La physiologie dans les films de Stan Brakhage

La matière de l’oeil

Troisième partie

Lorsqu’on voit un film de Brakhage, surtout les plus typiques, comme Dog Star Man, on est tout de suite frappé par la signature au niveau du rythme très particulier de l’image, de sa constante agitation frénétique, organique et musicale. Et ce rythme lui-même, autant que l’attrait du contenu des images, entraîne vraiment notre oeil et nos pensées vers une fusion avec le mouvement intrinsèque du film. Une puissante attraction, comme un miroir au milieu du désert, parce que cette vie battante des images et de leur lumière s’apparente très singulièrement aux pulsations de nos propres yeux. Pour le vérifier on peut toujours se livrer à l’expérience peu recommendable de fixer le soleil pendant quelques instants. Ensuite, si l’on regarde sur un mur blanc le comportement du point rouge imprimé sur la rétine, on constate avec étonnement la similitude de son mouvement et de celui des images de Brakhage. De plus, une cinétique aussi particulièrement dédiée à la physiologie de son observateur (et parente de son créateur) et une telle vitesse requièrent, en plus d’un sens aigü du montage, une remarquable cohésion entre le tournage et le montage, autrement il n’y aurait qu’un défilé en mosaïque d’images aux mouvements contradictoires, puis aléatoires dans la multiplication des relations qui s’établissent entre elles à mesure que le film se déroule. Mais ici chaque plan frappe l’écran d’un mouvement relativement libre et pourtant ils s’enchaînent tous comme les pas familiers d’une même danse.

L’organisation plastique de l’image vise aussi à enraciner l’expérience de voir. Brakhage s’inspire alors de ce que je nommerais la lumière propre de l’oeil. Toute image étant en fait formée, ou vue, à l’arrière du cerveau, il étudie alors ce qui, dans le fait de voir, est produit par les interactions de l’oeil et du cerveau avec la lumière, au contraire d’observer seulement ce qui, dans les objets, les rend visibles en réponse à la lumière. Ils sont là mais nous les faisons visibles. La matière de l’oeil se trouve aux intersections du mystère, comme une fenêtre (la “fenêtre de l’âme” de Merleau-Ponty) sensible, en vie, qui incarne le lieu du à travers, entre le monde et le monde que nous voyons. Brakhage a déjà parlé des yeux comme de la surface externe du cerveau.

Il se préoccupe aussi des altérations de la vision selon les conditions changeantes de l’oeil (santé, fatigue, émotion…), et surtout ce qui est créé par l’oeil lui-même (et le cerveau), comme les couleurs, les images de rétention rétinienne… Brakhage s’est beaucoup concentré sur la vision des yeux fermés, ou vision hypnagogique, pour mieux saisir la lumière des yeux. Par définition, hypnagogique signifie le moment qui précède immédiatemment le sommeil, on pourrait peut-être extrapoler jusqu’à dire que Brakhage pensa alors se trouver plus près de ce que l’on désignerait comme subconscient (ou manifestations de). Du moment qu’on soit conscient de ce qui y donne à penser, tout le monde peut s’interroger sur la richesse des phénomènes visuels des yeux fermés: lorsqu’on y applique différentes forces de pression, qu’une lumière frappe les paupières, les possibles relations entre les couleurs, les mouvements, et ce que l’on pense, comment on bouge, l’émotion qui nous occupe sur le moment, etc. Il serait sans doute significatif de se référer à Goethe, qui publia une importante théorie des couleurs en 1810 (que Brakhage a peut-être lue, car il cite Goethe au moins une fois dans ses textes). En parcourant cet ouvrage on retrouve plusieurs expériences similaires à celles que Brakhage décrit. La démarche de Goethe était pertinente du fait qu’il fit de sa propre perception le sujet réel de ses recherches. À l’époque, depuis Newton, toute théorie des couleurs qui prévalait était principalement centrée sur les propriétés de la lumière ( angle de réfraction, longueur d’onde…), même si on savait que les couleurs ne sont pas dans les rayons de lumière eux-mêmes ni dans les choses qu’ils éclairent, qu’elles sont créées par le cerveau suivant les messages envoyés par les cellules de l’oeil. Donc Goethe affirma que pour être valide (particulièrement pour l’artiste), pour rendre compte de notre expérience réelle du monde, une théorie des couleurs ne pouvait porter seulement sur l’étude de phénomènes extérieurs à nous, qu’elle devait avant tout tenir compte du rôle actif que nous jouons dans l’acte de percevoir les couleurs. De là il se permit d’attribuer diverses qualités subjectives aux couleurs, surtout liées à certaines émotions ou au niveau d’activité qu’elles suscitent, ce que reprend aussi Brakhage. Cependant ils arrivent parfois à des conclusions différentes, mais qui peuvent être en fait la même lorsqu’il s’agit de couleurs complémentaires, puisqu’elles peuvent alors être interchangeables dans l’oeil (ex: Goethe: jalousie-rouge. Brakhage: jalousie-vert). Bref, on peut en retenir qu’en considérant son emploi des couleurs, Brakhage n’est pas préoccupé par un quelconque “réalisme” à l’égard du monde apparent, ou seulement par la dimension symbolique des couleurs, il cherche d’abord à stimuler l’activité propre des yeux et à y investir une charge émotive. Au bout de cette idée, il lui fût alors donné de créer des films dont certaines parties existent seulement dans l’oeil de la personne qui les regarde, et ce en travaillant le principe de l’après-image. Je ne pourrais expliquer précisément ce principe, mais disons qu’il s’agit sans doute des effets de deux actions potentielles de l’oeil : la capacité de la rétine à garder pour un moment la lumière reçue, comme un celluloïd, et la lumière créée directement dans l’oeil par la réaction des cônes à certains stimuli. Brakhage s’est donc appliqué à organiser certains bouts de films pour qu’ils provoquent cette activité, pour que seul le spectateur puisse les faire vivre pleinement, dans la simultanéité du regard et de leur course à 24 images/seconde. Un exemple des possibilités: si on fixe un objet orangé pendant quelques secondes, puis qu’on pose ensuite les yeux sur une surface blanche, on y verra en bleu la forme de l’objet absent (orangé et bleu étant des couleurs complémentaires)… On pourrait donc alterner des photogrammes pour que de telles images soient produites dans l’oeil. Brakhage remarqua aussi que le grain du champ visuel (“grain feild”) dans la vision hypnagogique est beaucoup plus proéminent que dans la vision externe. Il fît subir divers traitements à la pellicule (comme la “cuire” au soleil) pour en modifier l’émulsion, et il apprécia tout particulièrement la pellicule 8mm pour la grosseur de son grain: “It’s like seeing yourself seeing”. L’impossibilité de photographier ces phénomènes est aussi l’une des principales raisons qui poussa Brakhage à peindre sur le film.

Ses films ne sont toutefois pas qu’un enchaînement programmé de stimulations visuelles, un laboratoire du système nerveux, leur structure se déploie pour activer le mouvement de la pensée, y donner une direction, un peu comme les sonorités peuvent le faire dans un poème. En accord avec le reste du propos, on parle donc d’une pensée qui n’est jamais séparée de son objet, qui y demeure attachée par les liens de l’expérience-perception tout au long du film. C’est pourquoi il s’intéresse tant à la musique (bien qu’il ait surtout fait des films sans bande son tout au long de sa carrière), car pour lui, elle est le mouvement même de la pensée, pas elle-même une pensée ou la forme de la pensée, mais la pensée prenant forme. Le film n’ayant pas à tenir compte des impératifs d’une structure narrative, il peut s’ordonner suivant tout le potentiel rythmique et plastique de son déplacement dans le temps et l’espace. La simple notion du mouvement (temps-espace) fait de la musique la forme d’art ayant le plus d’affinités (formelles) avec le cinéma, Eisenstein y porta beaucoup d’attention dans son approfondissement du montage (cf. Film Form ). Brakhage parle de sa fascination pour des compositeurs comme Edgar Varèse et John Cage.

Il est intéressant que Goethe fut l’un des premiers à vraiment établir un lien entre les couleurs et la musique, reconnaissant que les deux phénomènes remontent aux racines perceptives de notre expérience du monde en mouvement. Un extrait simple de la Théorie des couleurs , sur la musique et les couleurs, nous fait mieux comprendre qu’il n’était pas nécessaire à Brakhage d’incorporer le son dans ses films parce qu’il s’inspirait de la musique, même qu’il était pertinent de faire des films purement visuels en regard de la musique: “ Elles sont comme deux rivières qui ont leur source dans la même montagne mais poursuivent ensuite leur route dans des régions et des conditions totalement différentes…”

Brakhage est conscient que le mouvement de la pensée n’origine pas purement et entièrement du contact de la vision (et autres sens), ainsi, surtout dans le montage et les surimpressions, il porte attention aux afflux de la mémoire, à l’influence des rêves et au contenu métaphorique des images, du moins dans des films comme Dog Star Man, où il y a quand même toujours un thème, un contenu.

Non plus la vision est-elle le seul élément déterminant de la forme du film. On y sent souvent aussi une dynamique sexuelle, que l’image soit ou non explicite. Ceci fait partie de tout le sens qui s’élève à la jonction des images. La pensée ne tourne pas sur elle-même, elle bouge avec le monde. C’est un ordre du monde, de la nature, que Brakhage cherche au montage. Et c’est peut-être par cette “cosmologie” dans laquelle les dimensions visuelles, rythmiques et métaphoriques se meuvent, et par tous les moyens qu’il prend pour l’atteindre, que Brakhage dépasse et se multiplie au-delà du 1-2-3 d’Eisenstein, joignant ses prémisses au monde qui les précède et vers lequel elles tendent. Window Water Baby Moving, un film sur la naissance de son premier enfant, nous fait bien ressentir cela (lumière, eau, fenêtre, sang… corps dans l’eau d’un corps dans l’eau touché par la lumière…), et nous montre aussi que très tôt il édifie le corps au centre de cette cosmologie. On pourrait aussi croire que la manière dont s’ordonnent les répétitions dans le montage veut fusionner la mémoire du moment au moment vécu, ou du moins il y a sublimation du temps dans l’intensité vécue du moment de la naissance. De plus, l’insistance du regard de la caméra est d’une participation directe presque insoutenable, on sent l’oeil battre avec le coeur (et l’amour pour Jane, sa femme), avec le ventre étiré par les coups de pieds, l’exaltation des yeux dans l’explosion émotive, qui semblent vouloir sortir de la tête pour rencontrer ceux qui arrivent au monde. Et si j’ai dit vouloir garder la possibilité du “sublime”, ce pourrait être ici qu’on le vit, quand Brakhage tend le placenta entre la caméra et le soleil qui traverse la fenêtre. Ce film exemplifie bien la possibilité de considérer Brakhage dans le domaine du documentaire. Rappelons-nous qu’il a déjà écrit qu’il était le plus rigoureux des documentaristes, puisqu’en plus de ce qu’il documente, il documente l’acte de le voir.

Conclusion

Il y a encore beaucoup de choses dont il faudrait parler, et en même temps nous ne pourrions rien dire qui rejoigne la simple expérience de voir les films. Il faut quand même donner à l’oeuvre la place qui lui revient dans l’histoire du cinéma. Beaucoup ont considéré Jackson Pollock être pour la période d’après-guerre ce que Picasso fût pour celle d’avant, représentant une continuité et une certaine synthèse des préoccupations de la peinture. De même Brakhage ne représente-t-il pas la continuité et la synthèse de l’Avant-Garde au cinéma (Léger, Eisenstein, Surréalisme, Deren…) ? Mais pas la continuité comme une fin, l’achèvement, la solution finale réduite à la pureté du médium (raison du rejet subséquent de tout un chapitre de l’art moderne), c’est en fait leur conscience des problèmes premiers de l’art qui donne valeur à leurs oeuvres. Ce à quoi l’artiste fait face de tout temps et de tout lieu, donc beaucoup plus que la suite d’une histoire changeante et linéaire. Merleau-Ponty dit que si nous ne pouvons parler de progrès, en peinture ou ailleurs, ce n’est pas que quelque destin nous retienne en arrière, mais parce que la “première des peinture allait jusqu’au fond de l’avenir”. Il serait difficile aujourd’hui de tenir un discours qui prône pleinement la “pureté” d’un médium comme idéal à atteindre, mais ce qui compte, avec des artistes comme Brakhage et Pollock, c’est de voir comment le processus de création prend lui-même sens et fait prendre sens à l’oeuvre, comment cette dernière émerge de sa dualité avec l’artiste, et de toute les dualités de celui-ci, dualités qui sont notre condition d’être, donc qui peuvent donner vie à l’oeuvre et nous toucher. La dualité n’est jamais résolue et permet à l’art de continuer. Dans le tableau Number One, où Pollock se met définitivement à peindre avec sa célèbre méthode du “dripping”, en laissant couler la peinture dans une sorte de “danse” autour de la toile posée par terre, donc ne touchant plus à la toile, pourquoi exécute-t-il une série d’impressions de sa main au coin supérieur de l’image ? Peut-être justement pour affirmer la dualité, pour montrer qu’il n’a pas réglé le problème de la peinture, ontique ou ontologique, qu’il est toujours lié au premier homme qui imprima sa main sur la paroi d’une grotte, ou que le choix de se séparer de la toile ne peut être absolu. À propos de la pureté, de la chose elle-même, Brakhage regretta de peut-être n’avoir trouvé sur film qu’un équivalent de ce qu’il cherchait ou avait découvert (comme devoir trouver un équivalent pour la vision hypnagogique), là est-elle vraiment la question ? Nous n’avons qu’à voir ses films pour réellement sentir la PRÉSENCE et tout ce que ça peut signifier. Pendant qu’ils se créent et quand nous en faisons l’expérience, ils deviennent eux-mêmes la nécessité , et s’ils ne sont pas la chose en soi que nous recherchons, ils sont la nécessité de la chercher. Brakhage dit que les oeuvres partagent un monde, des théoriciens post-modernes pourraient dire la même chose pour justifier qu’elles ne font que se référer les unes aux autres, mais n’est-ce pas plutôt qu’elles répondent à quelque chose de profond en nous-même, et que c’est à partir de soi qu’elle sont alors un même monde, qui n’est pas seulement le monde des arts, mais un regard plus pénétrant sur le monde (humain).

Peut-être puis-je au moins m’approcher d’une meilleure compréhension de ce que Brakhage dit dans ces mots:

The Persona ceases to be Mask once it is known as Flesh and the Ivory Tower of inwardness takes shape again on Public Domain at the outermost limits of physiological awareness.
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[Lire la première partie : Une oeuvre qui nous regarde->83]

[Lire la deuxième partie : Voir c’est croire->84]