La faille du temps, de l’image et des mots

Quel est ce moment où tout bascule ? Celui pourtant, auquel vous vous attendiez, depuis toujours ? Au gré d’un film, d’une image abimée, d’une pellicule éraflée, d’un mot brisé, vous reconnaissez la blessure, la faille qui se loge, au plus profond de vous-même. Cette expérience de la fracture, du temps rompu en deux, que vous connaissez si bien. Désormais, elle a une présence, une existence dans un réseau bien étendu, celui d’images et de mots qui, par leur discontinuité constitutive, forment un langage, séparé de lui-même. L’origine de la rupture provient d’une temporalité singulière, celle d’après la catastrophe, qui sans cesse relance tout discours ou toute image s’y attenant. La pensée, l’écriture et l’image se désagrègent, portées par une impossible linéarité factuelle, temporelle et historique. Ces réflexions en mouvement se sont sédimentées au fil de multiples rencontres avec des films et des écrits sur les territoires de la ruine, marqués par la catastrophe passée et à venir. L’occasion m’est donnée aujourd’hui de déblayer un parcours qui se cristallise en la revue Hors champ, depuis la faille du temps perçue dans ses écrits, jusqu’à celle de l’écriture à laquelle elle s’ouvre.

À l’origine, une pensée de l’anachronisme qui m’est révélée par un texte d’André Habib : « Le temps des ruines : histoire et mémoire de l’année zéro, de Rossellini à Godard 1  ». Prenant pour appui la formule de Godard : « Quand Langlois projette Nosferatu (1921), et que dans la petite ville où vit Nosferatu, tu vois déjà les ruines de Berlin en 1944 2  », le texte convoque le présent de l’année zéro, lieu de la faille du temps et de l’histoire, après la catastrophe, qui implique une inversion des temps. Les ruines de Beyrouth qui m’habitent depuis un temps indéfini, tout autant que leurs représentations filmiques, rejoignent alors, par un effet de télescopage temporel et historique, les ruines passées et à venir, d’autres territoires, ceux de l’« année zéro ». Retours et projections se retrouvent en ces territoires cinématographiques, l’anachronisme permettant d’appréhender leur complexité temporelle, historique et mémorielle. Les personnages intègrent en ces films de ruines une histoire sans début et sans fin, qui sans cesse, recommence. Leurs trajectoires débordent des lieux et des temps, comme celle du jeune Edmund dans les ruines de Berlin, en 1944, dans Allemagne année zéro (Roberto Rossellini, 1948), dont l’errance rejoint celle des enfants pilleurs qui tentent de survivre dans Beyrouth, jamais plus (Jocelyne Saab, 1976). Ponctué par les mots d’Ethel Adnan, le film témoigne, comme seule la poésie peut le faire, de ces instants zéro, entre les batailles, dans un centre-ville apocalyptique, quelques mois après le déclenchement de la guerre 3 . Les ruines filmées par Saab, en 1976, apparaissent aujourd’hui comme un « montage de temps hétérogènes 4  » faisant écho aux multiples destructions passées de Beyrouth, et permettant une terrible projection sur celles à venir.

Allemagne année zéro (Roberto Rossellini, 1948)

Beyrouth, jamais plus (Jocelyne Saab, 1976)

La césure se fait multiple, tentaculaire, atteignant autant les lieux et les sujets filmés que le langage cinématographique invoqué. Celui-ci se fragmente, alors que la faille affecte également l’image par un même effet de propagation et de contamination, autant en ce qu’elle représente, qu’en son état organique qui se décompose ou s’auto-dévore. Le fond et la forme se joignent, portés par une esthétique de la ruine et de la fragmentation, celle d’un récit, d’une image, et d’un temps, en ruine. C’est par le feu que s’exhibent les cicatrices vivantes d’un passé réactualisé, traces du temps et de l’histoire. Pour rendre les photographies touristiques de Beyrouth plus conformes à son quotidien, celui de la destruction et de la guerre, le personnage du « photographe pyromane » imaginé par les artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige se met à leur infliger des brûlures. Marquées autant par un geste de destruction que de conservation, elles se révèlent sous la forme de Cartes postales de guerre (1997-2006) 5 . La consumation s’effectue par un entrelacement du référent et de son support, la ruine de la ville à travers la ruine de la pellicule. La fente de l’image et du temps accueille une douleur intemporelle, incarnant la perte, l’absence, la disparition. En elle se loge une inclinaison mélancolique, par le retour sur un passé à la fois pétrifié et ressuscité, mort et vivant.

Cette plasticité du temps et de l’image traverse l’envoûtant Lyrical Nitrat (1990) de Peter Delpeut, film composé de fragments de pellicules de nitrate filmées entre 1905 et 1915, sur lequel se penche André Habib en son texte « À propos de “Lyrical Nitrate” de Peter Delpeut, Ruines et temps du cinéma 6  ». On peut y lire, par une écriture qui relève autant les aspects esthétiques, poétiques, et affectifs du film, la texture fissurée du temps. Il nous rappelle également la qualité du cinéma qui est « comme l’incendie, il [l’art] naît de ce qu’il brûle 7  ». Alors que les très belles séquences du film de Delpeut sont montées suivant une trame fragmentée et en ruine, elles révèlent des apparitions fantomatiques survenues d’un temps autre se consumant devant le regard, avec la conscience mélancolique de la gangrène du temps qui use, vieillit, pourrit. Corps, visages et gestes sont l’incarnation de ce qui n’est plus, fantômes du cinéma, du temps et de l’histoire. Cet effet troublant de survivance transparait par les Images rémanentes (2003) de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige 8 , film super 8 qui appartenait à l’oncle de Khalil Joreige, kidnappé durant la guerre du Liban 9 , et développé par les artistes après plus de quinze ans. La pellicule altérée par le temps et submergée de craquelures laisse entrevoir des ombres qui bougent, que l’on devine à travers une teinte blanchâtre variant de l’orange au violet. Le concept de la latence que le couple d’artistes explore dans une œuvre filmique et plastique plurielle se manifeste autant par l’aspect esthétique de l’image impressionnée non révélée que par le retour d’un passé marqué par la violence. L’apparition furtive d’un corps disparu se fait par la déchirure du temps, les éraflures de l’image, et une forme filmique où se faufile une plainte mélancolique murmurée.

Cartes postales de guerre (Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, 1997-2006)

Lyrical Nitrat (Peter Delpeut, 1990)

Images rémanentes (Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, 2003)

C’est bien par la faille du temps, de l’image, et des mots, que se produit la rupture des sens et du sens, ou inversement ; ce sentiment de deuil impossible, lié à la terrible conscience d’une disparition qui aura toujours eu lieu. Les images, les écrits et l’écriture accueillent la blessure, et libèrent la pensée, les mots, les sentiments. Une consolation demeure possible, en cet espace catalyseur trouvé, qui permet en ses films, ses lectures, à travers une image, un texte, un mot, une intonation, de vous raccorder de nouveau au monde. Il m’a été donné de le découvrir par une brèche, ouvrant les différentes strates d’une écriture de la ruine, que ce soit en ses textes ou en son accueil de nouvelles écritures avec leur(s) faille(s), fragilités, craintes et blessures leur permettant d’exister. C’est cela que la revue Hors champ incarne, depuis 25 ans, car désormais, la solitude a trouvé un refuge en ce lieu de partage.

Notes

  1. André Habib, « Le temps des ruines : histoire et mémoire de l’année zéro, de Rossellini à Godard », dans Philippe Despoix (dir.), Médias, mythes, matériaux, Montréal, Musée d’art contemporain de Montréal, 2007.
  2. Jean-Luc Godard et Serge Daney, « Godard fait des histoires », dans Godard par Godard, textes réunis par Alain Bergala, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, tome 2, p. 161, cité par André Habib, p. 95.
  3. « La guerre du Liban » débute en 1975 pour s’achever en 1990. À noter que le conflit prend plusieurs dénominations, du fait de sa complexité et de la multiplicité de ses belligérant (« guerre(s) civile(s) », « la guerre des autres », « la guerre de tous contre tous »… ).
  4. Habib, 2007, p. 97.
  5. Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Cartes postales de guerre (1997-2006), Partie 2 du projet Wonder Beirut, voir : http://hadjithomasjoreige.com/postcards-of-war/.
  6. André Habib, « À propos de “ Lyrical Nitrate ” de Peter Delpeut, Ruines et Temps du Cinéma », Hors champ, novembre 2005, https://horschamp.qc.ca/article/ruines-et-temps-du-cinema.
  7. Jean-Luc Godard, cité par André Habib.
  8. Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Images Rémanentes (Lasting Images, 2003), installation vidéo, 3 min, Film Super 8 mm transféré sur DVD, voir : http://hadjithomasjoreige.com/lasting-images-2/
  9. Depuis la fin de la guerre civile (1975-1990), on compte plus de 17 000 personnes disparues au Liban, dont on ne connaît pas le sort à ce jour. Durant plus de quinze années, la guerre fut marquée par les combats, les bombardements, les tueries, les massacres, les déplacements, mais aussi des enlèvements incessants.