J’AI LA MÉMOIRE QUI TOURNE
OU L’ÉMOTION AUTHENTIQUE D’UNE VRAIE TÉLÉRÉALITÉ
J’ai la mémoire qui tourne est une idée du journaliste au Devoir Sylvain Cormier, dont l’habitude de collectionner les vieux films de famille s’est développée en projet d’émission de télévision, diffusée depuis 2009 sur le canal Historia. L’intérêt historique – et qui plus est sa valeur socio-anthropologique – de la collection n’est certes pas à négliger, et le contenu de J’ai la mémoire qui tourne intéressera quiconque se passionne pour le passé récent du Québec ; pourtant, ce n’est pas prioritairement cet aspect qui fascine dans l’émission.
On connaît tous le pouvoir d’évocation de ces images délavées, rayées et la plupart du temps mal cadrées, bandes Super 8 ou 16 millimètres sorties des caves ou des greniers de particuliers et qui prennent invariablement quand on les voit la couleur de nos propres souvenirs, la fonction mémorielle du cinéma se trouvant puissamment illustrée par ce type particulier de médium. La nature même du film de famille – dont le sémiologue français Roger Odin a fait un de ses objets d’étude privilégiés 1 – appelle une dynamique communicationnelle ainsi qu’un rapport à l’image tout à fait singulier, qui nous oblige à une réflexion qui tienne compte de cette dimension spécifique.
On juge le plus souvent la qualité ou l’intérêt d’une production médiatique à un certain nombre de critères, prescrits par l’habitude que nous avons de l’image faite dans un contexte professionnel. Le film de famille, réalisé dans de petits formats, se présente pour sa part avec « du grain » ; le maniement de la caméra, laissé au soin d’un amateur, produit nombre de mouvements aberrants, sauts, bougés, tremblements ; enfin peu de familles se donnaient la peine de « monter » même sommairement leurs diverses prises, ce qui fait que les films s’offrent habituellement en séquences plus ou moins anarchiques. Ces aspects propres au « genre », qui constitueraient dans n’importe quel autre contexte cinématographique des erreurs, perçues comme telles par une majorité de spectateurs, forment ensemble le caractère esthétique distinctif du film de famille ; ce sont d’ailleurs ces maladresses que les cinéastes imitent lorsqu’ils veulent en reproduire la charge émotive propre dans leur fiction. Il s’agit donc de défauts subsumés par l’habitude qu’on a de les associer à un type singulier de pratiques, et transcendés par l’émotion que celles-ci génèrent.
La grande force de J’ai la mémoire qui tourne, c’est de mettre en valeur ce caractère si particulier du film de famille, en n’essayant pas de faire tenir à ces images un discours second mais en leur offrant plutôt une mise en scène et les accompagnant d’un commentaire qui reproduisent au mieux le contexte « ordinaire » de leur énonciation. Ces films en effet ne sont pas conçus pour être vus en salle ni dans aucun espace public ; leur lieu naturel d’existence, c’est la famille elle-même, la réunion familiale, et les circonstances habituelles de leur visionnement impliquent que les acteurs du film en sont aussi les spectateurs. Cette situation unique permet, comme un peu tout le monde en a déjà fait l’expérience, un mode de réception éminemment actif ; chacun y va de son commentaire, on rit, on s’émeut de reconnaître une personne absente, le film générant non pas une écoute attentive et recueillie mais une écoute participative dont l’enjeu est toujours de garder vivante la mémoire familiale, par-delà les images qui lui servent de support, accessoires en réalité. Images-prétextes dont la finalité pragmatique est de créer du lien, de reconduire une fois de plus le plaisir de se retrouver parmi les siens et de se souvenir ensemble des bons moments qu’on y a vécus.
Aussi l’habitude souvent détestable des producteurs d’imposer aux idéateurs de concepts d’émissions la présence de « vedettes » trouve ici une fonction moins artificielle. Chaque épisode est ainsi organisé autour de thèmes (pour la première saison : le « printemps », l’ « été », l’ « automne », l’« hiver ») et la présentation des bandes se fait avec d’une part avec un vieux projectionniste (Marcel Sabourin, dont la narration exceptionnelle rend justice à des textes non moins remarquables de Marie-Michèle Tremblay et S. Cormier) qui semblent les redécouvrir et une « assistance » constituée de personnalités qui tour à tour viennent commenter les images qu’on leur soumet en même temps qu’aux téléspectateurs. Cette mise en scène, qui a pour effet de mettre en valeur l’acte de réception en le concrétisant, contribue par ailleurs à en situer justement la pertinence sur le plan de la parole que le film de famille ne manque jamais de susciter. Les vedettes ne sont donc pas là pour vendre quoique ce soit ni elles-mêmes, mais pour permettre aux films d’exister dans un contexte qui leur soit plus naturel, celui d’une communauté – ici non plus la famille restreinte, mais la « famille élargie du Québec » qu’elles incarnent. En un sens, on peut dire que rarement le côté familier, l’aspect fortement convivial du lien qui rattache le public québécois à ses vedettes n’auront été exploités de manière aussi appropriée, et l’émotion générée par le procédé plus sincère.
Il est peu de circonstances où le cinéma trouve au petit écran un espace optimal pour se révéler ; la mise en valeur du patrimoine que constituent les films de famille en est un, si l’on tient compte du fait que les modalités de réception de la télévision (du moins jusqu’à récemment 2 ) reproduisent à peu de chose près celles de ce type très singulier de productions. Une chaîne comme Historia, dont la programmation originale est trop souvent faite d’émissions qui ont un lien très ténu avec notre patrimoine et notre histoire (avec des concepts comme Le Tour du jardin ou À vos marteaux…), trouve ici exactement le genre de projets capable de lui donner, en même temps qu’un produit de grande qualité, une pertinence qu’elle n’a pas toujours su démontrer.