DÉTAILS MAJEURS
Le cinéaste israélien Dan Geva était membre du jury aux Rencontres Internationales du Documentaire à Montréal à l’automne 2008. Il y présentait aussi une classe de maître, « ouvertures de choc et finales de rêve », et rencontrait le public autour de ses propres œuvres. Dan Geva a débuté sa carrière de cinéaste en 1995. Il est également directeur de la photographie, producteur et monteur et enseigne le cinéma documentaire à l’Université de Tel Aviv.
Un an auparavant (novembre 2007), Dan Geva avait remporté le prix de la Caméra-stylo de ce même festival avec son dernier documentaire Description of a memory (voir article « Israel invisible ») : à partir du film de Chris Marker Description d’un combat (1960) dont il reprend les images et suit les traces, Dan Geva nous propose son regard sur Israël. Avec ce dialogue cinématographique, Dan Geva signe un essai documentaire remarquable.
Hors Champ s’est entretenu avec ce cinéaste méconnu, à l’œuvre pourtant atypique et riche. Nous avons cherché à comprendre sa démarche artistique, en laissant le film tenir son propre propos politique. Les axes particuliers de sa démarche participent à une problématisation viable de la situation en Israel (d’où la présence de cet entretien dans ce dossier), mais aussi de problématiques plus générales sur le documentaire, la philosophie, la question de l’art, la vie. Entretien avec un observateur universel.
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Théa Lozneanu [TL] : Croyez-vous qu’il existe un « art documentaire » ? Je me demande si avez une définition du documentaire comme art…
Dan Geva [DG] : C’est compliqué…
TL : En effet…
DG : Très compliqué…
TL : Ce serait ma première question…
DG : Wow, quelle question !
TL : J’ai l’impression, que Description of a Memory est un film sur
l’art. Qu’en pensez-vous ?
DG : Tout film, tout film est une proposition artistique et je crois qu’il ne faut se faire éconduire par certains films qui créent ou sont portés par la fonction référentielle. Vous lisez Jakobson, n’est-ce pas, au sujet des six fonctions du langage ? Vous savez, le linguiste Russe…
TL : Un peu, oui.
DG : Jakobson est un linguiste russe du début des années 20. Il appartient à un groupe de structuralistes qui ont tenté de définir la communication. Ils ont divisé la communication en six fonctions. Il n’y a pas d’autres fonctions que ces six. Depuis l’époque, jusqu’à aujourd’hui, personne n’est parvenu à définir une autre fonction. Ces six fonctions de la communication se portent très bien. L’une d’elle s’appelle la fonction référentielle, c’est-à-dire que tu pointes et tu mets l’emphase sur la fonction de ce qui apparaît en face de toi. Simplement : ceci est une chaise, vous êtes assise ici. Une simple description de chose. Et il y a beaucoup de documentaires qui utilisent cette fonction de façon dominante. Ce sont des documentaires « référentiels ». C’est au premier chef les nouvelles et…
Mathieu Bédard [MB] : Les documentaires didactiques ?
DG : Non, avant les documentaires didactiques. Aux nouvelles, ils font des reportages. Voilà. Au sommet de la fonction « référentielle », on trouve le reportage. À l’autre bout, il y a la fonction poétique, et métalinguistique : c’est la fonction de la création artistique, qui nous parle de la façon dont le langage fonctionne dans les actes de communication. Description of a Memory est de ce point de vue un acte de communication métalinguistique. Il montre très clairement qu’il est conscient qu’il s’agit d’un langage, et en cela, il est métalinguistique. Il renvoie à lui-même en tant qu’acte de langage. Dans un mode simplement référentiel, ce n’est pas le cas, alors que dans un mode poétique, oui. Vous travaillez avec le langage pour élaborer des choses et les rendre conscientes d’elle-mêmes. Le niveau métalinguistique est la forme la plus élevée de communication. Description of a Memory appartient a un groupe de films, à un genre de films, à un type d’acte de communication artistique qui est réflexif, qui renvoie à sa propre existence dans le champ des entités linguistiques. Il nous rappelle sans cesse : ceci est un acte linguistique, je me rappelle, je vous demande de vous rappeler, de vous faire prendre conscience, tout le temps, qu’on parle d’un langage. De là à définir la part de documentaire en art, c’est une tâche trop compliquée, si vous voulez vous y attaquer de façon académique ou scientifique. C’est beaucoup trop ambitieux pour une maîtrise, même pour un doctorat. C’est une tâche aussi exigeante puisque le documentaire se caractérise par une multitude de formes et d’apparences. Il est impossible de donner une définition singulière du documentaire. Si vous essayez de le définir à partir d’un critère, ses frontières vont devenir floues, ce qui vous empêchera de le définir. Ce qui fait que vous aurez besoin d’un ensemble très complexe de critères pour pouvoir le définir. Je ne sais pas très bien comment on s’y prendrait. J’aimerais un jour, c’est mon ambition personnelle, être en mesure de mettre sur pied toute une construction théorique sur ce qu’est le documentaire, sa nature, je suis encore très loin en terme académique. C’est comme tenter d’établir quelque chose qui est holistique, c’est-à-dire un concept englobant et vaste — parce que le documentaire est un concept — et je ne sais pas très bien comment on pourrait lui fixer des critères scientifiques. S’il faut que je vous donne une sorte de définition, je devrais dire que le documentaire est un champ d’énergies et de potentialités, très vaste, peut-être un champ infini d’énergies qui se chargent l’une l’autre pour créer ce champ infini d’options, alimenter ce que l’on appelle l’art dans la vie. Alors il est champ de potentialités — comment les définir, je ne saurais pas. Il faut imaginer qu’un champ de potentialités est toujours en mouvement. C’est-à-dire que le documentaire aujourd’hui n’est pas ce qu’il sera dans dix ans, il n’est pas ce qu’il était pour Dziga Vertov ou pour John Grierson. Donc c’est un art en mouvement, un art qui change ; du coup, sa définition est un mouvement également. Si vous essayez de le définir, il fuira, comme si vous mettez du beurre dans votre main et vous le tenez pour le réchauffer, quand vous viendrez pour l’attraper il s’échappera. Mais si vous le tenez comme ça, il fondra, mais il restera au fond de votre main et se modifiera constamment. Donc je ne sais vraiment pas comment répondre. C’est quelque chose que j’espère pouvoir affronter d’ici quelques années.
TL : Puisque vous avez choisi de travailler, dans Description of a Memory, à partir d’un film de Chris Marker, le film devient une sorte de recherche sur ce que vous faites, sur votre propre travail, que vous partagez avec quelqu’un comme Chris Marker. Vous parlez d’un dialogue, d’un dialogue cinématographique. Cela s’apparente-t-il à une recherche ?
DG : Oui. Je suis convaincu de ça. Être un artiste, faire des films demande une recherche constante. Je pense que la séparation tardive, dans l’histoire de l’humanité, entre la science et l’art est en fait très artificielle, et très limitée, et très fausse par rapport à la vraie nature de l’art. Je suis convaincu, et Chris Marker est un véritable modèle en ce sens, que l’artiste est un scientifique, doté d’une immense curiosité. Quand on pense, au fond, à ce qu’est un scientifique, c’est une personne qui est très, très curieuse, qui s’intéresse au mode de fonctionnement des choses, à un certain niveau du monde. Et qu’est-ce qu’un artiste ? C’est une personne très curieuse qui se donne pour tâche d’investiguer le monde, seulement il le fait avec différents outils. Il n’y a pas de différence fondamentale entre le scientifique et l’artiste. Ils sont tous les deux contraints à voir au-delà des limites des choses et des concepts qu’ils ont devant leurs yeux. Je pense qu’à partir du moment où vous vous contentez de ce qui est là, vous cessez d’être un artiste. Vous devenez… vous savez, vous produisez des choses, vous composez des images mécaniques. Mais je crois que l’essence de l’artiste — et je ne prétends pas en être un, mais mon modèle serait d’être ainsi toujours en mouvement, examinant et réexaminant le langage, qui est le travail de toute une vie, parce que, et je dis cela par expérience, parfois on a besoin de se reposer. Vous savez, vous vous dotez de certaines certitudes. « Ok, le documentaire, c’est ça », et on peut se reposer. On a souvent tendance de se réfugier, à un niveau cognitif ou émotionnel, on veut avoir un partenaire, on veut faire quelque chose de familier… Être constamment en quête est quelque chose de très difficile, c’est ce qu’il y a de plus difficile dans la vie. Être constamment en mouvement. Je ne veux pas dire déménager d’appartement, ou de boulot, mais être vraiment en mouvement ça veut dire ne pas se contenter de ce qu’on a en face de soi. Et je crois que Chris Marker est un vrai artiste. Il a quoi, 85, 86 ans maintenant ? Et il est encore en train d’explorer des nouveaux moyens de communications. Je suis encore très, très loin, je veux dire, c’est un modèle et j’essaie de suivre le chemin qu’il a ouvert, mais c’est difficile, très difficile. Mais je le regarde, et je vois qu’il s’est lancé sur l’Internet et toutes ces nouvelles formes d’expressions — tout le reste c’est de la merde, vraiment, de la façade. Je crois.
TL : Donc, l’art c’est une recherche, la vie est une recherche…
DG : Oui, être en mouvement perpétuel. Je crois que… Vous savez c’est une notion qui a été introduite par les philosophes pré-socratiques, avant que Socrate, Aristote et la pensée platonicienne aient vraiment dominé la pensée occidentale, nous donnant ses dichotomies strictes, le logos et le pathos, etc. Je crois qu’il y avait d’autres options, qui permettaient d’engager l’artistique et le scientifique, l’imaginaire et l’empirique. Et je crois que concevoir toute exigence morale, c’est en fait trouver ces espaces au sein desquels, une fois de plus, nous ne sommes plus prisonniers de ces dichotomies, où les possibilités de notre cerveau se trouvent libérées.
TL : Et le documentaire est aussi en tant que tel une recherche. Ma question alors est : est-il si difficile de définir ce qu’est l’art documentaire car il est si près de la vie ? Cela exige beaucoup de temps pour faire un documentaire — vous parlez de deux ans de tournage pour Description of a Memory. C’est un art singulier. Il existe une confusion totale entre la vie elle-même et faire un documentaire.
DG : Oui. De ce fait, je crois que, vraiment, le documentaire, entre tous les arts, représente la confusion de la modernité et de l’art, même encore de nos jours. Nous vivons en des temps très confus. Je veux dire, un jour, des terroristes peuvent surgir dans ce hall et tout faire exploser et ce ne sera pas seulement notre imagination. Nous pouvons nous attendre à tout ; c’est la vérité absolue que notre époque est l’époque de la confusion. Aucune hiérarchie ou modèle sur lequel se basaient nos parents ou nos grands-parents au début du siècle ou à la fin du dix-neuvième ne tient toujours. Nous avons un travail, par exemple : quelqu’un d’entre nous peut-il être certain qu’il n’en sera pas renvoyé ? Tous les concepts de sécurité, financière ou autre, toutes les certitudes telles que : « Vous mariez quelqu’un et vivez avec lui jusqu’à la fin de vos jours, même si vous le détestez, et vous ne le divorcerez pas, parce que l’institution ne l’admettra jamais », toutes les certitudes, aujourd’hui, sont disparues de la vie dans ses divers aspects. Et vraiment je pense que, de plusieurs façons, nous vivons une réalité terrifiante, très effrayante. Et en ce sens, je crois que le documentaire représente la paranoïa. La paranoïa des hommes du vingt-et-unième siècle. Regardez comment nos documentaires sont devenus complaisants. Des gens font des documentaires complets en passant des années et des années à nous dire ce qu’il leur est arrivé, avec leur grand-mère et leur grand-père, et puis « Regardez ce qu’il m’a fait, et comment il…. », vous savez, cherchant par-là une sorte de salut. Ils plongent en fait dans la complaisance, ce qui n’intéresse personne… et tout d’un coup ce sujet de recherche portant sur ce qui m’est arrivé quand j’avais cinq ans devient le sujet d’intérêt de millions de personnes dans le monde. C’est un concept qui, quarante ou cinquante ans de cela, était absurde. Personne ne pouvait imaginer que, si vous me racontiez des anecdotes et des problèmes survenus alors que vous aviez cinq ans, cela deviendrait le sujet d’intérêt de millions de personnes dans le monde. Cela ne pouvait être imaginé dans le monde d’il y a seulement cinquante ans. Le monde a beaucoup changé, et maintenant avec Internet, je crois que les formes traditionnelles du documentaire subissent une grande menace. Qui maintenant veut voir des documentaires de 90 minutes alors qu’il y a des milliers de blogues où les gens se déshabillent juste devant nous ? Pourquoi se donner la peine de participer à un mouvement de lente exposition des choses alors qu’il y a des gens déjà nus à côté ? Se faire dire de la façon la plus agitée qui soit quelles émotions habitent ces personnes vous satisfera immédiatement. L’art de la prolongation, l’art de concevoir les choses dans le régime du temps et de la durée est exposé à un stress immense, parce que, vous savez, dans Internet… « tak-tak-tak, clic » : Je suis directement dans votre chambre à coucher. Et il y aura quelqu’un 24 heures par jour pour raconter comment il a été battu par sa mère et son père, violé à mort, etc., et c’est vraiment une catharsis directe. Alors l’art du documentaire traverse aussi une période de changements et de défis immenses. Peut-être qu’il va… en fait, je ne sais pas ce qu’il va se passer, mais c’est en train de changer. La technologie change la façon dont on conçoit et comprend le documentaire.
MB : De quelle façon exprimez-vous cela à travers votre interprétation du film de Chris Marker, c’est-à-dire en choisissant un documentaire fait il y a cinquante ans pour le replacer dans le contexte actuel ? Comment, d’après vous, les choses ont-elles changé, et qu’est-ce que cela exprime de la situation que vous venez de dépeindre et du processus historique, à travers le même documentaire réinterprété ?
DG : J’ai inventé mon propre concept, c’est un concept personnel que j’ai appelé : les « détails mineurs ». Ce qui est, bien sûr, un oxymore : il n’y a pas de détails mineurs. Aucun détail n’est « mineur ». J’ai inventé cet outil, un outil personnel, à des fins d’analyse. Ce concept m’a permis de me mettre face à un cadre, un photogramme, et de me dire : « OK, voici ce qu’il a capturé. C’est une image, et je vais la découper avec un couteau très fin, jusqu’au détail le plus infime et d’une façon, selon la méthode, qui me permettra d’extrapoler à partir d’elle tout ce que j’aurais aimé en dégager pour le replacer dans la réalité actuelle. » Et en inventant cet outil — et j’avais besoin de cet outil, il n’aurait pas été possible de le faire sans cet outil —, j’ai été capable de jouer à un jeu imaginaire avec moi-même, dans lequel chaque image qu’il avait éternisée en la créant était là pour moi, pour que j’en fasse ce que je voulais. Avec cet outil précis, les « détails mineurs », je pouvais entrer dans l’image, juste comme Mary Poppins. Vous vous souvenez de ce film dans lequel ils sautent dans l’image ? Ils vont au zoo et voient une image sur le sol, et Mary dit aux enfants : « Tenons-nous par la main et sautons dans l’image. » Et une fois qu’ils y ont sauté, ils entrent dans une nouvelle réalité. C’est une réalité authentique, tridimensionnelle. J’avais cette idée en tête, grâce à laquelle j’utiliserais son image, qui est une image bidimensionnelle — une image morte en ce qu’elle relève d’un film qui n’est plus dans la vie actuelle —, en parvenant à sauter dedans. Et cette image servirait de fil conducteur; je la tiendrais, tel un boulon d’ancrage, et cela m’assurerait un retour sécuritaire à la trame narrative du film, mais une fois que j’y serais, il n’y aurait plus que moi et mon interprétation des événements actuels.
TL : Dans l’image, cependant, par exemple celle des yeux de la jeune fille, vous en regardez aussi le cadre cinématographique. Vous dites : « Il y a une coupure au montage », juste avant de dire : « Je vais regarder les détails ».
DG : Oui. Cela simplement pour affirmer que, en tant que cinéaste — et cela est aussi vrai pour moi en tant que personne —, la seule réalité qui soit est qu’il n’y a rien en dehors de la réalité textuelle. Non pas que vous n’existez pas en tant que personne, et que ceci n’est pas un objet, que vous n’êtes pas vraie. Ce que je dis en fait c’est que lorsque vous communiquez, et vous communiquez à travers le langage, il y a cette même impression que je partage et que beaucoup de théoriciens ont exprimé à l’effet qu’il n’y ait rien en dehors du texte. Ce qui veut dire que tout est ouvert à notre interprétation. Je ne renie pas la réalité des choses, je ne dis pas que tout est élusif et que vous n’existez pas, que si je vous blesse, cela ne vous fait pas mal, n’est-ce pas ? Si je vous pince, si je vous frappe, vous pleurerez, tout cela est vrai, s’il y a un feu… c’est tout vrai. Ce que je dis, c’est que je suis tout à fait d’accord avec la notion voulant que tout cela est sujet à notre interprétation textuelle.
MB : Diriez-vous que c’est cette approche métalinguistique qui donne un sentiment palpable de ce qu’est la réalité, dans votre film ?
DG : Oui, je pense que c’est l’approche la plus honnête. Je pense que la fonction métalinguistique et poétique, si elle est bien employée, et sincèrement et méticuleusement conçue, est la plus éthique, la plus honnête façon dont devrait procéder cet art. Je le pense vraiment. Je pense qu’il y a beaucoup de malice dans le cinéma-vérité, ou plutôt le cinéma direct, la forme américaine du direct, dans laquelle l’auteur disparaît pour nous faire croire que tout cela est une image véridique de la vie…
MB : Comme s’il n’y avait pas de caméras…
DG : Comme s’il n’y avait personne chargé d’en donner un portrait relevant d’un point de vue subjectif. Et je pense sincèrement qu’être réflexif dans son travail artistique est le seul choix moral qu’un artiste doit faire lorsqu’il crée. C’est pourquoi je poursuis cette tradition. Non pas que je n’aie jamais fait de cinéma de style direct, mais je me suis lassé de cette forme. Et ce film, Description of a Memory, est aussi pour moi un signe que j’en suis épuisé, que je suis fatigué de faire des films directs ; en un sens, c’est presque une crise philosophique que je traverse face à cette façon de faire. Je suis fatigué de ces films, lassé d’eux.
MB : Cela expliquerait-il pourquoi le point de départ n’est pas la perception de la réalité en elle-même mais bien un film, celui de Chris Marker ? Cela définirait votre façon de le réinterpréter ?
DG : Cela m’ennuie sérieusement que les gens soient facilement et consciemment menés à proclamer, devant les choses qu’ils voient à l’écran, et sans la moindre parcelle d’autocritique : « Oui, cela est vrai. » Cela me dérange, me dérange beaucoup, même, que les gens soient portés à croire et dire, au vingt-et-unième siècle, à mon époque, que les images projetées, peu importe de quelle catégorie elles relèvent, « sont vraies, que tout cela est réellement arrivé ». Ils sont empêtrés dans cette façon vulgaire et primitive de croire qu’il ne s’agit pas là d’un texte exprimé par un sujet, un être humain pourvu d’une idéologie et d’un point de vue sur ce monde. C’est pourquoi je me devais d’ouvrir mon film par l’image d’un portail, celui du projecteur. Pour moi, cela est l’équivalent de l’inconscient, qui est la source de tout. Et pour moi, c’est réellement magique de penser que la source de toute image est cette même image mise à plat et renversée. Vous savez, j’affectionne particulièrement Méliès, et Joris Ivens et Dziga Vertov. Je crois que ce sont les vrais philosophes du film, parce qu’ils ont compris que le film n’est rien d’autre que de la magie.
MB : Vous avertissez, en quelque sorte, le spectateur tout au long du film, en lui rappelant que tout cela, ce ne sont que des signes, des exemples de réalités que le film a seulement captés.
DG : Oui. Parce que c’est tout ce qu’est réellement le film; si vous recherchez une vérité qui soit absolue, ce ne sont que des images projetées sur l’écran. Et je crois que si vous admettez cela, c’est un signe d’humilité. C’est signe que vous êtes suffisamment humble pour admettre que tout ce que vous faites, c’est créer des images et les organiser d’une façon que vous jugez propice à leur interprétation et réinterprétation par autrui, afin de conserver une structure nous permettant d’être des êtres sociaux au sein d’une communauté sociale. Il faut continuer d’interpréter, ce en quoi l’objet artistique a un rôle. Je crois qu’il a effectivement un rôle en société : c’est de nous aider à réinventer et réinterpréter la réalité, car si l’on cesse de l’interpréter et de la réévaluer, je crois que nous mourrons. Je crois que c’est cela qu’est la mort : cesser d’interpréter. Que signifie la mort, en dehors du sens physique ? Nous cessons de donner et de demander des interprétations au monde nous entourant. Donc je crois qu’il y a une exigence éthique dans l’acte artistique, et particulièrement dans le documentaire. Je suis totalement d’accord avec Vertov et Grierson en ce que le documentaire a une mission. En ce sens, je suis un missionnaire démodé.
TL : En ce qui touche la question de l’interprétation, vous analysez le film de Chris Marker, donc vous conservez, pour faire votre documentaire, les yeux d’un spectateur. Et je crois que c’est une chose intéressante, cette différence entre la personne qui crée quelque chose, qui crée un documentaire, et celle qui regarde une œuvre d’art. Il y a en fait une différence minuscule entre celui qui regarde et celui qui parle.
DG : Entre celui qui parle dans le film et celui qui le regarde ? Ai-je bien compris la question ?
TL : C’est-à-dire, au sein d’une seule et même personne : en vous, il y a celui qui regarde le film, celui de Chris Marker, et celui qui fait le sien propre.
DG : Oh, oui. Je suis d’accord avec vous. Je crois que l’artiste est une créature dédoublant sa personnalité. Il doit l’être. Parce que l’art est une action réflexive, et qu’est-ce que la réflexion ou être réflexif signifie ? Cela signifie que vous devez être le spectateur et le créateur de votre propre spectacle. Voilà un dédoublement de personnalité. Je ne me souviens plus qui est celui qui a dit que tous les artistes sont névrosés, et que toute source de l’art est une névrose. Sans les gens névrosés, sans la névrose, il n’y aurait pas d’art dans le monde. Et si vous lisez réellement les biographies des grands artistes, vous verrez qu’ils se tenaient sur la mince ligne séparant la névrose de la folie. Je crois que pour cette raison, la folie et l’art sont connectés. Tout cela se situe à la frontière, parce qu’à un certain degré, si vous le poussez jusqu’à la limite et l’emmenez jusqu’au bout, vous devenez fou. Par définition, vous devez devenir fou. Ceux qui deviennent fous sont les véritables artistes au sens où ils ont poussé ce processus réflexif et introspectif jusqu’à défier les frontières de leur raison, de leur normalité, de ce que la société du moins définit comme normal, et jusqu’au point où il n’y a plus eu de retour possible. Et ceux qui demeurent normaux sont soient chanceux, soit ils ne passeront pas à l’histoire, ou je ne sais trop. Mais je crois vraiment qu’il faut être, d’une certaine façon, névrosé et défier ses attitudes normatives par rapport à sa propre subordination citoyenne dans la société. J’ai l’impression quelquefois que je n’ai pas le courage d’aller jusqu’au bout, que j’ai le potentiel mais que je m’en garde. Vous savez, je veux vivre la vie, mais je crois en cette notion de dédoublement de personnalité. C’est toute la beauté, vraiment, le privilège de faire de l’art : cela vous donne la possibilité d’avoir un territoire légal où il est permis d’être fou. Alors, tant que la société vous le permet, aussi bien prendre le volant et y aller. Est-ce que cela a le moindre sens? Je ne sais pas!…
TL : J’ai une autre question qui serait appropriée ici : quelle est pour vous la place, c’est-à-dire jusqu’à quel point la cinématographie importe dans votre art documentaire?
DG : Je pense en images. Je vois la vie en images; je vois des images tout le temps. Je pense en termes de plans. Je vous cadre, toi, vous, mon esprit est simplement très visuel. C’est de cette façon qu’il est fait, je me sens à l’aise en construisant ma pensée par des images, des cadres, des plans. J’imagine des images tout le temps.
MB : Nous sentons même que vous transformez le monde entier en une image simplement avec le grand-angle que vous utilisez. Cela lui donne une forme ronde, comme s’il existait un monde en circuit fermé dans cette seule image.
DG : Oui. En utilisant le grand-angle, je voulais outrepasser les limites qu’il peut y avoir à penser en termes d’images. J’essayais de me rapprocher du sujet à tel point qu’il n’existerait plus de frontière. De courber, de défier les frontières. C’était en fait une expérience, parce que je marchais — j’ai fait un périple énorme à travers le pays, en réalité, en allant vers les gens dans la rue, abordant quelques centaines de personnes —, bref, abordant de purs inconnus pour les besoins d’une expérience. J’ai appelé cela une « psychanalyse visuelle ». J’approchais simplement quelqu’un et lui disais : « Regardez la caméra », et j’utilisais cet extrême grand-angle en plaçant la caméra devant lui. Je disais, j’ordonnais plutôt aux gens, sans explication : « Regardez le centre de cette caméra, dites-moi votre nom », sans donner d’autre ordre ensuite. Je regardais ce qui se passait; c’était comme une étude d’anthropologie voulant voir jusqu’à quel point les gens obéiraient aux ordres ridicules d’un inconnu. Qu’est-ce que la caméra, quelle est sa force, sa puissance ? Parce que si j’abordais une personne dans la rue sans caméra, et lui disais : « Regarde-moi », elle me giflerait. Mais une fois vêtu de ma veste et chargé de mon équipement, avec la caméra, et demandant d’une voix très autoritaire, tout simplement comme ça, sans préambule : « Venez regarder la caméra et dites-moi votre nom », j’ai été stupéfait de ce que les gens étaient prêts à faire et accepter sous l’emprise de la caméra — non pas la mienne. J’ai fait en sorte que des gens regardent la caméra à la distance zéro, jusqu’à ce qu’ils flanchent et cessent de la regarder. Je ne leur disais pas d’arrêter. J’ai des séances de quinze, vingt minutes… Pouvez-vous vous représenter cette image d’une personne debout au milieu de la rue avec sa caméra, et quelqu’un est figé devant lui en train de la regarder, et rien ne se passe? Je me suis dit « Mais c’est aussi exactement cela que je veux examiner », parce que j’étais intéressé à trouver une sorte de vérité à propos de la relation entre caméra et vie spontanée. Pour moi, c’était cela l’expérience ; je vous invite à l’essayer, et voyez ce qui surviendra ! Des choses incroyables surviennent ! Certains cessent après deux secondes seulement, d’autres restent là pendant vingt minutes. Et même, pour certains, c’est moi qui ai dû cesser car je ne pouvais physiquement plus tenir. Vingt minutes ! Je tremblais juste à cause de l’effort physique, n’étant pas alors positionné correctement. C’était cela le dispositif, le dispositif cinématographique que j’ai utilisé pour obtenir tous ces gros plans que vous voyez. À la fin, il y a des extraits de quinze secondes, mais afin d’obtenir cet air méditatif, cette absence apparente de contenu. Je ne voulais qu’un pur regard.
TL : C’est un bon exemple de ce que vous disiez à propos du documentaire en tant qu’objet en perpétuel mouvement, et donc changeant très rapidement. Cela me rappelle que durant des années, les cinéastes où opérateurs demandaient aux gens de ne pas regarder la caméra, de l’ignorer simplement, et il était d’ailleurs très difficile de filmer quelqu’un travaillant dans la rue sans qu’il ne regarde directement la caméra. Quelquefois, les gens jouent le jeu et font semblant qu’il n’y a pas de caméra du tout.
DG : Mais vous savez, Sans soleil est votre film favori ! Et vous vous souvenez de ce que le maître nous y apprend : « Avez-vous entendu quelque chose qui soit plus stupide que ce qu’ils enseignent dans les écoles de cinéma : ne pas regarder la caméra ? » Ce qui est tellement stupide, tellement stupide ! Cela a évolué à partir d’une certaine idéologie, à partir d’un certain temps, à partir d’un certain endroit qu’on appelle les États-Unis, ou alors sous le régime griersonien. Mais, vraiment, c’est le plus grand mensonge que le discours du documentaire ait reçu en héritage : éviter de regarder la caméra comme une façon d’exprimer une certaine vérité. Ce n’est rien d’autre qu’un mensonge fallacieux.
TL : Ce sont deux façons d’imager la réalité. Ce sont deux façons de l’exprimer : devrions-nous regarder, ou pas, la personne nous regardant ?
DG : Je dirais simplement que c’est notre instinct de regarder ! Regardez les premiers films des frères Lumière, tous les films dans lesquels des gens sortent de l’usine : leur instinct est de regarder. Il n’y a rien de plus naturel et véridique que de regarder la caméra. L’ignorer est artificiel, l’ignorer est une forme de mensonge. Il faudrait prétendre que cette chose étrange n’ait rien à voir avec la vraie vie… Encore qu’on ne parle pas de Big Brother, les caméras sont partout de nos jours mais elles demeurent cachées. Mais lorsqu’on voit une caméra, la chose la plus naturelle est de s’y rapporter. Ainsi, les documentaires ont apporté un très, très dangereux mensonge à notre façon de concevoir ce qui est véridique.
MB : C’est un peu ce que vous faites dans le film, essayer de déceler quel sens de la réalité se dégage lorsque l’on confronte ce regard humain avec le processus photographique le capturant en image.
DG : Je pense que si vous voulez transmettre une vérité quelconque, cela se doit de se faire en regardant de façon directe, et non détournée, la caméra, puis en voyant ce qui se produit, et essayer réellement de mettre cette chose au défi : jusqu’où pourra-t-on aller ? Jusqu’où pourra-t-on aller avec ce regard; qu’est-ce qui se développera de cela ? J’aimerais croire qu’une forme de vérité se dégagerait de ce regard franc. Et cela peut revêtir plusieurs, voire une infinité d’options : certains peuvent être gênés, ou intimidés, ou peuvent se mettre à parler. Pas besoin nécessairement de ce regard neutre. Il y a une multiplicité d’options, celle qui fait de nous des êtres humains. Personne n’est pareil, alors chaque regard sera différent, et je crois que cela révélera l’authenticité de chaque personne. Si vous regardez une caméra à moment donné, cela sera différent de la façon dont j’en regarderai, moi, une autre à un moment distinct. Ainsi, si vous rassemblez cette encyclopédie imaginaire de tous les regards du monde, vous obtiendrez probablement une sorte de connaissance absolue sur nous tous. C’est un projet imaginaire infini, mais je crois en sa vérité profonde.
TL : Vous dites que vous vivez comme si vous étiez à l’intérieur d’une caméra. Que pensez-vous de cette autre part du documentaire dans laquelle il n’y a pas de caméra ? Vous parlez par exemple de 6 cahiers de notes pour Description of a Memory — beaucoup d’années —, cependant vous vous référez toujours à la caméra. Alors quelle est la part du documentaire qui est faite sans la caméra ?
DG : À un certain moment de l’histoire du cinéma, l’image, la pure image a perdu son règne, son absolue souveraineté, avec l’arrivée du son. Elle a perdu son statut de seule maîtresse du langage cinématographique. Une fois le son, puis la parole, introduits, il n’était désormais plus possible de parler de cinéma pur ; en termes linguistiques il a fallu parler de médias : c’était un médium hybride. Mais j’aimerais plutôt le voir comme Chris Marker le voit lui-même, j’aimerais vraiment suivre sa façon de voir les choses en vertu de laquelle ce ne sont que des outils que l’on utilise pour s’exprimer. C’est-à-dire qu’il serait idiot de croire qu’on ne peut aspirer au cinéma qu’avec l’image, parce que le langage cinématographique est un langage combinatoire, stratifié par le sons et les images, et une fois la parole s’introduisant dans ce processus, alors cela devient un outil, un appareil, aussi puissant que l’appareil photographique. Cela, maintenant, nous indique-t-il quoi que ce soit quant à la qualité de l’outil? Non; je dis que c’est un outil, et tout ce qui compte est la façon de l’utiliser. Il n’y a pas de supériorité ou de préférence entre cet outil et un autre, c’est pourquoi je ne dis jamais qu’il y a un « voice-over ». C’est une dénomination terrible, une appellation fausse : elle insinue que la voix est « par-dessus » ou encore « sous » l’image mais en tous les cas qu’elle a priorité. C’est toutefois une célébration des modes d’expression disponibles, et vraiment le seul critère valable est le degré de sophistication avec lequel on emploie ces outils. Les outils, les appareils sont vides. Il n’y a aucun contenu à l’appareil photographique ou verbal, ce sont des outils insuffisants en eux-mêmes; c’est à vous seul qu’il revient de savoir comment bien les employer. Vous pouvez les employer d’une façon floue, simpliste, banale, rude, ou vous pouvez être un poète comme Chris Marker et un philosophe. Est-ce parce que le crayon est utilisable par tous que tous peuvent être poètes, peuvent écrire de la philosophie ? Nous avons tous nos ordinateurs, et alors ? Il faut avoir dans son esprit quelque chose qui nous différencie des autres individus, il faut avoir quelque chose que je ne pourrais déterminer précisément; tout ce que je dis c’est que le médium est un appareil vide. Que faire avec lui ? Comment engager l’aspect photographique avec l’aspect conceptuel, la partie abstraite de notre cerveau, les mots, le langage, avec son pendant qui est voué aux sens, au visuel — deux côtés séparés —, et voir comment jouer avec cela, comment jongler avec le tout? C’est une question de jonglerie. Et il n’y a pas de préférence entre l’un et l’autre de ces éléments.
MB : Ce serait donc le sens du commentaire, tant de celui de vos films que de ceux de Marker : l’hybridation de différentes esthétiques.
DG : Oui, quelquefois j’aimerais pouvoir y parvenir sans les mots. Mais je suis également un esclave — vraiment je me sens asservi au langage mis en mots — j’adore les mots. Comme vous pouvez le constater, j’aime jouer avec les mots. Mais je souhaiterais ne pas avoir à en utiliser, je souhaiterais pouvoir crier comme le fait cet homme dans mon film, et pénétrer au-delà de cette bulle imaginaire qui me retient et me restreint au seul besoin de m’exprimer par des mots. Et à chaque fois que j’entends des mots au cinéma, je souhaiterais qu’on n’en ait pas eu besoin. J’adore le cinéma dans lequel il n’y a pas de mot, ou qui réussit à s’en dispenser, mais j’adore aussi Chris Marker et la complexité de ces mots qui transcendent, au plus haut degré, ce que les mots mêmes font en nous. Et je pense que les mots sont magiques. J’y pense : que sont les mots ? Je souffle de l’air, et nous sommes assis ici, et les mots ont fait que des gens ont suivi des leaders et ont tué des millions, et les mots à travers l’histoire ont transporté les gens jusqu’à des dimensions qu’ils ont senties spirituelles… Que sont les mots ? Nous ne savons pas.
MB : Je suppose ainsi que le texte ne suit pas exactement l’image.
DG : Non, non. J’espère que cela ne la suit pas.
MB : Tous deux créent une sorte de système signifiant…
DG : … qui les font se contredire. Ils doivent se contredire. S’ils se suivent, ce n’est seulement qu’en tant que dispositif mécanique créant à la fin une juxtaposition, puis une contradiction qui fera ce court-circuit nous faisant dire : « Oh, il doit y avoir quelque chose de plus. » Il n’y a rien que je hais davantage qu’un commentaire simplifiant la description et qui suit l’image. C’est quelque chose que j’essaie de préciser et de travailler de mon propre côté.
MB : Tandis qu’un commentaire peut ajouter encore une autre couche textuelle…
DG : Une autre dimension.
MB : Et recréer la complexité de ce qui est la réalité derrière le cinéma.
DG : J’ai une propension quasi émotive à épouser la façon dont Gilles Deleuze le décrit en termes de plans. Il a écrit ce livre merveilleux intitulé Mille plateaux, mille plateaux à travers lesquels il défie l’idée voulant que la forme et le contenu soit deux couches distinctes qui se dissocient d’entre elles. Il parle plutôt de mille plans. Je pense que c’est une grande métaphore, une grande façon de réfléchir l’art et la vie. Vous savez, chaque molécule qui forme nos finalités, plus particulièrement celles ayant trait à l’art, s’édifie en un millier de plateaux. Un millier au sens où c’est en fait infini.
MB : Et êtes-vous d’accord qu’à la fin de votre film, dans la dernière image que l’on voit, vous donnez ce sens qu’un être humain n’est pas fait de milliers de plans mais d’un nombre infini, que vous avez en quelque sorte réussi à travers la forme documentaire à restituer ce sens palpable d’une infinité de possibilités ?
DG : Oui. Je sentais très fortement, et c’est le cas encore aujourd’hui, qu’une fois capturée une image d’un vrai être humain dans le monde, dans l’action même que cela présente, et peu importe de quelle manière cela est fait, est posé ce que j’appelle un acte de déshumanisation. Une distance est créée entre cela et son apparence humaine réelle dans la vie. Vous savez… vous êtes un être humain. Et une fois que j’ai capturé une image de vous, en un sens, c’est un acte de déshumanisation. Je forge, je crée une distance entre ce que vous êtes en tant que phénomène naturel d’un être humain et l’image; une fois que je vous ai transformé comme telle, à présent vous n’êtes plus un humain tout à fait, vous êtes l’image d’un humain. Je suis très troublé par cette relation entre les gens et leur capture sous forme d’images et j’essaie de dire à Chris Marker à la fin que j’aimerais penser les gens en dehors de leur contexte, de leur réalité d’images. C’est pourquoi je dis : « Je te regarde, non pas comme un signe, non pas comme un signal », puis l’image se dissout dans le noir, et dans le noir, sans image, en tant que signe de non-image je dis : « mais en tant qu’être humain. » Car nous existons en tant qu’être humains en dehors de la prison des images, de la prison universelle des images.
MB : Alors, à la fin, ce qui était réel est ce qui n’a pas été montré.
DG : Oui, oui. Certainement. C’était mon appel, ma désespérance, mon cri : opérer la distinction entre son acte de déshumanisation, nous capturant tous sous forme d’images, et mon aspiration en tant qu’être humain à ce que nous nous regardions, non pas comme des images, justement, mais comme des êtres humains. Je ne suis pas certain de ce que c’est, mais je suis très influencé parce que ce que Sartre disait : il faut se regarder les uns les autres comme des êtres humains, non comme des objets. Nous tendons souvent à nous regarder comme des objets, et je suis très touché sur le plan émotionnel par ce que Sartre disait ainsi. Il disait que si nous voulions être des créatures morales, il fallait se regarder les uns les autres comme des êtres humains, ce qui veut dire que je ne suis pas, que nous ne sommes pas des objets, de pures fonctionnalités l’un pour l’autre, mais des êtres humains complets. Je ne sais pas si c’est possible, mais je suis très attiré par cette aspiration. Alors j’essaie de dire à Chris Marker, de lui répondre et de dire : « Allo, nous communiquons l’un avec l’autre par le biais des images, mais j’aimerais que nous soyons capables de communiquer sur un autre plan. » Ce plan, ce degré qui n’existe qu’en dehors du texte. Où est-il, comment y parvenir, je ne le sais pas. Existe-t-il, même? Je ne sais pas. Je ne sais réellement pas. Mais cela est mon cri, mon appel, ma tentative d’atteindre l’au-delà du texte, l’au-delà de la prison textuelle.
MB : Et ce serait je suppose la fonction même du texte ; cela expliquerait le besoin d’un langage métatextuel pour l’exprimer, pour exprimer quelque chose qui soit à côté du texte.
DG : En dehors du texte, oui. Mais, vraiment, je sens que plus qu’une réponse, plus qu’une réponse définitive est exprimée là; un défi et une question, un point d’interrogation, plutôt. En ce qui me concerne, je n’ai pas fini ce film en en sachant plus qu’au début. J’en sais moins à la fin. Et mettre un écran noir à la fin est réellement un signe, qui exemplifie et représente ce sentiment que j’en sais moins que je n’en savais au départ. Vraiment, j’en sais moins. Toutefois, ça ne signifie pas que je ne dois pas essayer ni envisager le prochain mode avec lequel j’expérimenterai le langage.
MB : Cela pourrait-il expliquer votre démarche entière dans le film, qui est de partir de photographies fixes et d’arrêts sur image la plupart du temps — de souvenirs filmés — pour ensuite aller voir ce qu’il en est dans la réalité, ce qui est survenu entre les deux ? En quelque sorte historiciser le principe de la photographie ?
DG : Je ne sais pas si c’est pour « historiciser », mais je libérerais certainement la fixité, la rigidité, je veux dire que ce mouvement a été figé en une forme donnée. Je crois réellement qu’être en vie signifie être en mouvement. Ce qui me fascine dans le cinéma et dans la vie est le mouvement. Ceci n’est pas une formule, je le crois vraiment. Cela frappe mes sens, qu’il faille être en mouvement, qu’il faille continuer de s’efforcer de faire les choses différemment tout le temps. Essayer de reformuler les choses, de les voir différemment. Ne pas en donner le même enseignement deux fois, ne pas en reproduire le même patron filmique deux fois. S’efforcer de faire chaque film selon différentes modalités linguistiques. Parler différemment chaque fois. Essayer d’être en constant changement; la plus difficile des tâches. Je sais pour ma part que, réellement, toute ma vie j’ai cherché des réponses, parce que j’ai été élevé à croire que les réponses sont réconfortantes et véridiques. Mais maintenant je me pratique, à travers la réalisation et l’étude, à n’être heureux qu’en me posant des questions, et en me rendant compte qu’il n’y a pas de réponse qui tienne indéfiniment. Personne n’a de telles réponses. Il s’agit en fait de s’engager dans cette tâche infinie qui consiste à s’occuper, à se poser des questions et à les reformuler. Au lieu de chercher une réponse, il suffit de chercher quelle sera la prochaine question, à travers le prochain film.
TL : Ma dernière question serait : Êtes-vous d’accord pour dire que le documentaire est la formulation professionnelle et artistique de ce que vous êtes dans la vie?
DG : Je dirais que c’est l’une d’elles, une des façons de le formuler. Il n’y a pas de voie unique. Je dirais cela en tant que documentariste « religieux » — car, vraiment, le documentaire est une façon de vivre, une philosophie, c’est la façon dont je vois les choses, la paire de lunettes que je porte tout le temps — pendant plusieurs années j’ai pensé que c’était la seule voie véridique, mais je pense maintenant que ce n’est qu’une de mes passions. Un des professeurs qui m’a le plus influencé, à l’école de cinéma et plus tard dans la vie, a été documentariste pendant trente, quarante ans, et il a dit : « Je me suis lassé de ce mode. » Et maintenant c’est un peintre et un poète. Cela importe peu, quel type, quel mode vous utilisez; qu’est-ce que cela change ? Alors, le documentaire ne devient qu’une forme. Et comme je le dis, c’est ma forme d’expression maintenant, mais cela serait trop de vanité de croire que ce cela en est la forme absolue. Parce qu’il y a trop de formes… et celle-ci est trop limitée par trop de règles pour qu’on croit qu’elle soit l’ultime, la plus authentique ou la meilleure forme permettant d’aborder les problèmes. Elle compte parmi d’autres. Et j’espère qu’un jour, je serai capable de m’exprimer non à travers le documentaire, puisque maintenant mon canal d’expression est celui du documentaire, mais par la peinture ou la musique, ou le dessin. Je ne sais pas si j’ai suffisamment de talent, ou même si j’ai ce talent tout court. Je suis peut-être limité à un seul talent, à une seule profession. Mais j’aimerais être comme mon professeur, et comme Chris Marker, pour qui tous les outils sont disponibles; peu importe celui qu’on choisit. Tant que l’on a quelque chose à dire…
MB : D’une certaine façon, pour vous, le documentaire est une sorte d’investigation de la forme d’expression la plus appropriée en elle-même.
DG : C’est une forme d’expression, et une forme d’investigation. Je pense que c’est une forme suffisamment riche pour faire en sorte qu’elle vous permette toute votre vie durant de chercher, sans pour autant jamais en atteindre le fond. C’est un très, très vaste territoire, et une personne pourrait passer toute sa vie à garder cette recherche active. C’est cela : un territoire magnifique. Que je crois être une des formes les plus fascinantes de recherche, mais une parmi tant d’autres. Elles n’est pas entière… totale…
TL : Je suis tout à fait d’accord.
DG : OK.
Cet entretien a été réalisé durant les RIDM, à l’automne 2008. Il a été retranscrit et traduit de l’anglais par André Habib, Mathieu Bédard et Théa Lozneanu.