Hors ligne…
En 1996, Godard attaque les derniers chapitres de ses Histoire(s) du cinéma ; Martin Scorsese et Thelma Schoonmaker s’apprêtent à ranger leur Steenbeck au grenier. Serge Daney est déjà mort depuis quatre ans. Toute la planète attend Mission impossible. Pourtant, le cinéma change.
En 1996, on écrit encore sur le cinéma, mais différemment. La critique dominante semble courir après les découvertes. Il y a beaucoup de films, trop peut-être. Bon an, mal an, quelques cinéastes réussissent à nous bouleverser — on vient de découvrir Kiarostami. Il faut repenser le cinéma ; l’aborder autrement ; faire violence à notre cinéphilie.
Sight and Sound, la plus prestigieuse revue de cinéma en langue anglaise, impose à ses rédacteurs des critiques formatées. Pour parler correctement de Val Abraham (Manoel de Oliveira, 1993), il faut pourtant plus de 4000 caractères. Dire « J’aime » ou « Je n’aime pas » ne suffit plus. Si les films ont désormais des « auteurs », il faut apprendre à les aborder avec une certaine violence.
Or publier « en ligne » permet le débordement ; les digressions sont même bienvenues. Au besoin, on peut y publier son journal intime, si la découverte du nouveau Raoul Ruiz a bouleversé notre vie.
Hors champ est donc né d’un besoin porté par l’air du temps et par le cinéma qui demandait qu’on le regarde autrement. Comme le suggérait Nicolas Renaud (en 1998) pour parler de l’œuvre filmique de Stan Brakhage. Les vœux de Nicolas se réalisèrent très concrètement en janvier 2001 quand, à l’invitation de Hors champ, Brakhage s’installa à la Cinémathèque québécoise pour trois soirées historiques, avec ses films, sa verve et sa générosité. Parce que si Hors champ, c’est « la première revue de cinéma en langue française sur internet », c’est aussi un lieu de rencontres exceptionnel : Peter Kubelka, Ghassan Salhab, Ernie Gehr, Bill Morrison et plusieurs autres ont partagé leurs films avec le public de la Cinémathèque à l’invitation de la revue.
Mais surtout, Hors champ est un espace de liberté, un lieu où l’on peut dire et contredire, au besoin défendre l’indéfendable – of the North (Dominic Gagnon, 2015) ?
Nous avons désormais très peu de temps pour attraper les films qu’il faudrait voir pour être juste avec le cinéma actuel. D’où l’importance de valoriser ces rares lieux où l’on prend le pouls du cinéma. Plus que jamais le cinéma a besoin de spectateurs actifs ; la cinéphilie pieuse ne suffit plus.
Dans tout film qui se respecte, le hors champ est une composante essentielle ; les cinéastes qui l’oublient trahissent leur art. Encore faut-il que le hors champ soit habité…
19 juillet (2021), jour de naissance d’André Forcier et d’Abel Ferrara, deux cinéastes toujours en ligne.