LA POÉSIE DU VIVANT
Rodrigue Jean occupe une place absolument singulière dans le paysage cinématographique québécois. D’origine acadienne, mais vivant à Montréal depuis plusieurs années, Jean aboutit au cinéma après avoir été chorégraphe, dans les années 90. Ses longs métrages de fiction, Full Blast, Yellowknife, Lost Song, ainsi que ses documentaires L’extrême frontière et Hommes à louer composent un œuvre d’une rigueur extrême, révélant une « poésie du vivant » qui transite par des situations-limites, un refus du psychologisme et des typologies si communes dans notre cinéma. La singularité de son œuvre apparaît non seulement dans la ligne de conduite formelle qu’il se fixe, mais dans une saisissante et implacable capacité de résistance aux dictats de la production québécoise actuelle. Les difficultés inouïes et scandaleuses qu’il a rencontrées, et dont nous avons rendu compte au mois de février ([Tout n’est pas parfait->300] et Un embargo inacceptable), tout au long de la réalisation d’Hommes à louer et l’embargo qui suivit, sont les témoins loquaces de ce qui gangrène et étouffe l’industrie du cinéma au Québec. Elle révèle également sa tenacité, qui est aussi celle de son monteur de la première heure, Mathieu Bouchard-Malo.
Nous avons voulu les rencontrer, après le Festival de Toronto (en septembre) (où Lost Song remporta le prix du meilleur film canadien, malgré une démission totale de la critique québécoise qui n’a même pas daigné voir et témoigner du film dans les médias) et avant le Festival du nouveau cinéma où furent présentés Lost Song et une version quasi-définitive de Hommes à louer (bien qu’encore en format numérique, et non en 35mm comme il était prévu), question de prolonger le profond sentiment de solidarité que nous ressentons face à ces films, mais surtout de discuter avec des artisans qui forgent des œuvres qui, sans aucun doute, demeureront des pierres de touche du cinéma québécois de demain, qu’on le veuille ou non.
Entre le moment où fut tenu cet entretien (le 4 octobre 2008) et le moment de le publier (février 2009), un certain nombre de choses ont débloqué quant à la sortie des deux films récents de Rodrigue Jean. Lost Song sera présenté au Cinéma Parallèle à partir du 13 février (distribué par Métropole/Mongrel), et tout semble pointer vers une sortie d’Hommes à louer au printemps 1
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Hors champ (HC) : J’ai voulu vous rencontrer tous les deux en raison du caractère singulier de votre collaboration. Vous travaillez ensemble depuis plusieurs années. Comment cela a-t-il débuté ?
Mathieu Bouchard-Malo (MBM) : Ça a commencé par un court-métrage, L’appel, inspiré de la pièce de Cocteau, La voix humaine. C’est un concours de circonstances. J’étais partenaire dans une boite de post-production (Virtua). C’était très rare que je m’aventurais à travailler ailleurs, mais cette fois j’avais décidé d’accepter le projet. Le montage avait lieu chez Prim, où à l’occasion je donnais des ateliers de formation. Je suis très heureux d’avoir saisi l’occasion, car cette première collaboration a été déterminante : j’ai participé à tous les projets de Rodrigue qui ont suivi. Notre collaboration a évolué de films en films. Le tournage de Full Blast avait été très difficile. Ça supposait tout un travail d’écriture, à l’étape du montage. Mais la difficulté a en quelque sorte consolidé les liens. Après, ça a pris d’autres formes. J’ai été impliqué dès le début, à l’étape du scénario et du découpage pour Yellowknife, où j’ai également travaillé comme assistant à la mise en scène.
Rodrigue Jean (RJ) : Je pense que c’est un poste qui existe surtout à l’étranger. Ce n’est pas un assistant-réalisateur, qui est plutôt responsable des horaires et du plateau de tournage.
MBM : Il y a eu après ça L’extrême frontière puis Hommes à louer. Les allers-retours entre la fiction et le documentaire ont été très stimulants. Les questionnements qu’on a eus en documentaire ont nourri la fiction.
RJ : Oui, et non l’inverse.
HC : Quand tu montes Lost Song après avoir monté Hommes à louer, qu’est-ce qui a changé ?
MBM : C’était particulier. Le tournage et le montage de Lost Song se sont faits entre deux blocs de montage d’Hommes à louer. Ce qui a fait en sorte de nous donner une pause. C’est le film pour lequel le montage s’est fait le plus simplement, alors qu’il y avait un niveau de difficulté extrême pour monter Hommes à louer.
HC : Est-ce que tu pourrais préciser un peu mieux les questions que vous êtes posées pour le documentaire qui ont eu un impact dans la fiction ?
MBM : Je pense que c’est une question de lourdeur. La manière dont on avait abordé Yellowknife, les exigences formelles qu’on avait en tête ont fait en sorte qu’on s’est retrouvé dans une situation plus… placée. Et cette rigueur était lourde tant au tournage qu’au montage, ce qui laissait assez peu de liberté. Le documentaire permet un peu plus de liberté, même au niveau de l’équipe, de la caméra. Et le choix de Mathieu Laverdière pour la photo de Lost Song allait dans ce sens-là.
RJ : On s’était donné pour Yellowknife un cadre très formel, très précis. À cause de Full Blast, qui l’avait été moins et où il avait fallu « écrire » le film au montage. On ne voulait pas ça pour Yellowknife. Il y a eu pour ce film une préparation minutieuse, même au niveau du découpage technique, des photogrammes qui venaient d’autres films, etc. Mais ça alourdit considérablement le tournage. C’est très difficile de réaliser ce genre de choses avec peu d’argent et surtout avec une grosse équipe et dans un temps record. Ça a été un plateau absolument infernal. La lourdeur, elle est venue de la résistance de l’équipe à ce qu’on proposait. Il a fallu négocier ça au montage. Avec Lost Song, on a réalisé ce qu’on voulait faire dans Yellowknife, mais avec une plus petite équipe. On a travaillé avec un chef opérateur avec lequel on a tourné Hommes à louer (Mathieu Laverdière). L’élaboration du scénario, le tournage, le cadrage, le montage ont été faits dans un même mouvement. Avec Lost Song, on a réussi ce qu’on avait tenté de faire avec Yellowknife, mais qui a été impossible en raison de la résistance de l’équipe. Mais étrangement, le truc formel soutenu dans Yellowknife est là, en partie en raison de la résistance sur le plateau. On s’est tellement accroché à la situation, que ça s’est traduit en un surplus de rigueur formelle.
HC : On sent dans l’intensité des plans de Yellowknife que ce ne fut pas un tournage facile.
RJ : Le tournage allait souvent dans le sens du film. C’était des situations limites d’un point de vue psychologique, et c’est presque impossible de ne pas se retrouver dans des situations semblables sur le plateau. Je sais qu’il y a des réalisateurs qui provoquent ce genre de situation sur le plateau pour obtenir l’intensité qu’ils souhaitent à l’image. Le scénario a nécessairement un impact sur le tournage. Dans ce cas-ci, il y avait une parfaite adéquation entre les deux. Avec Lost Song, on a simplement transféré l’expérience qui a été celle d’Hommes à louer. On a non seulement transféré la même équipe, mais aussi une certaine manière de travailler. Et le constat qu’on peut en faire est assez définitif. C’est presque une lutte dans le contexte de production québécois d’arriver à casser certaines façons de travailler… En même temps, on n’a plus le choix. Aussi, on n’a plus les budgets qu’on avait. Il aurait été impossible de transférer la lourdeur de Yellowknife sur Lost Song parce qu’on n’avait pas les mêmes moyens. De plus, un tiers de l’équipe de Lost Song était en apprentissage.
HC : Est-ce qu’il n’y avait pas un problème dans Yellowknife lié au fait que vous aviez un directeur photo étranger, qui imposait ses propres façons de faire. Maintenant, le fait d’avoir un noyau dur de collaborateurs fait en sorte qu’il y a plusieurs questions qui ne se posent plus.
RJ : Les difficultés de tournage demeurent entières. Je n’ai pas espoir que ça puisse changer. Elles peuvent venir de partout. Et les gens que tu as choisis se transforment en cours de route. C’est toujours difficile, il y a toujours une résistance au travail qu’on fait. Il y a quelque chose qui est spécifique au cinéma, qui ne doit pas exister dans les arts visuels et dans d’autres domaines. Cette idée que « ça ne se fait pas, parce que c’est pas comme ça qu’on fait ça habituellement ». Il y a une dimension très communautaire dans le cinéma au Québec, et donc dès qu’on fait les choses en dehors des manières habituelles, ça paraît impossible pour les techniciens.
HC : As-tu un exemple, pour Lost Song par exemple ?
RJ : Je ne voudrais pas en parler, parce que je deviendrais mauvais. C’est des trucs impossibles à décrire, à quel point c’est bête.
HC : C’est un peu la même résistance que vous avez eue pour Hommes à louer ?
RJ : La résistance envers Hommes à louer repose ailleurs. Je l’ai dit à Mathieu avant le tournage : avec la combinaison prostitution, sexe et jeunesse, quand le film va être monté, les gens vont se jeter sur nous. Je savais depuis le départ que cette combinaison sexe et jeunesse allait être explosive.
HC : C’était aussi, au-delà de la combinaison des thèmes, en raison des partis pris formels que vous aviez adoptés.
RJ : La résistance est venue de partout. Elle est venue de tous les côtés. En documentaire, — sauf exception, et il y en a dans l’histoire du cinéma documentaire au Québec — maintenant que la télévision a réussi à imposer le format de reportage comme unique forme de documentaire — et même s’il y a une contradiction dans les termes, (ils ont réussi à l’imposer avec le Fonds canadien de la télévision) —, c’est très difficile de sortir de ce cadre-là. Ça paraît ridicule de dire qu’aujourd’hui en 2008 les gens ont l’impression qu’en documentaire, il suffit de poser sa caméra devant le réel pour produire du réel, sans médiation. Il y a encore une résistance énorme à ce présupposé là, que du réel enregistré produit directement du sens et du réel. Donc quand tu arrives avec une proposition formelle en documentaire, tu rencontres forcément des obstacles. C’est en plus un milieu très fermé. La position du documentaire est très séparée. Même au niveau du financement, c’est toujours les mêmes personnes. Pour ces gens-là, ce qu’on a fait est inadmissible. Je ne sais pas toujours à quel niveau, parce que les réponses sont souvent vagues, mais j’imagine que c’est à tous les niveaux. La résistance est pour la proposition dans son ensemble.
HC : On revient encore à la distinction forme-contenu. J’ai l’impression que pour beaucoup de ces gens, la forme (télévisuelle, reportage) précède le contenu, et jamais le contraire. On ne cherche pas à trouver le dispositif qui s’adapte à tel contenu.
RJ : Oui, et on présuppose que la forme télévisuelle est transparente, que ça ne se discute pas. C’est comme le capitalisme. La forme télévisuelle est immanente pour ces gens-là.
HC : Toi, Mathieu, comment as-tu ressenti cette résistance ?
MBM : Elle se manifestait d’avantage à l’extérieur de la salle de montage, il fallait préserver notre espace de travail. Il reste que la question de la durée à été au cœur des tensions tout au long du processus.
HC : Où en sont les discussions aujourd’hui, pour Hommes à louer, en date du 4 octobre 2008 ?
RJ : Il y aura une négociation avec le monde de la distribution, qui est en faillite au Québec, qui est un peu la faillite des politiques de Téléfilm et des grandes sociétés de distribution où l’état investit massivement. Dans ce maelstrom-là de faillites idéologiques, il faudra essayer de trouver un endroit pour le film. L’ONF a accepté de me redonner les droits pour qu’il y ait une diffusion en salle. On a tourné ce film avec une petite caméra, presque une caméra domestique. Mais le projet était conçu pour aboutir en 35mm. Nous avons eu une longue préparation préalable en ce sens. Le projet, au niveau esthétique, est parti de là. Ça fait partie de la bataille. Ça a été abandonné par la production en cours de route, mais je ne serai pas satisfait tant que le film ne sera pas diffusé en 35mm. Pour la bataille idéologique, économique et politique entourant ce projet, lisez Hors champ et 24 images…
HC : Vous avez dû, au final, faire un compromis télévisuel avec l’ONF et Radio-Canada. J’ai cru comprendre que, Mathieu, tu as monté une version télé que Rodrigue ne signera pas. Est-ce que tu pourrais nous dire comment tu as orienté ton montage pour la télévision ?
MBM : Il y a un montage de 52 minutes, et un autre de 75 minutes. J’ai essayé de conserver les grandes lignes. Ce sont des blocs qui ont été retirés. J’ai décidé de ne pas gruger dans les entretiens, mais plutôt de faire sauter des blocs. Ce que l’on retrouve dans les versions courtes, se retrouve intégralement dans la version longue. La version de 75 min. reste à mon avis assez fidèle à ce qui se dégage du long-métrage. Pour ce qui est du 52 minutes, c’est autre chose…
RJ : La télé a systématiquement refusé la version longue, c’est-à-dire le film, ainsi que nos propositions de versions courtes. J’ai toujours dit à la télé que je voulais présenter le film en plusieurs parties, comme ça se fait dans plusieurs télévisions dans le monde. On avait des contrats avec la télévision, parce que l’ONF n’a plus les moyens de financer des films (du moins c’est ce qu’on nous a dit). Dès le premier jour, c’est ce que j’ai présenté à Radio-Canada. À la fin, je me suis rendu compte que la stratégie de tous ces gens-là, surtout ce qu’il appellent le privé, en se servant du Fonds canadien de la télévision, est de laisser courir les réalisateurs. Ce sont des gens, selon eux, qui vont capter du vécu. C’est comme un travailleur social qui saute dans la mêlée. Tu vois l’analogie ? Allez chercher du vécu, et nous on va vous « packager » le réel comme ça doit l’être, parce que nous on sait comment il faut présenter le réel à la population. On sait qu’il y a beaucoup de directives qui émanent des groupes d’intérêt de droite en ce moment. Les gens qui ont des postes de décision modèlent leur appréciation des choses en fonction de ça.
HC : Est-ce qu’ils ne s’en orgueillissent pas quand vous remportez des prix ?
RJ : Même pas. Ça ne fait qu’invalider leur stratégie. Nous, on ne connaissait pas le monde du documentaire, parce que le film précédent a été financé par une télévision locale. La télévision nationale avait refusé le film sur le poète Gérald Leblanc. Tout ce qui nous est arrivé pour Hommes à louer a été une surprise.
MBM : On a eu beaucoup plus le champ libre pour L’extrême frontière, vu le sujet. On a pris cette liberté.
RJ : Pour L’extrême frontière, on nous a dit, cela n’a aucune importance, ce n’est que de la poésie. On a fini par savoir que, pour Hommes à louer, avec une version d’une heure et quart, il y avait plusieurs personnes qui pensaient qu’ils allaient pouvoir en faire un succès. Ce qui explique pourquoi les gens étaient si fâchés quand j’ai parlé de censure. C’est encore au niveau de la transparence des concepts idéologiques tous faits. De dire qu’il y a une censure commerciale, c’est pour eux une contradiction dans les termes. Ne pas penser en terme de marché, c’est une aberration absolue en ce moment, surtout avec le numérique, où tout est possible. C’est devenu une aberration de remettre en cause le commerce, même dans le contexte d’un cinéma national comme le nôtre qui par définition ne peut être rentable. Même en le disant, ça a presque l’air naïf et idiot, d’avoir à répéter de telles évidences.
HC : Ce qui m’a semblé très puissant dans la construction de Hommes à louer, c’est la façon dont le film procède par approfondissement successif. Au niveau des choix de montage, il y a des constellations, des regroupements que vous avez faits à l’intérieur de chaque mois, ou de chaque ensemble, de telle sorte qu’il y a une progression linéaire, et en même temps, on approfondit la connaissance que nous avons de ces jeunes, des relations qui sont nouées entre eux, etc.
MBM : Une grande partie de cela n’a pas été forcée. C’est apparu naturellement dans le matériel. Leurs cycles sont très courts.
RJ : Les gens vivent un peu les mêmes choses en même temps.
MBM : Quand le printemps arrive, il y a plus de clients, plus d’argent, plus de consommation, à la différence des mois difficiles d’hiver, où par exemple le thème de suicide ressort. C’est apparu dans le matériel, une fois que les choses ont commencé à décanter. On n’a pas eu à forcer les regroupements, parce que très vite dans le processus, on a décidé de respecter cette chronologie, question de ne pas tricher avec les cycles et les états assez changeants de ces jeunes, on n’avait pas besoin de brouiller les cartes. Aussi, c’était par souci d’honnêteté, le fait de respecter les courbes, le temps de la vie, des événements, dans l’ordre de leur progression. Ne pas essayer de forcer des événements dramatiques. Les choses se sont placées assez naturellement.
RJ : La grande difficulté du montage, c’est l’abondance du matériel, et ça c’est quelque chose que j’ai découvert pendant le montage. Souvent les gens vont présenter des choses assez choquantes, parce que leur vie est extrême. Souvent, au cours des entretiens qui duraient des heures et des heures, il y a une explication de ce qui s’est passé, et plus loin arrive une contre-explication. On a redécouvert un principe dialectique, en milieu de montage. On s’est rendu compte qu’il y avait une thèse, antithèse, synthèse, à chaque entretien. On s’est mis à travailler comme ça dans le film. Ça a vraiment été la solution pour tous les entretiens. On s’est acharné jusqu’à ce qu’on trouve ce principe pour chacun. Pour certains, on ne l’a trouvé qu’en fin de montage, après un an et demi de travail. Il a été intéressant de constater que tous les partenaires de production cherchaient à ce qu’on se limite à la thèse qui est souvent l’élément choquant. Telle personne représente la victime, la violence… enfin tous les clichés auxquels on s’attendrait.
MBM : Tel « personnage » incarnerait le portrait de celui qui a été abusé, etc. Tandis qu’on se rend compte que c’est plus complexe…
RJ : Ils sont tout à la fois victimes et bourreaux.
MBM : Déjà de montrer les deux a un aspect choquant.
HC : Je pense que le scandale est là.
MBM : C’est peut-être ça qui rend le film difficile. Et la résistance vient de là également.
RJ : Comment quelque chose d’aussi simple, contient une telle dose de subversion.
HC : C’est la part de réalité qu’on n’est pas prêt à admettre, puisque c’est plus simple de les imaginer soit victimes, soit bourreaux.
MBM : Ça confronte le spectateur qui ne peut pas se rabattre sur une idée préconçue. Il ne peut pas seulement s’apitoyer ou uniquement se choquer. Il doit travailler à voir qu’il n’y a rien qui est tout noir ou tout blanc.
RJ : Ultimement, toute la question de la fraternité c’est d’être renvoyé à soi, être en lien, établir des zones de continuité, entre la personne qui regarde et la personne qui est regardée, comme des couloirs de continuité. C’est assez étonnant que ça puisse se produire, car le dispositif est extrême, la caméra est très frontale.
HC : Est-ce que c’est un dispositif que vous avez fixé très tôt dans le processus ?
RJ : Moi c’est ce que je voulais. J’avais une espèce d’obsession pour ça.
MBM : C’est un dispositif qui force l’écoute aussi.
RJ : En cours de tournage, simplement en raison de la fatigue de refaire le même setup pendant un an et demi, on s’est mis à faire circuler la caméra dans l’équipe. Ça n’avait pas un rôle précis au début ; c’était simplement que nous étions fatigués de recréer le même dispositif. La petite caméra s’est mise à circuler pendant la préparation des entretiens. Plus on avançait dans le tournage, plus la caméra circulait. On se la passait de main en main pendant la préparation du son et de l’éclairage. On s’est rendu compte après coup de l’importance de cette chose. On s’en servait surtout dans les moments intermédiaires, au début et à la fin, quand le dispositif s’effondre. À ce moment-là, cette caméra secondaire a pris toute sa place, même si en termes de temps dans le film, ce n’est pas si important. Dans ces moments-là, le dispositif très rigide se met à se défaire… En fait, on peut dire que cette déliquescence du dispositif a accompagné la création d’un réel rapport entre l’équipe et les participants au documentaire. C’est comme si les barrières sont tombées de part et d’autre pour créer un nouvel espace où une communication plus libre pouvait exister.
HC : Parlons un peu de Lost Song. C’est un projet que tu portes depuis longtemps. Pourrais-tu nous faire un peu la genèse du film ?
RJ : La plupart de ces projets datent de vingt-cinq ans presque… Même pour Hommes à louer. C’étaient des projets qui avaient déjà été écrits, sous différentes formes. Après le premier référendum, et jusqu’à la fin des années 80, il y a eu une période assez difficile au Québec. Plusieurs artistes que je connaissais sont partis, soit à New York ou en Europe. On avait déjà commencé à présenter des scénarios un peu noirs. Et on nous disait, le Québec va maintenant de l’avant, est positif, on n’a plus besoin de ce genre de choses. Il n’y avait plus de place pour ça, donc on est partis à l’étranger nous aussi. Tous ces projets avaient été élaborés à cette époque-là. J’imagine que les jeunes réalisateurs et réalisatrices parviennent peut-être à faire ces films-là aujourd’hui, mais c’était moins le cas à la fin des années 80. C’est une période assez morose où on voulait des films comme La Florida, où il fallait faire table-rase de toute l’époque glorieuse du cinéma québécois. Donc tous ces projets sont nés à ce moment-là. Mais même pendant les cinq ans de préparation du film, Lost Song a été refusé deux fois dans le programme régulier où on était habituellement, puis il a été prisonnier à l’ACPAV pendant des années (c’est une société de production qui a eu ses heures de gloire dans le cinéma québécois). Le film a été rejeté par tout le monde en bloc. On s’est fait lancer le scénario au visage… Ils détestaient le truc, méchamment, plus encore que pour les scénarios des films précédents, mais avec une violence particulière. Au point où j’ai arrêté de parler de ce projet, parce qu’à mes yeux il n’existait plus. Ce film aurait dû sortir avant L’enfant des frères Dardenne. C’est ce que je dis aux institutions maintenant. Est-ce qu’il faut que les frères Dardenne fassent deux, trois films sur le même sujet avant que j’aie le droit de le faire ici !
HC : Crois-tu que c’est ce qui a permis au film de se faire, le fait qu’il y ait eu une acceptation esthétique de certains partis pris que tu partages avec les Dardenne, par exemple ?
RJ : Je ne sais pas. C’est une question infinie, parce que les fonctionnaires changent sans cesse. C’est tellement porté par des considérations idéologiques. Il y a la grande résistance des analystes, qui définissent ce qu’est le cinéma québécois, ce qu’est un cinéma d’auteur, quelles sont les valeurs québécoises, qu’est-ce qui répond aux attentes du public. On se bute à ça. Plusieurs veulent ramener tout à ce qu’ils pensent être des valeurs communes du cinéma québécois. Ce sont souvent des valeurs proto-chrétiennes, et c’est ce qui anime beaucoup le cinéma d’aujourd’hui, comme cette obsession pour un Québec avant l’arrivée des immigrants, et qui est à questionner. Qu’est-ce qui se passe quand ces thèmes sont récupérés par la droite ? Notre cinéma est obsédé par cette période de blancheur et de pureté avant l’arrivée des immigrants. Il faut vraiment se poser des questions. Je n’aime pas parler du rôle de l’artiste, mais il faut se demander qu’est-ce qu’on fait par rapport au réel et au présent. Mais en même temps, il faut dire que ça s’inscrit dans un grand mouvement de déploiement du spectacle total, qui implique la récupération des artistes et un contrôle absolu de tous les aspects du cinéma par les distributeurs.
HC : Est-ce que l’idée de travailler avec Suzie Leblanc, dans Lost Song, est arrivée assez tôt dans le processus ?
RJ : Je me suis rendu compte après coup que le rôle principal de Full Blast était tenu par une chanteuse acadienne (Marie-Jo Thério) ; Patsy Galant dans Yellowknife, et Suzie Leblanc dans Lost Song sont aussi des chanteuses acadiennes. J’ai eu à parler un peu du film à Moncton, quand je suis allé le présenter. Lost Song est en fait la fin d’un trilogie. C’est aussi un regard sur ma culture, ma culture acadienne. C’est la fin d’un cycle. Je ne connaissais pas personnellement ces trois chanteuses. C’était l’idée de ces personnages qui chaque fois m’a guidé. Quand je les ai rencontrées, on est rapidement devenus amis. Ça s’est incarné. À chaque fois, ça a été l’idée de Patsy Galant, l’idée de Suzie Leblanc, de Marie-Jo Thério. Et à chaque fois ça s’est concrétisé, probablement parce qu’elles sont toutes trois acadiennes et que ça correspondait à quelque chose que je voulais développer dans ces films, une plongée dans une psyché qui serait propre à cette culture.
HC : Ce sont aussi des non-actrices ?
RJ : Oui. Mais ça, c’est mieux, c’est tout. J’ai souvent réfléchi à ça. Au fait que, comme chez Cassavetes, on mélangeait acteurs et non-acteurs. Ça descend le niveau des acteurs, ça monte le niveau des amateurs, ou des non-professionnels. C’est ce qu’on avait fait pour Full Blast. J’ai trouvé après coup, dans un entretien avec Cassavetes, exactement la même idée, mot pour mot, et pour les mêmes raisons. Ultimement, c’est simplement que c’est plus direct.
HC : Est-ce que le fait qu’elles soient chanteuses est important ?
RJ : Ça c’est mon truc avec la culture acadienne, qui passe beaucoup par la voix, par la poésie. La voix est très importante. Il y a toute une tradition de communautés religieuses en Acadie, qui a toujours été très forte en musique. Il y a beaucoup de chanteuses qui émergent de là-bas. J’ai toujours trouvé que l’expression de la culture acadienne à son plus pur passait par le chant. Le chant c’est l’expression la plus éphémère, comme la poésie. Ce sont deux formes d’art très éphémères. La première est liée au corps, et la seconde, à la langue, qui se transforme continuellement. Puis étrangement, ces deux choses sont très présentes dans la culture acadienne. Elles sont en lien avec l’histoire de ce petit peuple-là. C’est assez intéressant, la dépossession qui rencontre des formes d’art absolues. Mais ça, ce n’est probablement que mon interprétation…
HC : Dans Lost Song, on retrouve quelque chose qui se trouvait dans Full Blast et à un autre niveau dans Yellowknife, à savoir cette confrontation entre des niveaux de jeux très différents. Chacun joue sur un registre très différent, personne ne joue sur la même clé. De la même façon, les personnages eux-mêmes existent sur des registres différents, et ne peuvent pas s’entendre.
RJ : Oui, c’est intéressant ce phénomène. Ça produit quelque chose qu’on a parfois dans le documentaire. Il y a toujours l’exemple de Peter Brook lorsqu’il décrit comment, lorsqu’un chien traverse la scène, on assiste à une sorte d’effondrement du dispositif. On essaie de représenter la nature puis soudain, quand la nature arrive, le dispositif qui est censé représenter la nature s’effondre, simplement parce que la nature est là.
HC : C’est peut-être ce qui crée le climat assez singulier de Lost Song. Au-delà du récit qui a sa propre tension. Au-delà du récit, il y a un climat de terreur qui plane sur tout le film.
RJ : Nous aussi on est terrorisé en le faisant. Quand on le montre et quand on le tourne. On partage ça pleinement. Les images nous deviennent vite étrangères. C’est pour ça qu’il n’y pas d’identification, du moins en fiction, entre nous qui construisons ces images et les images produites. En documentaire, il y a une identification absolue, d’où la guerre autour d’Hommes à louer. Mais en fiction c’est un objet extérieur, un matériel qui nous est étranger. On travaille comme ça, sans aucune identification. Ça existe tout seul, d’emblée.
HC : Ce que tu dis m’amène à aborder un point sur lequel je voudrais t’entendre parler, à savoir la question de la psychologie dans ton cinéma. Tu abordes souvent des sujets qui pourraient se prêter à des investigations psychologiques, que ce soit sur la névrose, la dépression, quelque chose qui est de l’ordre du symptôme psychologique pathologique. On se rend bien compte, et assez vite, en voyant tes films, qu’on est assez loin du traitement classique de la psychologie au cinéma. Ça ne répond pas à des configurations typiques du film psychologique, avec les réponses que l’on s’attend à avoir.
RJ : Le père de la psychologie moderne, c’est Dostoïevski. C’est le premier qui a investigué de manière aussi complète ce monde de la psychologie de l’homme moderne, avec tout son chaos, ses paradoxes, ses contradictions. J’ai l’impression d’avoir tout appris de Dostoïevski. Où à partir d’un ancrage psychologique très profond et précis, il n’y a absolument rien qui est donné d’autre qu’un chaos absolu. La psychologie s’est raffinée avec Freud, dans un but thérapeutique, avec la psychanalyse. Mais tout est déjà chez Dostoïevski. Aujourd’hui, tout le champ de la perception de la psychologie est devenu un truc américain, avec la psychologie cognitive, et souvent de façon très réductrice. C’est pourquoi je pense qu’il faut remonter au père de la psychologie contemporaine, qui est Dostoïevski. Dans ce sens-là, ça revient à ce que tu disais. On retrouve des bases psychologiques que l’on peut reconnaître, chez soi, chez l’autre, mais au bout il n’y a rien que le chaos, qui est le chaos de la vie elle-même, que tout un siècle s’est efforcé de contrôler, de manière thérapeutique, à toutes sortes de niveaux d’organisation sociale. C’est un peu ça…
HC : On voit bien en regardant tes films, à quel point on est loin de films comme Borderline, des films à sujet, sur des sujets « limites ». La valeur de ces films tient à une pseudo-conformité à un modèle, ou un pattern psychologique décidé d’avance.
RJ : Oui, j’ai l’impression qu’on tient à être fidèle à une représentation qui vient elle-même du cinéma américain. Ce n’est pas fidèle à la vie telle que les gens la vivent. Par exemple, lorsqu’on est témoin d’une situation traumatique, comme la mort de quelqu’un, personne ne hurle ou se jette au sol. Mais on le fait systématiquement au cinéma pour être fidèle à des représentations qui nous viennent du cinéma américain.
HC : Oui, et quand on le voit à l’écran, on dit que c’est authentique, parce que ça correspond à l’image qu’on s’en fait.
RJ : Souvent c’est adapté à une sauce locale. Ils rajoutent une saveur locale à la représentation américaine, que ce soit du deuil, de l’amour, du viol. Dans mon travail, la question est toujours où on arrête, où on coupe. Et c’est aussi un problème de montage. C’est comme pour la dialectique dont on parlait tantôt pour les jeunes. Si on coupe plus tôt, on tombe dans le cliché. Si on ne coupe pas, c’est là où les problèmes intéressants commencent au cinéma.
MBM : Dans le cas de Lost Song, il s’agissait de trouver le bon moment. Ne jamais insister, présenter des choses banales, en apparence anodines. C’est vraiment l’accumulation qui crée la tension. Il s’agit de trouver la justesse dans le rythme qui fait que, sans qu’on ait à insister, quelque chose finisse par peser.
HC : Il y a beaucoup de choses qui produisent cela dans le montage. On sait bien qu’une coupe, un découpage, peut donner une indication sur l’état psychologique du personnage, et comment vous parvenez à éviter certains de ces clichés. La scène dans Lost Song où on comprend violemment que le personnage va mal, c’est la scène de la baffe. On voit comment le public ne comprend pas, sur le coup, cette scène-là. Comme si, en terme psychologique, ils n’ont rien vu venir. Et puisque cela ne répond pas au schéma psychologique traditionnel, ils sont perdus, et ils pensent que ce n’est pas réaliste…
RJ : Mais les personnages non plus ne l’ont pas vu venir. Pour moi, c’est à ce moment-là que ça devient réellement intéressant.
HC : Le découpage pour ce film-ci était-il aussi fortement fixé que dans Yellowknife ?
MBM : Ça s’est fait quand même assez naturellement, tout comme pour le montage.
RJ : C’est le montage pour lequel j’ai le moins été présent…
MBM : Pour les autres projets on a toujours commencé le montage après le tournage avec tout le matériel en main. On pouvait travailler de manière chronologique. Là, on a tenté de monter le film en parallèle au tournage. Il y avait déjà un assemblage à la fin du tournage.
HC : Le tournage s’est déroulé sur combien de temps ?
MBM : Sur vingt-quatre jours. C’est la première fois que l’on travaillait de cette manière-là, en recevant et en montant les rushes au fur et à mesure.
HC : Est-ce que vous avez tourné le film en respectant la chronologie du film ?
RJ : Oui. Il le fallait. C’est pour ça que c’était possible de monter le film de cette manière-là. Avec des acteurs supposément non-professionnels, c’est difficile de faire autrement.
MBM : Les courbes dramatiques du film sont à ce point ténues et subtiles, c’était la meilleure façon de procéder, dans la mesure du possible.
HC : Vous parlez souvent de films qui vous habitent, de films auxquels vous pensez quand vous travaillez sur un film. Je sais que pour Yellowknife vous pensiez beaucoup aux films de Tsai Ming-liang. Dans le cas de Lost Song, qu’elles étaient les films auxquels vous avez pensé ?
MBM : L’argent de Bresson est un film que nous avons fait circuler dans l’équipe. Tout comme Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul.
RJ : Ce sont souvent des films qui sont assez opposés du spectre que l’on explore et auquel on s’attendrait normalement. Étrangement, au bout du compte, Lost Song est plus proche d’un film d’Hitchcock.
HC : Il y a un suspens hitchcockien dans le film…
RJ : Ce n’était pas souhaité dans le projet. Ça a paru à l’image.
MBM : Non, je crois que c’était quand même volontaire. De créer un certain suspens…
RJ : Avec rien. Avec le montage, la lumière…
HC : Parlez-moi un peu de la collaboration avec Mathieu Laverdière.
RJ : C’est quelqu’un qui vient de la photo, il est photographe de formation et de métier. C’est aussi quelqu’un qui, comme beaucoup de jeunes caméramans, a fait beaucoup de clips, des courts-métrages. On a travaillé avec lui pendant un an sur Hommes à louer. C’était un travail sur la durée qui existe peu maintenant. Et donc la difficulté sur Hommes à louer a été de tenir des gens qui sont habitués de faire des trucs sur trois jours, et de les amener à travailler pendant un an et demi. À la fois au niveau personnel et esthétique.
HC : Un an et demi, cela comprend à la fois le montage et le tournage ?
RJ : Non, non, seulement le tournage. Avec la préparation, c’est deux ans. Si on compte le montage, c’est presque trois ans, depuis l’été 2005. On a donc voulu travailler avec Mathieu Laverdière, en raison de notre manière de travailler ensemble durant le tournage d’Hommes à louer.
HC : Il s’agit quand même de dispositifs et de défis de réalisation très différents.
RJ : Ce qui est intéressant avec les jeunes caméramans, c’est qu’ils sont nés avec une petite caméra dans la main. Puis quand ils commencent avec la caméra 35mm, ils s’en servent comme s’ils avaient encore une petite caméra. C’est assez extraordinaire, parce que quelqu’un qui aurait commencé avec une caméra 35mm ne penserait pas filmer de cette manière et ne le ferait pas, simplement parce qu’il se ferait mal au dos. Cela crée toutes sortes de nouvelles possibilités pour le 35mm.
HC : Je pensais également, au-delà des mouvements de caméra, à la question de la lumière, qui est très particulière dans le film…
RJ : C’est aussi une génération qui n’a jamais éclairé, ou de façon très schématique, pour le clip par exemple. Qui n’a jamais eu de moyens pour éclairer. Donc du coup, il doit être très débrouillard et inventif. Être prêt à accepter des conditions que les autres directeurs photos refuseraient. Cela veut dire, tantôt éclairer naturellement, et tantôt sans aucun naturalisme.
MBM : Accepter de ne pas avoir tout le contrôle sur la lumière. Tu me parlais notamment de ces passages entre l’intérieur et l’extérieur, ce sont des plans que les directeurs photo refusent de faire normalement.
HC : Ce sont pour moi des plans qui sont extraordinaires, et qui incarnent bien le mouvement même du film et du personnage qui veut sans cesse sortir, et qu’on ramène constamment à la maison.
MBM : Ça aurait été des plans presque impossibles à demander à un directeur photo de formation classique. Un des premiers réflexes à l’étalonnage, c’est essayer de ramener ça à une continuité. Il faut insister pour créer ces passages là, ces transitions brutales.
RJ : En général, les chefs opérateurs veulent recréer ce qu’ils pensent être le réel, naturaliser toute la chose. D’accepter de ne pas pouvoir tout contrôler et, de plus, accepter de créer des éclairages qui ne sont pas naturels, c’est très difficile à obtenir.
HC : La première fois que tu m’as parlé du film, tu m’avais parlé de Mozart pendant quinze minutes. Peux-tu m’expliciter un peu plus, maintenant que j’ai vu le film, la place de Mozart ?
RJ : C’est simplement des chants de Mozart, qu’il avait composés quand il était adolescent, et qui n’avaient jamais été enregistrés. Ils n’ont été enregistrés que récemment, et Suzie en avait chanté certains. C’est quelque chose d’assez schématique. Ce sont des chansonnettes d’amour, presque des comptines. J’ai découvert ces chants au moment de la rencontre avez Suzie, assez tôt, cinq ans avant que le film se fasse. Ça a été décidé en commun. Elle nous a fourni plusieurs répertoires, mais c’est ce qui convenait le mieux.
HC : Le titre du film vient de là, en quelque sorte ?
RJ : C’est un peu moi qui ai tordu ça. L’idée du titre en anglais me permettait de clore la trilogie, avec Yellowknife et Full Blast. Parce que ce n’est pas nécessairement approprié au film, mais c’est approprié à la trilogie, comme dernier film.
HC : Parce que ça fait penser à Last song…
RJ : C’est ça. En même temps, on n’en parle pas trop, car on continue quand même à faire des films… Le cinéma de l’an 2000, c’est quand même le cinéma de la mort du cinéma. Le cinéma a arrêté d’être la forme d’art qui définit les autres formes d’art dans la culture. Lost Song c’est aussi le dernier chant du cinéma. À chaque film que l’on fait, j’ai l’impression que c’est aussi le dernier film. C’est toujours le dernier film. C’est un cliché, mais le cinéma a été bouffé par l’argent. À chaque film qu’on fait, on célèbre la mort du cinéma. Ça a peut-être été le cas pour d’autres formes d’art, à d’autres époques. On voit cela aussi dans les scénarios. Les récits ne sont pas innocents, ils ne sont pas seulement quelque chose qui nous définiraient personnellement. Ce sont aussi des récits qui ont un rapport avec la forme d’art, et avec le cinéma qui disparaît. Il y a beaucoup de récits de perte au cinéma depuis quelque temps…
HC : Peut-être aussi que de travailler, comme tu le fais, à partir de problèmes de filiation et d’enfantement, dans Lost Song, n’est pas innocent non plus, de ce point de vue.
RJ : Les gens à Toronto ont vu le film comme un film sur le post-partum. Je n’ai jamais tenu ce discours. D’autres y ont vu une exploration de la folie. Mais ce n’est absolument pas de cette manière-là qu’on travaille. Mais je pense que, au fond, ce que je dis à propos de la mort du cinéma, au-delà de la psychologie et des considérations formelles, ce serait parmi les considérations les plus importantes dans un projet comme celui-là.
HC : Aux séances auxquelles j’ai assisté, pour Lost Song et Hommes à louer, systématiquement, il y a eu une personne du public qui s’est levée, qui venait du milieu du travail social ou de la psychologie, et qui venait « authentifier » le film, confirmer que le film était « conforme » à la réalité. Ce sont des films qui peuvent peut-être se prêter à cette part de dévoilement « authentique » de la réalité. Je trouve drôle que dans les deux cas on ait assisté au même type de réaction. Or, je crois que pour toi cela se joue à un autre niveau. Je ne crois pas que ce qui t’intéressait vraiment, c’était de faire un film sur la dépression post-partum.
RJ : Je crois que ça va pour n’importe qui qui décide de se pencher véritablement sur quelque chose de manière un peu sérieuse. On le voit bien chez Beckett, par exemple. C’est une des formes les plus abstraites que l’on puisse imaginer au théâtre, et en même temps on trouve un lieu direct avec sa propre psychologie, ses petits drames personnels. Je donne l’exemple par excellence, en termes de pouvoir créatif, en citant Beckett. Mais ce serait toujours ça la tentative. Abstraire les choses au point où il est possible d’avoir un lien direct avec la vie, par l’abstraction. Ce serait ça. S’il y a un travail sur une vie, ce serait celui-là. Il en va de même pour une autre des grandes œuvres du siècle dernier, celle de Jean Genet, dont l’écriture est aussi formelle et abstraite, mais qui établit un lien direct avec la vie.
HC : Ce qui revient à dire que tu ne fais pas un film sur un sujet. Le sujet ne précède pas le film…
RJ : Ce n’est même pas une préoccupation. Parce que dans le film, les fous ne sont pas ceux qu’on pense. C’est ce qu’on dit aux acteurs. Les gens les plus « sains » seraient ceux qui exprimeraient cette folie, pas ceux qui l’ont, qui la possèdent. Tout est à l’envers, tout le temps.
HC : Souvent, dans tes films, le corps est lié à des questions de pouvoir, des relations de pouvoir. On le voit à la fois dans Lost Song, Hommes à louer, Yellowknife, il y a à chaque fois des enjeux de pouvoir fondamentaux qui passent par le corps.
RJ : Tout le travail va dans ce sens-là, dans la foulée de la réflexion sur le biopouvoir, dans la lignée de Foucault et d’Agamben. C’est l’histoire de l’Occident depuis la fin du Moyen Age, qui assiste à une mise en place de tous ces appareils qui bien qu’ils se transforment, vont dans le même sens de l’asservissement du plus grand nombre. Dans Hommes à louer, c’est presque une thèse. La réflexion d’Agamben sur la vie nue, la vie sacrifiée, est entièrement là. Mais ce constat n’a pas précédé le film, c’est arrivé après coup, au moment du montage. Ça a été tellement long qu’il y a eu des lectures qui ont animé le montage. On en a profité. Ça a été une occasion extraordinaire de confirmer, de questionner certaines choses. C’est comme la vieille école, travailler des années sur un montage, avec des pauses de six mois. Avec d’autres expériences de tournage, se nourrir d’autres choses…
HC : J’ai l’impression qu’au-delà des films qui vous servent ou vous inspirent, ce sont souvent des sources non cinématographiques qui vous nourrissent. Que ce soit une lecture d’Agamben ou de Foucault, Dostoïevski ou la crise au Proche Orient. Il y a beaucoup de choses qui rentrent en ligne de compte.
RJ : C’est au montage qu’on a besoin d’explications. Les considérations plus théoriques apparaissent à ce moment-là. Le montage est la partie la plus intellectuelle du processus.
MBM : Il y a eu une évolution. Dans les premiers films, tu étais peut-être moins loquace. Je devais chercher moi-même les réponses ou les explications. C’était plus ardu. Maintenant on ose plus facilement nommer les choses qu’autrefois tu avais des réticences à nommer. En même temps, il y a certaines choses qui n’ont plus besoin d’être nommées.
RJ : Il faut dire que je viens de la danse, où il y a rien de nommé, où rien ne peut être nommé.
HC : Je m’intéresse à cet écart entre les explications que vous vous donnez à vous-mêmes et les questions que vous posent les institutions par rapport à vos choix. On peut difficilement montrer aux institutions pourquoi telle coupe à avoir avec la philosophie d’Agamben. Du moins ça prendrait un temps et une patience qu’ils n’ont pas.
RJ : C’est un peu ce qui a tué le film, Hommes à louer. Le film a été refusé deux fois à la SODEC. Cherchant des explications, vu que les gens veulent des réponses, j’ai tenté d’amener Agamben, et ce n’était pas une bonne idée. On m’a même dit que c’était refusé sur ma personnalité, ce qui était assez éloquent.
HC : Par explications, j’imagine qu’ils auraient préféré dans ce cas-là la thèse d’un psychologue ou d’un criminologue qui aurait donné des réponses claires et des statistiques aux questions qu’ils se posent…
RJ : Je pense surtout que les gens veulent surtout rien. C’est-à-dire une transparence des formes, tout ce dont on a déjà parlé. En ce moment, on le voit bien au niveau politique, la chose acceptable c’est : rien. C’est une case vide de proto-fascisme. Cette violence, c’est la stupeur du rien. Il y a une sorte de nostalgie de situations fascistes, de contrôle absolu, de tout. Par peur de l’avenir probablement. Il ne faut surtout pas chercher du sens. En termes pratiques, Hommes à louer et Lost Song sont impossibles en ce moment au Québec. Ça a pris six ans, avec tous les refus, sans compter l’acharnement pour terminer Hommes à louer. Ce sont deux films impossibles à faire à l’heure actuelle, qui n’existeront plus et que plus personne ne pourra faire. Il y a d’autres stratégies qui peuvent naître, je ne veux pas dire « après moi le déluge ». Mais dans les conditions actuelles, ce sont des projets impossibles.
HC : Avant de ré-embarquer dans un projet comme celui-là, en anticipant toutes les difficultés, est-ce que vous accepteriez de vous ré-embarquer ?
RJ : Il s’agirait d’y aller différemment. Avec des moyens plus réduits. En profitant des derniers espaces de liberté existants. Le travail de gens comme Sylvain L’Espérance est assez éloquent. Ils ont toujours fait des films avec ces moyens-là, dans des contextes de moyens de production restreints. Nous avons été assez naïfs. Faut être une tête brûlée ou passablement innocent pour se lancer dans des entreprises pareilles. Les gens ont raison quand ils nous disent : « Pauvres innocents, qu’est-ce que vous imaginiez ? » Mais on ne réalise ça qu’après-coup. Quand on embarque dans ces projets, on se lance et on fait au mieux. Après on se dit: « Oui, c’est vrai, dans le contexte actuel c’était impossible ».
HC : Bon, mais pour notre bonheur à nous tous, même dans leur impossibilité, ces films existent. Hommes à louer finira bien par sortir, un jour.
RJ : La solidarité du milieu autour de ce projet a été étonnante. On sait bien que c’est un milieu où il y a de l’argent et où, par définition, il ne peut pas y avoir de solidarité. Personne n’est solidaire quand il est question d’argent. Il y a une solidarité du milieu, des critiques, puis des réalisateurs et des producteurs, qui est encourageante pour l’avenir. Surtout pour un film qui ne cherche pas à dire quelque chose comme on l’entend habituellement.
HC : Il n’y avait que 150 personnes qui l’avaient vu à Montréal, au Rendez-vous du cinéma québécois, quand Hors champ a envoyé le coup de sonde [le film a été depuis présenté au FNC]. Beaucoup, sur le principe, se sont voulues solidaires, sans doute à cause de tes œuvres passées, de ton travail préalable. Ils se sont sentis solidaires à un degré ou un autre. Des gens comme Denys Desjardins, qui avait vécu des histoires similaires, ont tout de suite embarqué. Arthur Lamothe, qui a toute la misère du monde à obtenir la sortie de ses films en DVD, se sent solidaire. Barbara Ulrich, la compagne de Gilles Groulx, se sent évidemment solidaire. Tout le monde a sa raison de se sentir solidaire. Il y a eu un appui, en partie parce que, malgré que chacun se sente isolé dans le milieu, tout le monde a vécu, à un niveau ou un autre, ce genre de situation. On est moins seul qu’on pense.
RJ : Nous on a l’impression que l’on fait ce qu’on a à faire, c’est tout. Comme on a toujours fait. Je viens de la danse, dans un milieu où à l’époque il n’y avait pas d’enjeu de cet ordre. Mathieu et moi ont été les premiers étonnés par la violence qui s’est déchaînée sur ce film. On trouvait ça absurde. On a passé un an à essayer de s’expliquer de façon très naïve, avec Nathalie Barton par exemple, ce qu’on essayait de faire, de façon très simple. Ces gens-là vous écoutent, avec un cynisme absolu, que je n’avais jamais rencontré avant. On n’a jamais compris, à travers tout le processus, ce qui animait les producteurs. On nous disait par exemple que tout le monde détestait le film à l’ONF. J’ai dit à Mathieu un jour, je me suis peut-être trompé avec ce film. Mais on a été jusqu’au bout de notre travail. Je l’avais accepté. À force de te faire casser les oreilles pendant des années, tu finis par le croire. (pause) En tout cas pas toi (Mathieu), mais moi, oui.
MBM : Ce qui était étonnant c’est qu’on venait de finir L’extrême frontière, dont le montage s’était très bien passé, il y avait moins de pression sur nous. On avait la liberté de faire à notre tête. Parce que c’était Gérald [Leblanc], parce que c’était de la poésie, on a eu cette liberté-là au niveau de la forme… Même si c’était très différent, on partait de cette expérience-là. Il y a quand même des similitudes au niveau formel. Avec L’extrême frontière on pouvait plus s’amuser au niveau de l’alternance entre la poésie et les entretiens. La matière même était plus souple. On pouvait rendre compte de l’edge propre au travail de Gérald. Pour Hommes à louer, on avait une conscience du fait que les liens devraient être plus subtils, et en respectant la parole de chacun.
HC : Pour maintenir la tension du film, il fallait garder cette concentration, éviter les échappées.
MBM : Il fallait respecter la ligne de chacun, trafiquer le moins possible, aller chercher l’essentiel, quitte à avoir des redondances. C’était une critique qui revenait souvent. Mais, même si les gens disent les mêmes choses, est-ce qu’ils livrent la même chose ? Chacun vit les mêmes difficultés, mais ils ont tous leur propre manière de le transmettre. Tout ça pour dire qu’il y avait quand même des similitudes au niveau de la forme entre les deux films. Donc ils ne sont pas tombés des nues. C’est quelque chose qu’on avait déjà entamé dans le film sur Gérald Leblanc. Mais le sujet étant ce qu’il est…
HC : Le problème n’était alors pas tant la forme, que le choix de cette forme pour traiter d’un tel sujet. Des plans de tête pour la poésie, c’est très bien. Faire ça pour la prostitution, ça devenait beaucoup plus compliqué.
MBM : Les gens aiment avoir une zone de confort, une distance critique face au sujet, que l’approche ne permet pas. Il y a une zone floue, et plus le film avance, plus les choses s’entremêlent. La première résistance c’était la durée du film. La deuxième, c’est le rapport qui est entretenu avec ces jeunes-là. On a même entendu qu’il n’y avait pas de point de vue, qu’il n’y avait pas de relation entre la forme et le fond.
RJ : C’est encore une fois l’obsession de la forme transparente. Le plus triste dans cette histoire, c’est d’en être là, maintenant, après le postmodernisme. Réaliser que c’est une attitude d’avant le modernisme. On est avant 1902, au niveau du discours sur l’art. La tristesse de tout ça, c’est qu’on affiche un tel recul. Avec un sujet aussi grave que celui de Hommes à louer, ça nous dispense d’essayer d’être original. Ça nous force à une grande simplicité, à une grande pudeur, on n’a pas le choix, dans la construction des choses. C’est se donner les moyens de faire ça. Je saute du coq à l’âne, mais je me suis posé la question récemment : pourquoi choisir des sujets comme ça pour le travail, des situations aussi extrêmes. Pour le film sur Gérald Leblanc, c’est la disparition. La Voix des rivières, un film précédent, c’est aussi un film sur la disparition, sur des récits de noyades dans des rivières. Puis, Hommes à louer, qui forme avec les deux autres une sorte de trilogie. Il y a à chaque fois un truc mortifère. J’ai l’impression que, au-delà des sujets eux-mêmes, il y a moyen par la parole d’atteindre la poésie en passant par les extrêmes, le mortifère, le sordide. Mis en contexte avec des choses qui sont racontées, des visages, la rencontre de ces choses-là produirait de la poésie. C’est cette espèce d’alchimie qui serait un chemin plus direct à la poésie du vivant.
HC : C’est ce qui lie assez bien L’extrême frontière et Hommes à louer. Si Gérard Leblanc parvenait, par la poésie, à donner une expérience de sa vie, de son corps, de son désir, de Moncton, parallèlement, Hommes à louer donne accès à une poésie à partir de la vie, la plus ordinaire, la plus sordide. Il y a des moments de fabulation prodigieux dans Hommes à louer.
RJ : C’est dans ce sens-là que la seule référence pour le travail, c’est le travail. Le film sur Gérald porte sur sa poésie. Mais en réalité, le vrai film poétique c’est Hommes à louer, alors que ce n’est pas son objet. Le film sur Gérald a créé Hommes à louer.
HC : Quand on connaît un peu ton parcours, on se rend compte que tu as plusieurs vies, et avant de te consacrer strictement au cinéma, tu as fait plusieurs choses.
RJ : Je n’aime pas trop parler de détails biographiques. Vu la distance physique où j’étais par rapport au cinéma, je ne pensais pas que je pouvais y avoir accès. Mais après avoir vu quelques films, je savais que le reste de ma vie serait fait de ça. Je ne pense pas que ce que les autres réalisateurs disent à ce sujet est bien différent.
HC : Les films que tu as faits, dans l’ordre que tu les as faits, reposent sur des contingences extérieures : si tu avais eu le choix, ils n’auraient pas été faits nécessairement au moment où tu as fini par les faire.
RJ : Tous ces films auraient pu être faits entre 22 ans et 32 ans, dans un autre monde. Quelqu’un m’a dit, je crois que c’est une phrase de Spinoza : jusqu’à quarante ans on vit, et après on réfléchit sur ce qu’on a vécu. C’est un peu ça. Il y a en même temps l’impression que le travail n’est même pas commencé. D’un point de vue abstrait, le travail commencerait avec Lost Song et Hommes à louer. C’est du domaine du souhait, c’est tout.
Cet entretien a été réalisé par André Habib, le 4 octobre 2008. La texte a été retranscrit par André Habib, et revu par Rodrigue Jean et Mathieu Bouchard-Malo.
Notes
- Nous tenons à remercier Domino Distribution, Transmar/Filmo, l’ONF ainsi que K-Films qui nous ont fourni les images pour accompagner cet entretien, ainsi que la permission de les reproduire. Nous remercions évidemment Rodrigue Jean et Mathieu Bouchard-Malo pour leur extrême générosité. ↩