pourtant d’elles-mêmes dans la tournure générale du débat, pour ne pas laisser les deux camps dériver sur leur planète respective, définitivement hors d’atteinte du signal radio de l’autre. Par exemple le côté « guerre » affichait un appui sans équivoque à la politique américaine, face à la nécessité d’arrêter un dictateur. Puisque l’autre côté avait déjà apporté l’information selon laquelle les États-Unis étaient eux-mêmes responsables du maintien au pouvoir de Saddam Hussein, pourquoi ne pas demander aux partisans de la guerre s’ils nient cette information, ou alors comment ils peuvent être à la fois contre les dictateurs et avec ceux qui les soutiennent. Puisque les intervenants du « côté paix » s’inquiétaient avant tout des conséquences humanitaires et disaient que la guerre n’était pas justifiée – alors que de l’autre côté on se préoccupait du problème de Saddam Hussein -ne fallait-il pas leur demander s’ils croient que la communauté internationale devrait pouvoir retirer des dictateurs du pouvoir, et si oui, comment le faire ? Il est bien sûr plus facile de formuler ces questions à distance que dans le feu des interventions, mais ce ne sont que des exemples parmi de nombreuses possibilités qui ne se sont pas réalisées.

Autre situation aberrante, un professeur de sciences politiques à l’Université McGill déclare, concernant les victimes des sanctions en Irak, surtout les enfants, que l’Unicef manipule les chiffres. Le médecin s’emporte, dénonce ce manque de responsabilité intellectuelle et prétend que les chiffres proviennent d’études rigoureuses menées sur une période de 12 ans. On se bat sur les chiffres et l’échange s’enflamme. C’était pourtant le rôle de l’animatrice de remettre le professeur à sa place. En toute rationalité, il est puéril d’argumenter ainsi sur les chiffres, surtout quand il s’agit de morts : 200 000 ou un million, peu importe, il s’agit là des conséquences graves d’un choix politique. Mais c’est parce que la discussion s’envenime que l’animatrice y met un terme, et non parce qu’elle dénote l’irrationnel et le maintient hors du débat.

Finalement, le téléspectateur qui voulait s’informer et tenter de mieux comprendre sort davantage confus du débat. Non parce que des idées pertinentes n’ont pas été émises, mais parce que l’animatrice a accordé à toutes les interventions la même valeur par son arbitrage d’un échange qui s’apparente à un match de ping-pong. Elle n’a pas su leur donner une direction s’inscrivant dans une discussion cohérente, plutôt que de les laisser filer dans tous les sens, comme des atomes surchauffés qui défont la matière.

Ce n’est là qu’un exemple de la tournure qu’ont pris les débats à la télévision. Coincés dans la forme rigide du langage télévisuel, ils sont de plus symptômatiques de la mentalité qui s’installe dans notre culture face à tous les discours, face aux paroles et aux idées de tous les individus. « C’est votre opinion » et « c’est mon opinion », voilà désormais le destin de toute pensée. Le délire subjectif des opinions l’emporte sur l’espoir d’une vision commune comme but de l’échange, et sur la lutte d’idées opposées mais au moins rigoureusement argumentées. Il n’importe plus de faire valoir un point de vue à l’égard des autres points de vue, il suffit de l’émettre. Tout le monde a une opinion, tout le monde a le droit de parler, et la discussion n’est que l’amalgame des opinions et non le moyen de les éclairer, de les faire avancer ou de les modifier.

L’émission Droit de parole fait penser à ces disques multicolores qu’on nous faisait confectionner à l’école ; quand on les fait tourner assez vite ils deviennent gris.