Dossier “Western crépusculaire”

HIGH PLAINS DRIFTER, UN COW-BOY AU PAYS DES REVENANTS

High Plains Drifter est seulement le deuxième film de Clint Eastwood en tant que réalisateur, mais il force l’admiration tant il est maîtrisé ; et lorsqu’on le compare aux autres projets du célèbre californien à la même époque – des œuvres telles Play Misty for me, Breezy, The Eiger Sanction, moins achevées – on s’étonne même de ses nombreuses qualités. C’est qu’Eastwood, on le sent dès les premières images de ce western apocalyptique, est ici dans son élément : quelque nombreux et variés en effet que soient les personnages qu’il a incarnés en plus de cinquante ans, aucun ne colle mieux à sa persona d’acteur que celui du cavalier solitaire, mi-homme mi-dieu, tireur d’exception et grand buveur de whisky. Dès qu’apparaît sa vague silhouette, comme dans un étrange nuage de brouillard électrique, baignée d’une musique d’outre-tombe, on sait comme spectateur que l’on a affaire à une vielle connaissance : le cow-boy sans nom des chef-d’œuvre de Leone est de retour, et comme tous les « revenants », il traîne avec lui l’aura d’un passé à la fois légendaire et mystérieux. Tel est le génie particulier d’Eastwood, que sa longue et fructueuse carrière n’aura de cesse d’amener dans toutes sortes de directions mais dont un élément au moins reste constant : ses meilleurs films, toujours, mettent en scène le mythe sous un éclairage unique, un mythe dont on dira, comme d’une étoile mourante, qu’il brille de ses feux les plus éclatants alors même qu’il est en train de s’éteindre.
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Le western après le western

C’est devenu un truisme aujourd’hui de désigner les westerns réalisés après la fin de l’ère des studios de crépusculaires – inspiré en cela on l’imagine par nombre de films du genre se terminant sur un plan du justicier qui s’éloigne dans la plaine, sous un large disque solaire sur le point de disparaître à l’horizon. Mais l’expression elle-même recouvre une telle variété d’œuvres qu’elle révèle en réalité bien peu de leur nature, sinon leur place dans le temps et leur situation par rapport à un corpus jugé dominant du point de vue de ses thèmes et de sa mise en scène. Si High Plains Drifter assume mieux que tout autre film cette position, dont il tire en fait ses principaux effets, et si le terme de crépusculaire lui va si bien, c’est en outre parce qu’il rend compte d’une manière extrêmement concrète du thème de l’après, en un sens presque métaphysique qui permet au genre de s’ouvrir sur l’horreur tout en prenant une tournure morale pour le moins équivoque.

Si on compare en effet le personnage du drifter incarné par Eastwood à l’un de ses modèles les plus évidents – le shérif désabusé de High Noon (incarné par Gary Cooper), une œuvre que le réalisateur ne se prive par ailleurs pas de citer abondamment – on constate d’emblée qu’entre les deux, quelque chose de fondamental a basculé. Dans le célèbre film de Fred Zinnemann, réalisé en 1952, Will Kane (Cooper) est un homme au bout du rouleau ; las de la violence, sur le point de partir en voyage de noces avec sa jeune épouse, c’est parce qu’il est animé d’un incommensurable sens des responsabilités qu’il décide finalement de rester pour protéger la petite ville contre le retour imminent d’un dangereux bandit qu’il a lui-même fait mettre à l’ombre ; et alors qu’il se croyait bien appuyé par la communauté, il se découvre bientôt entouré de pleutres et de lâches qui le laissent seul avec la sale besogne. Métaphore à peine voilée du maccarthisme, sur-western aux connotations politiques affirmées, témoignage sur une Amérique qui ne reconnaît plus ses héros, non seulement High Noon se trouve-t-il historiquement à la frange extrême de la grande période du western, mais il thématise aussi, à travers ses accents noirs et le regard désabusé qu’il jette sur le monde et les hommes, le point de non-retour atteint par le genre: comme lui, le héros est fatigué et sur le point de se retirer pour de bon.

High Plains Drifter reprend en quelque sorte là où High Noon s’était arrêté, en ce sens que le personnage central y apparaît ni plus ni moins telle la réincarnation de Will Kane, au sens propre. En effet, plusieurs indices dans le film laissent entendre au spectateur que le justicier sans nom est un revenant, littéralement le fantôme vengeur d’un homme jadis battu à mort et revenu cherché à Lago la paix éternelle pour son âme 1 . En ce sens, lorsque qu’il demande aux résidants de peindre tous les bâtiments en rouge, et qu’il se charge pour sa part d’aller à l’entrée de la petite ville pour la renommer « Hell », il réalise le plus concrètement du monde une des dimensions latentes et pourtant généralisée du genre, qui veut que la conquête de l’ouest ait été le lieu d’un combat épique, religieux par essence, entre le bien et le mal. Qui plus est, en faisant du héros un revenant, c’est tout l’univers du western qui se trouve ainsi placé sous le signe d’un après spectral, conférant en même temps au personnage une dimension surnaturelle, presque christique (ou démonique, dépendant de la perspective). Il y a là quelque chose comme un retour du refoulé, l’expression ambiguë mais non moins signifiante d’une volonté d’en découdre avec les lois d’un genre qui se positionne comme dépassé et en même temps terriblement actuel.
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Carnavalesque et inversion

Un autre aspect fascinant du film contribue largement à cette aura crépusculaire ; il s’agit de l’inversion de plusieurs des signes archétypaux de l’univers du western. Déjà, le fait que la communauté de Lago se trouve sur le bord de l’eau – et non pas en plein désert comme c’est le cas de l’immense majorité des films du genre – confère au lieu un caractère particulièrement ambivalent, nourri par la symbolique chrétienne de la renaissance et de la purification. Mais l’élément le plus intéressant reste le rôle attribué au personnage de Mordecaï, le nain ; ce dernier, présenté au début du film comme le souffre-douleur par excellence des habitants de Lago, se retrouve après l’intervention du héros à cumuler les rôles de maire et de shérif, les deux fonctions (politique et légale) les plus importantes dans la communauté. Dès lors, et un peu à la manière du chœur dans la tragédie grecque, il traîne partout sa dégaine ridicule, annonçant à la ronde sur le ton de la prophétie les exactions qui se préparent. On pense bien entendu au carnavalesque tel que l’a défini Bakhtine : cette permutation des rôles sociaux, qui affecte en réalité tout le village (les notables sont ceux qui payent de leur poche et de leur rang la mise sous contrat du drifter) est préméditée et voulue par lui, elle est le résultat d’une action dirigée de sa part. Moins qu’une vengeance conduite contre un petit groupe de bandits, son geste constitue donc à une remise en question de l’organisation sociale même ; alors que Will Kane, 20 ans auparavant, s’était contenté de jeter par terre son étoile de shérif, lui s’en prend ouvertement à la communauté des lâches toute entière. Quand on connaît les positions politiques d’Eastwood, son farouche libertarisme notamment, on comprend que l’allégorie n’est pas loin et que Lago pourrait bien être le microcosme d’une Amérique en perdition.

Là se trouve bien entendu l’aspect le plus controversé de cette œuvre 2 : l’inversion ne touche pas seulement des motifs génériques superficiels, mais bien le cœur même de la rationalité morale du western. Tout le genre en effet s’est construit historiquement sur l’idée d’une communauté en développement, repoussant à la marge les éléments trop radicalement différents (l’Indien) ou dangereux pour sa cohésion interne (le hors-la-loi, électron libre de l’Ouest). Ici, c’est la communauté elle-même qui est présentée comme hautement contestable, son organisation condamnée à la corruption et son mode de gestion fondé sur la collusion ; l’homme qui pourrait les en sauver n’agit qu’en son propre nom, figure emblématique d’une violence rédemptrice mâtinée de religiosité, un loner au sens le plus fort du terme. High Plains Drifter est possiblement l’un des westerns les plus nihilistes de l’histoire, et dans la trajectoire même du cinéma d’Eastwood une sorte de point aveugle, un trou noir autour duquel le reste de son œuvre ne cessera de tourner, reconduisant sur d’autres terrains le questionnement éthique fondamental qu’il a lancé.

Notes

  1. Cela reste l’hypothèse la plus défendable tellement les signes la corroborant s’accumulent au fil du récit. Pour sa part, en entrevue, Eastwood – avec son flegme habituel – a toujours maintenu qu’il s’agissait de son frère jumeau…
  2. À sa sortie en 1972, nombreux furent les critiques à taxer le film de misogynie (voir la scène du viol) et même de fascisme.