Brakhage à Montréal, 25 au 28 janvier 2001

Journal d’un événement

Répondant à notre invitation, le cinéaste américain Stan Brakhage est venu du Colorado pour présenter ses films et en discuter avec le public. Hors Champ présentait à la Cinémathèque québécoise une programmation de son œuvre couvrant 43 ans de création et recoupant toutes les formes cinématographiques qu’il a investies : documentaire, film de famille, peinture sur la pellicule, collage…

L’événement a connu un succès pour le moins inattendu, pour ce type de cinéma communément dit “expérimental”. Malgré l’indifférence désarmante de la presse locale, les projections faisaient salle comble et l’enthousiasme était palpable alors que peu de spectateurs quittaient leur siège au prolongement des discussions après les films.

Nous avons donc découvert ou mieux connu un artiste d’une grande intégrité, dont l’inspiration paraît incessante et la réflexion claire et cohérente. Les 24 films au programme nous ont fait vivre des expériences cinématographiques uniques et parfois très intenses. Il serait ici impossible de livrer un compte rendu complet et utile de ces quelques jours; intimidant de vouloir dresser un aperçu critique de tous les films ou de donner suite aux propos du cinéaste par un essai élaboré. Il importe toutefois d’en partager quelques idées et faits saillants qui demeurent bien vifs dans l’esprit.

Cinéma expérimental ou poétique ?

Brakhage : « Je préfère dire “film poétique”, c’est moins confus que le terme “expérimental”, parce qu’on peut faire l’analogie avec la poésie par rapport au roman en littérature. » On pourrait préciser qu’il est évidemment question de la forme poétique par rapport à la forme du roman, puisqu’on peut bien sûr toujours parler de la poésie d’un film narratif ou d’un roman. Dans le premier cas, à la différence du récit – mots ou images – rythme, couleurs, formes et affects sensoriels sont la matière travaillée pour incarner le contenu, inséparable de l’expérience.

Silence

La plupart des films de Brakhage sont muets, sans aucune bande son. Rare expérience que d’être ainsi dans l’obscurité et le silence avec tous les autres spectateurs. Un peu inconfortable au début, on entend respirer son voisin, les toux qu’on s’efforce de retenir… Mais on finit par s’habituer, même qu’on y gagne une étrange télépathie, l’impression de partager le regard de tous. On pouvait même arriver à une mystérieuse conscience du corps des autres, pendant la projection de The Act of Seeing With One’s Own Eyes, documentaire dans une salle d’autopsie, alors que toutes les têtes dans l’ombre étaient rivés à l’écran silencieux où des corps s’ouvraient et se détachaient en morceaux.

On pourrait spéculer que de telles conditions de visionnement participent à une intensification du sens de la vue. Certainement, surtout avec les films abstraits peints à la main, souvent image par image, on vit par la vision une expérience esthétique très proche de la musique. On écoute la musique parce qu’il y a mouvement, ordre, rythme et c’est pourquoi de la même façon nos yeux sont pris par ces films, et parce que ce mouvement répond à quelque chose en nous.

Toc, toc, toc, Brakhage frappe quelques coups avec sa main sur le micro. Il refait le même geste, sans toucher au micro. “Dans lequel des deux gestes ma main vous a-t-elle semblée la plus présente à vos yeux ?”

La radicalité de ce choix du silence pour Brakhage est, non paradoxalement (parce qu’une forme de cinéma doit pouvoir se passer du son, comme la musique se passe des images), proportionelle à sa passion pour la musique. Il fut d’ailleurs étudiant de John Cage, il a aussi côtoyer Varèse, est fasciné par Stockhausen et grandement inspiré par Xenakis.

A “Chance operation”, mais…

Bobines A et B

John Cage a développé en musique des méthodes de composition par la “ chance “, l’accident. Pour Brakhage, surtout au niveau du montage, des compositions par la chance peuvent être une manière d’entrer dans le travail, de trouver un point de départ, mais il ne peux y concevoir une finitude créatrice en soi. Par exemple, pour le film Dog Star Man, poème épique dont la réalisation s’est échelonnée sur 4 ans (1960-64), il a commencé à monter une bobine A avec des formules par la chance, jusqu’à obtenir l’esquisse d’une forme, d’un mouvement initial. Mais il sentait la nécessité de ne pas en rester là. Alors que pour Cage cette bobine A pourrait être le film, Brakhage s’est mis à travailler avec une bobine B, en réponse à A, pour lui donner des couches de significations, l’intégrant en surimpressions dans un deuxième niveau de montage.

Héritage de la peinture

“Peinture” de Clyfford Still, 1951

“Dog Star Man” de Stan Brakhage, 1962

Dans la qualité picturale de ses films, et par la génération dont il est issue, on sent chez Brakhage la forte influence des peintres abstraits américains, principalement ceux de l’École de New York. On dénote une similitude plastique de certains films avec l’œuvre de peintres tels Clifford Still et Hans Hoffman, mais sans doute la plus forte influence sur le cinéaste est celle de Jackson Pollock. Brakhage avait cette petite histoire à raconter :

“Je sais qu’il est maintenant populaire, dans l’enseignement et les milieux de l’art, de rejeter et de dénigrer les Expressionistes abstraits du milieu du siècle. C’est dommage, je crois qu’il ne faut pas tout jeter trop vite, car on perd de vue des notions toujours pertinentes que ces artistes ont léguées. J’ai rencontré Pollock une fois, j’accompagnais un ami qui avait été invité, avec quelques autres critiques, à aller voir quelques nouvelles peintures dans la célèbre grange à Long Island. Évidemment, Pollock était ivre mort, immobile dans un coin sans dire un mot. Après un moment, en regardant les traces de peinture dont Pollock couvrait la toile étendue au sol, l’un des critiques risqua quelques mots, parlant de “l’opération de la chance”. “Chance operation ?”, s’exclama quelques fois Pollock en se relevant péniblement, puis il pris l’un des bâtons qui lui servait de pinceau, le trempa dans un pot de peinture, et d’un mouvement du bras dirigé à l’autre bout de la pièce, atteignit la poignée de la porte.”

Différence entre art et pornographie

La sexualité a occupé une partie de l’œuvre de Brakhage, ce qui lui causa de nombreuses frictions avec les lois américaines. Certains films auraient pu lui valoir 20 ans de prison. Ces problèmes avaient débuté en 1957, avec le film saisissant sur l’accouchement de sa femme, Window Water Baby Moving. Le laboratoire expédia un document que Brakhage devait signer pour consentir à la destruction du film, qu’on qualifiait de pornographique. “Un drôle d’oxymoron”, dit Brakhage, “un film de naissance pornographique”. Il fallut que le médecin se porte à sa défense, attestant qu’il s’agissait d’un film scientifique, pour que l’œuvre soit sauvée.

Demeurant quelques temps à Los Angeles dans sa jeunesse, Brakhage s’était vu offrir 75$ par jour pour tourner des films pornographiques. “Je n’avais jamais vu en fait de films pornographiques, je ne pensais pas qu’il y avait nécessairement quelque chose de mal à ça, et bien sûr cela aurait été beaucoup d’argent pour moi à l’époque. J’ai refusé, quelque chose dans mon esprit me disait qu’il valait mieux ne pas toucher à ce genre de films, car je savais qu’un jour je voudrais faire quelque chose de sérieux sur la sexualité” (…) “Plus tard j’ai compris que toute la difficulté avec un tel sujet, c’était de représenter la sexualité d’une manière qui n’est pas trop évasive, sans être trop explicite et ne provoquer que de l’excitation, comme la pornographie. On peut parler d’art si on a réussi à amener le spectateur à ressentir sa sexualité sans lui donner une érection.”

Home Movie

“Au début de ma carrière j’ai regardé attentivement beaucoup de films amateurs, des films de famille. Ce fut d’une grande incidence sur ma façon d’envisager l’art cinématographique, quand j’ai réalisé que dans certains films, on pouvait voir un léger tremblement régulier du cadre. C’était le battement de cœur du cinéaste, quand il tentait d’être immobile avec sa caméra 8mm dans les mains, et on pouvait percevoir l’émotion de ce battement de cœur quand par exemple il filmait ses enfants. D’ailleurs, en français vous utiliser aussi le mot amateur pour nommer une personne qui aime quelque chose. Saisir une image en tant qu’acte d’amour est devenu une notion importante pour moi.

En fait tous les films sont des “home movies”, même à Hollywood, ils font des home movies sur ces gens-là, ces lieux. Eux aussi sont au mieux des amateurs, sauf qu’il déploient de grands moyens pour le masquer !”

Nerf optique

En voyant un film de Brakhage, nos yeux sont engagés à deux niveaux simultanés. Il y a le sujet de l’image et en même temps tout le travail sur la forme visuelle et le rythme qui vient rejoindre le processus interne de nos yeux dans l’acte de percevoir une image et du mouvement. Déplacement du point focale dans la profondeur des surimpressions, enchaînements rapides qui agissent sur les processus d’après-image, persistance rétinienne, fluctuations de la luminosité et ajustement de la pupillle, affects émotifs et vibrations physiologiques des couleurs… Ce sont des dimensions du fonctionnement de notre sens de la vue qui sont appelées à se révéler devant le défilement des images. Brakhage a parlé de son intérêt pour le nerf optique et la vision “hypnagogique”, formes et couleurs qu’on voit les yeux fermés. Les “brain movies” selon l’expression de son ami le poète Michæl McClure. Si on ferme les yeux brusquement, ou qu’on appuie sur les paupières, ce qu’on voit, ce sont comme les “feedback” du nerf optique selon Brakhage. Donc il tente de représenter par divers moyens ce qui constitue les mouvements de l’appareil de la vision, la prédisposition à percevoir au-dehors le monde visible, notre lumière interne (on sait d’ailleurs que les couleurs sont produites par le cerveau, et non présentes dans les objets). “C’est la pensée visuelle en mouvement que je veux représenter, que je veux partager dans mes films. C’est peut-être proche de ce qui peut composer les rêves d’un fœtus qui n’a rien vu du monde extérieur ! Et de partager ce mouvement intérieur, c’est peut-être aussi similaire à l’homme primitif qui dans l’émotion frappait sa poitrine pour répondre à son battement de cœur, un autre se mettait à frapper sur quelque chose et le rythme et la musique apparaissaient.”

Art et implication sociale

Stan Brakhage exemplifie parfaitement l’équilibre de l’artiste engagé dans la création incessante de son œuvre et du citoyen engagé socialement. Il fut éclairant d’être amené à réfléchir sur ces deux choses comme étant essentielles et possiblement séparées. La majorité de ses films relèvent d’un univers personnel et poétique, et plusieurs, dont les peintures sur pellicule, sont purement “abstraits”. Mais pas tous non plus, un film de montage avec des images recyclées comme Murder Psalm, méditation sur la violence, est riche de références culturelles, enraciné dans son contexte social. Évidemment, il est un réflexe, je dirais autant “universitaire” que “populaire”, de considérer l’art abstrait comme “s’excluant des préoccupations du monde réel”. Ce fut d’ailleurs le sujet d’une question adressée à Brakhage par un spectateur.

“Il est important pour moi d’être conscient et actif par rapport aux enjeux et injustices du monde dans lequel je vis, mais je sais que dans mon travail, de vouloir faire un film sur telle ou telle question politique serait de marcher à côté de la ligne au long de laquelle il m’est donné de faire de l’art. Certains poètes noirs se sont à un moment donné entièrement dédiés à la défense des droits de leur peuple, je respecte ça, c’est nécessaire, mais ce qu’ils écrivaient alors n’était plus de la poésie, et la poésie aussi est nécessaire. Un artiste doit se connaître pour rester honnête dans son œuvre, je ne sentirais pas la même confiance pour exprimer ce genre de ‘thèmes’ avec des moyens artistiques. Aussi je me dis que ce qu’on peut commenter ponctuellement, rapidement, et les changements immédiats dans le cours des choses, peuvent se dissiper et se retourner aussi rapidement. J’aime plutôt penser selon l’épreuve du temps pour une œuvre d’art, que dans cent ans, si elle peut encore toucher les gens et les faire réfléchir, ce sera plus productif pour l’humanité.”

Il ne faudrait pas non plus oublier que ses films sur la sexualité ou celui sur les autopsies incarnent bel et bien, de part la nature du regard, un personnage social en rupture avec le regard convenu dans les mœurs et la culture dominante. Aussi les films peints image par image – dans le contexte des moyens de production commerciale du cinéma et des idéologies dominantes de la société- ne sont-ils pas en eux-mêmes des actes de résistance ?