ENTRE L’IDÉAL ET LA CONTRAINTE
Le film Sur la trace d’Igor Rizzi capte notre attention pour plusieurs raisons. D’abord, c’est un film sans compromission, tourné en 35 millimètres et réalisé à compte d’auteur, ce qui est rare et implique un réel désir de filmer et beaucoup d’audace. Ensuite, il confirme la place d’un acteur parmi les plus inventifs et intrigants du cinéma français contemporain, Laurent Lucas (vu chez Carax, Bonitzer, Moll, Bonello, Jousse ou encore De Pallières), dans la cinématographie québécoise 1 . Puis, il y a les partis pris de mise en scène : un sens naturel du rythme, particulièrement de la lenteur, en plus d’une volonté de représenter la ville (Montréal), sous ses aspects les moins tapageurs et les plus désaffectés. Enfin, l’argument fictionnel, de l’ordre de la gageure : un ancien footballeur professionnel vit en exil à Montréal (L. Lucas), ressasse sa vie sentimentale passée et se laisse entraîner sur la pente médiocre et facile de la criminalité ; à cela s’ajoute l’improbable arrivée d’une inconnue à l’agonie, au pas de sa porte enneigée. Autant de bonnes raisons pour justifier une rencontre avec le réalisateur, Noël Mitrani, afin de s’entretenir des relations entre les contraintes de la réalisation et d’un idéal de fiction cinématographique. Hors champ profite aujourd’hui de la sortie DVD du film pour offrir à ses lecteurs cet entretien réalisé en octobre 2006, au Festival du nouveau cinéma de Montréal.
_______________________________________________________________________________
Hors champ : Je vous propose d’orienter la discussion sur deux temps principaux : en premier, les contraintes matérielles et les conditions de tournage qui sont déterminantes pour votre film, et ensuite vos inspirations, vos choix de mise en scène…
Noël Mitrani : D’accord… Alors, partons du début. C’est un projet qui est particulier dans la mesure où, au départ, j’avais une somme d’argent définie de cinquante mille dollars. C’était une source de financement personnelle. Le pari consistait à dire : avec cette somme on va faire le film, quels que soient les conditions, les obstacles. En principe, la seule chose qu’on ne peut pas faire au cinéma, c’est un film où il n’y a pas du tout d’argent. À partir du moment où on en a un peu, cela devient une question d’inventivité et il est toujours possible de s’en sortir. En revanche, ce qui me paraît plus difficile est de faire un film avec moyennement d’argent, parce qu’on ne sait pas où l’on se situe. Mais quand on va vers des acteurs et des techniciens et qu’on leur dit : « voilà, en gros il n’y a pas d’argent, il y a juste la foi et l’envie de faire les choses », je crois que les gens nous suivent. Sinon, il faut au contraire beaucoup d’argent, avec un confort de tournage. Mais on ne s’est jamais longuement posé la question de l’argent, car le film a été entièrement conçu par rapport au budget de départ.
HC : Il y a cependant des défis en termes de production qui dans votre cas en viennent à influencer tout le propos du film.
NM : C’est vrai que le défi était de taille car je voulais absolument tourner en 35 millimètres. En plus, j’ai compliqué les choses car nous tournions en hiver. Contrairement à ce que l’on aurait pu présager, le tournage a été à cet égard un bénéfice pour nous, car lorsque l’on tourne en hiver et qu’on est à moins vingt degrés dehors, l’équipe est très concentrée sur son travail. Il faut faire les choses vite et bien. On avait une attention de toute l’équipe qui était extraordinaire, tellement que par moments on arrivait à faire des scènes en une prise ou deux, ce qui est tout de même miraculeux pour un long-métrage.
Un certain état des lieux de la production
HC : Cette concentration dont vous parlez m’apparaît frappante, elle tranche avec le tout-venant de la production de cinéma, et il me semble qu’elle est relative aux contraintes qui furent dans l’ensemble hyper-productives et créatrices pour l’équipe. Cela prend même l’allure d’un manifeste par rapport aux normes de la production.
NM : Il y a beaucoup de choses qui ont été dites sur le financement du film et pour cause : le paradoxe c’est qu’aujourd’hui on a jamais fait autant de films et en même temps ça n’a jamais été aussi dur d’en faire, surtout quand il s’agit d’une première expérience. De nos jours, le mode de financement des films repose beaucoup sur le scénario, c’est une espèce de bible… Or, nous ne sommes plus en 1950, nous sommes au vingt-et-unième siècle et le spectateur a une éducation quant au discours visuel que l’on sous-estime. Il peut accepter des choses incroyables en ces termes. À ce titre, sans trop faire de provocation, je pense qu’il vaut mieux une bonne réalisation et un mauvais scénario que le contraire !
HC : Le problème est que nous en sommes au point où même le distributeur fait ses choix en fonction d’un texte qui ne peut à lui seul rendre compte d’un projet de cinéma.
NM : Bien sûr. Trop de films se font sur la base du scénario et on peut y passer cinq ou six ans, ce qui est ridicule. Les producteurs deviennent obsessionnels avec ça et les sources de financement en sont malades. Nous n’arrivons plus à mettre une touche finale, comme si un peintre n’arrivait jamais à terminer sa toile. Après on arrive au tournage, où l’on est confronté à une matière vivante, où il peut se passer plein de choses. D’un coup, les producteurs se disent alors : «ben oui, on se rend compte que finalement il se passe plein de choses au tournage…» Le réalisateur passe son temps à leur dire, mais ça ne suffit pas. Je travaillais sur un autre projet avant où j’en étais à quatre ans d’écriture, ce qui est une absurdité totale. Après cette expérience qui s’est déroulée entre 2000 et 2004, je me suis dit : «ça va, je veux faire du cinéma et non pas entendre des tonnes de délire sur le scénario». C’est une base de travail, ce n’est pas une fin en soi. Nous en sommes au point où il y a des gens qui passent leur temps à ne lire que des scénarios en vue d’un financement. À la longue, ils ont oublié ce que c’est qu’un film !
HC : En effet, nous pouvons avoir l’impression que les films ne deviennent souvent qu’une courroie de transmission, notamment de la distribution jusqu’à la télévision, avec ses réclamations spécifiques qui peuvent transformer un projet.
NM : Je serais plutôt d’accord. La télévision est devenue un joueur essentiel pour le financement des films. Finalement, afin de toucher le plus large public, elle privilégiera des produits consensuels. Je suis assez inquiet d’un cinéma qui ne serait financé que par la télé, comme c’est pratiquement le cas en France. A contrario, pourquoi les séries américaines sont-elles d’un très bon niveau en ce moment ? C’est entre autre une question de volume : il y a 300 millions de personnes et beaucoup de chaînes télévisées. En gros, le renouvellement des séries télés s’est produit dans les années 1990, lorsqu’est sorti X Files. Cette série qui nous apparaît évidente maintenant était un projet assez bizarre au début. Quand ils ont lancé ça ou encore E.R., ils savaient que même avec un public confidentiel, ils toucheraient huit millions de personnes. Ils pouvaient donc faire un travail d’excellent niveau sans faire le plein du public. Le problème en Europe et au Canada, c’est que les produits de télé ou de cinéma doivent davantage faire le plein pour être rentables et cela mène au consensus.
HC : L’enjeu plus que jamais aujourd’hui consiste à s’extraire de l’hégémonie audiovisuelle, particulièrement en ce qui concerne le propos des fictions.
NM : Voilà. Je vais te donner un exemple concret. Pendant plusieurs années, en France, lorsque je travaillais sur des scénarios, je n’avais pas spécialement l’impression de vivre en démocratie. Dès qu’on touche des problématiques de fond, on se fait interdire. L’exception qui passe le mieux aujourd’hui, c’est la liberté sexuelle. Il est vrai qu’on peut mettre des choses sexuelles très poussées dans les films. Pourquoi pas ? Cela dit, on peut avoir envie d’aborder d’autres trames essentielles de la nature humaine et de la vie en société et cela devient nettement plus difficile.
Le processus de création et d’interprétation
HC : Revenons à votre film. Je crois savoir qu’il y a eu un engagement très franc de votre acteur principal, Laurent Lucas, dès le début du projet. Comment cette collaboration fructueuse a-t-elle prise forme ?
NM : Donc j’ai dit basta, j’ai envie de faire du cinéma et j’ai écrit la première mouture de Sur la trace d’Igor Rizzi en quinze jours. Après, j’ai peaufiné le film pendant un mois, en travaillant le personnage principal avec Laurent Lucas. J’ai connu Laurent sur le film qui se préparait depuis quatre ans que j’ai finalement abandonné. Je l’ai recontacté pour ce projet qu’il a suivi de très près.
HC : Autrement dit, il y avait déjà un travail d’interprétation à l’étape du scénario…
NM : En effet. Au fur et à mesure, il me donnait des repères concernant le jeu d’acteur. De ce fait, il y a eu une harmonie entre la scénarisation et le travail d’interprétation. Le scénario devenait solide rapidement, via cette collaboration de deux mois. Le processus était d’autant plus intéressant que Laurent n’est pas préoccupé de son image : ce qui compte est la valeur de ce qu’il joue. Il était prêt à prendre du poids, à se faire pousser la moustache. Cela l’amusait. En même temps, c’était difficile : par exemple, lorsque le personnage bedonnant doit manger une salade sur le lit, il fallait que cela demeure une image tragique. Un acteur moins subtil aurait fait de cette situation un moment comique qui aurait enlevé de la force au film. Le défi était de donner une épaisseur dramatique à des situations parfois ridicules. C’est comme marcher sur un fil et lorsque c’est réussi, c’est un régal absolu.
HC : Le deuxième personnage de votre film est la ville. À mon avis, l’une des grandes réussites de Sur la trace d’Igor Rizzi consiste à proposer un regard juste sur Montréal, en adéquation avec la trame fictionnelle.
NM : Il y avait derrière moi une trentaine d’années de fantasmes rattachés à la ville de Montréal sous la neige. Un cinéaste de Montréal n’aurait pas eu forcément le goût de filmer la ville comme ça. D’ailleurs, souvent les films québécois indiquent l’inverse de cette part importante de l’identité de Montréal. C’est l’été, on nous montre le côté high-tech de la ville, qui existe aussi. Si on prend l’exemple de C.R.A.Z.Y., il n’y a pratiquement pas d’hiver dans le film, alors que l’histoire se déroule sur plusieurs années. Est-ce un tabou psychologique pour les québécois ? À tout le moins, cela ne s’est pas beaucoup fait depuis les années 70. Quand je préparais le projet, on me disait : «les spectateurs n’aiment pas avoir froid dans la salle…» Je m’opposais à ce constat en donnant l’exemple de Fargo, ce qui donnait l’occasion de me rétorquer : « O.K., mais tu n’es pas les frères Coen ». D’accord, donc j’ai pas le droit de filmer l’hiver ?
HC : Au fond, dans un premier temps, pour appréhender l’hiver vous vous réfèrez davantage au cinéma et à son histoire qu’à la spécificité québécoise?
NM : Je pense à Wenders, avec lequel je ne me compare pas mais qui m’inspire : si on prend Paris-Texas, c’est un des plus beaux road movie qui soit sur l’Amérique, l’une de ses plus belles peintures en mouvement. Pourtant, ce film a été réalisé par un allemand. Sans doute que la justesse du film est due au fait qu’il arrivait avec un regard extérieur. De même, ma façon de filmer l’hiver à Montréal provient d’un regard émerveillé. Maintenant que j’aborde un nouvel hiver ici, je me rends compte qu’il était indiqué d’avoir fait le film plus tôt, car déjà l’émerveillement se dissipe. Cela dit, il y a un écueil possible avec un tel regard, si on en vient à dire : « regardez, je vais vous montrer l’hiver ». L’idée était donc de ne pas y mettre l’emphase, l’hiver est là, il enserre les personnages pour mieux ressortir.
L’espace filmé : pour la beauté des actions et des gestes
HC : Venons-en à la plastique de votre mise en scène. Encore une fois, il y a une adéquation très nette entre le propos et les choix visuels. À ce titre, le principe du parcours ou du trajet est un élément déterminant pour votre film.
NM : D’ailleurs, le repérage participait déjà explicitement de ce principe. J’avais d’abord défini tous mes lieux de tournage en traversant Montréal à vélo. J’ai ensuite refait ces trajets avec mes deux acteurs principaux (Laurent Lucas et Pierre-Luc Brillant). Ils avaient déjà leurs costumes et nous avons fait une forme de storyboard. Je filmais avec un appareil photo en fonction vidéo, je visionnais le soir et je réajustais ensuite l’agencement des plans. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il y a eu très peu d’improvisation sur le tournage, tout était très travaillé.
HC : Il semble que pour toi, il y ait une scénographie idéale des trajets qui doit prendre la forme du plan-séquence.
NM : J’ai une passion pour le plan-séquence. Je trouve que l’on peut alors donner une liberté exceptionnelle aux acteurs, en leur laissant une ou deux minutes en continuité. Ils ont davantage de temps pour se perdre et s’oublier afin de bien jouer une scène. Souvent le plan-séquence a mauvaise presse parce qu’il est envisagé caméra à la main ou à l’épaule pour des raisons économiques, pour simplifier la production. J’ai évité ça au maximum. Le plus beau plan de caméra demeure pour moi le plan fixe. C’est seulement lorsqu’on n’arrive pas à exprimer quelque chose par ce moyen qu’il me semble bon d’envisager des mouvements d’appareil. Rien de pire qu’un mouvement de caméra qui prend le dessus sur le propos en se complaisant dans la sophistication. Le plus difficile consiste à produire un cadre qui corresponde toujours à ce que j’ai à dire.
HC : Le plan-séquence, c’est très délicat : au niveau de la mise en scène, cela implique à la fois une extrême prudence et un goût affiché du risque…
NM : Prudence est un bon mot. Lorsque vient le moment de couper, je suis méfiant : par exemple en ce qui concerne le champ-contrechamp, je l’utilise parce qu’il est utile, mais c’est une illusion dans laquelle je n’embarque pas toujours. Quand on analyse ce procédé, même dans les meilleurs films il y a toujours des problèmes de raccords et de rythmes. Heureusement, le spectateur est souvent bluffé, mais j’ai envie de voir mon film et d’y croire aussi ! Il se trouve que j’ai une façon de filmer qui repose énormément sur le plan-séquence et du coup c’est très risqué : quand on fait un plan de deux minutes, il n’y a pas intérêt à le manquer. S’il y a une erreur de l’acteur ou une erreur technique, on est fichu. Il y a cependant ce moment de tension lors des prises qui est magnifique.
HC : Votre film est marqué par un ralentissement d’ensemble que soulignent le froid, la neige. Le personnage interprété par Laurent Lucas dégage une force et une énergie dans la lenteur qui semblent décuplés par rapport aux actions qu’il a à poser. Cela atteint évidemment une apogée lorsqu’il doit s’occuper de transporter le corps d’une inconnue, venue mourir chez lui. En fait, je trouve qu’il y a là une densité originale accordée à la représentation des actions.
NM : En ce qui concerne les trajets, Elephant de Gus van Sant m’a beaucoup marqué, car il accorde justement une importance originale à la représentation des actions, souvent avec un grand sens de la fluidité et de la continuité. Partant, je me suis posé cette question : qu’est-ce qu’une action au cinéma ? De façon assez commune, nous pourrions dire que c’est quelqu’un qui est caché et qui regarde une autre personne. Peut-être qu’il a un revolver dans la main. Est-ce qu’il va tirer ou pas, l’autre le saura ou pas ? C’est une action que tout le monde connaît. Mais une action, c’est aussi un homme qui sort la nuit, qui doit transporter cinquante kilos de cadavre dans un sac et le mettre dans un coffre, en marchant dans la neige. C’est lourd et pénible et il ne faut pas qu’on le voit. Il doit parvenir à ouvrir le coffre, à le refermer et à retourner dans sa maison. Le plan-séquence fait deux minutes dans le film et il s’agit de dire : «regardez, la composition des gestes humains fondent une action, comme les trajets». Il faut mener le spectateur à s’intéresser au geste humain, car c’est tout simplement quelque chose de magnifique. Ce n’est pas seulement quand un personnage a quelque chose dans une main qu’il faut s’intéresser à ce qu’il va faire ! C’est pour cette raison que j’ai cherché à filmer tous ces petits détails qui sont parfois insignifiants mais construisent une personnalité. Le personnage de mon film, c’est une série de détails et de trajets. Cela contribue au malaise et à l’aspect pathétique du personnage : tout est pénible, tout est long, chaque action doit être faite et en plus, c’est l’hiver. Au départ je voulais faire des ralentis, afin de magnifier certaines actions humaines par un effet de décomposition. Or, j’ai découvert que je l’avais déjà par la neige qui ralentit les actions et permet de leur donner toute la dimension que je recherchais.
Le passage du temps et l’absence
HC : Enfin, tout ce décor, hivernal et urbain est non seulement le lieu de l’errance mais aussi de l’absence. Le personnage de Laurent Lucas est venu à Montréal pour oublier un échec amoureux auquel pourtant il n’arrête pas de penser et dont témoigne la voix-off. À cela s’ajoute un élément un peu étrange : l’appartement où il habite est pratiquement vide. Il s’agissait de renchérir sur l’absence par le vide ?
NM : L’appartement vide est un choix dont on peut discuter : je voulais qu’il n’y ait rien d’autre que du blanc, comme renvoi à la neige. Le vide permet de connoter l’absence, mais c’est aussi l’idée que le personnage de Laurent Lucas n’a pas posé ses valises. Un personnage qui s’installe en plaçant des livres ou en achetant de la vaisselle, commence à étaler son quotidien dans son lieu de vie. C’est quelqu’un qui finalement a un certain espoir, il essaie de s’ancrer dans l’existence et voit une perspective. Le personnage de Laurent Lucas a dépassé cette notion-là, il a tout mis dans des placards. Il y a même une pièce où il ne va jamais : on sent que c’est quelqu’un qui n’a pas clairement pris la décision de vivre sur la durée.
HC : J’ai envie de terminer notre échange en vous parlant des années 1970 qui sont une référence explicite traversant tout le film. Il y a bien sûr une vieille Oldsmobile bleue avec laquelle votre personnage traverse la ville, mais aussi le genre du road movie qui atteint sa plénitude à cette époque. Est-ce une forme d’hommage de cinéphile ou le désir de souligner le caractère décalé du personnage ?
NM : Pour moi les années 1970 représentent un idéal pour le cinéma et aussi pour l’affirmation d’une utopie collective. Depuis, ça n’a fait que se détériorer. Dès que je peux rendre hommage à cette période où j’ai grandi, je le fais. Mais plus encore, c’était une stratégie pour donner un effet d’intemporalité au film. Cocteau disait : rien ne se démode plus vite que la mode ; de même, je ne voudrais pas que mon film soit irregardable dans cinq ans. Ce choix concerne aussi les couleurs : plus on utilise des couleurs ancrées dans la mode, plus on est voué à faire du cinéma démodé. L’idée était d’arriver à ne pas trop dater le film, tout en gardant les autos d’aujourd’hui dans la rue. J’ai travaillé avec très peu de couleurs aussi. C’est aussi important pour moi que le cadrage et je m’en suis tenu à la triade gris-bleu pâle-marron.
À ce sujet, je déteste les lumières d’Almodovar, il n’y a pas d’engagement, les couleurs vont dans tous les sens. C’est un enfant des années 80 : moi je travaille sur la période où je suis né et lui celle où il a commencé à travailler… Tout le contraire de son compatriote Carlos Saura. Je pense à son film Cria Cuervos (1975, avec Geraldine Chaplin) 2 qui m’a beaucoup inspiré. Il utilisait le marron, le gris et le beige pour illustrer le thème de l’absence, visuellement proche du noir et blanc. J’ai interdit pour ma part le vert sur mon film, car je voulais ancrer mes personnages dans le minéral et le végétal. Le vert est la couleur la plus artificielle qui soit, il faut le plus souvent la travailler chimiquement pour l’obtenir. Il y a une exception, une outrance : le vert du blouson de Pierre-Luc Brillant qui permet de le distinguer complètement. Partout où il se déplace dans le film, c’est comme un morceau de vert qui se promène. Je parviens ainsi à l’isoler dans le décor. La vraie liberté se fonde sur les interdictions : c’est une porte ouverte au fantasme et à l’envie de casser des interdits.
Entretien réalisé et retranscrit par Guillaume Lafleur. Festival du nouveau cinéma, octobre 2006.
Notes
- En plus de Quelque chose d’organique, que Lucas a tourné à Montréal sous la direction de Bertrand Bonello il y a une dizaine d’années, l’acteur est de la distribution des nouveaux films de Carole Laure, François Delisle et Denis Côté. ↩
- Film présenté lors de la rétrospective Carlos Saura en octobre 2006, à la Cinémathèque québécoise, durant le Festival du nouveau cinéma de Montréal. ↩