Sans soleil (Chris Marker, 1983)

De la difficulté de rester éveillée

Assise dans mon appartement beyrouthin, il fait une chaleur insupportable. La ville s’écroule depuis plus d’un an déjà. J’allume le climatiseur et j’attends que ma chambre de séjour se rafraichisse. Je me retrouve fatiguée tout le temps. Je sens que je traine mon corps d’un endroit à un autre et tout m’alourdit : bouffe, alcool, cigarettes, chaleur, sueur, conversations, tristesses et bonheurs. C’est la première nuit depuis des semaines que mon corps ne sent pas l’envie de s’abandonner au sommeil à 20 h. Depuis le 22 juin, on anime avec mes collègues un festival de cinéma documentaire avec des projections presque tous les soirs. Le retour au cinéma fut jubilatoire, mais le spectre du sommeil m’engloutit pour transformer chaque projection en une épreuve d’éveil comme je n’en ai jamais fait l’expérience. Il faut rester éveillée pour présenter le film, il faut rester éveillée pour s’assurer que tout roule avec la projection, il faut rester éveillée pour animer la séance de questions-réponses avec la réalisatrice juste après. Il est 21 h 30 et je suis fatiguée.

La salle de cinéma a toujours été mon refuge. Aucun tabou et surtout pas celui du sommeil. Mais là, ce soir, dans cette chaleur que le climatiseur commence tout juste à briser, je vous écris d’un endroit où cela a changé. Mon corps ne se pose plus dans le siège, mon regard ne se perd plus dans l’écran. Pour la première fois, je ne suis plus confortable au cinéma. Je bois du café avant les séances et je fais des siestes. Je m’invente des manières de ne pas me laisser à la fatigue. Je mesure tout le temps la distance temporelle entre la salle de cinéma (il y en a deux) et mon lit. Vais-je y arriver sans dégât ce soir ?

Il commence à faire frais dans ma chambre de séjour. J’écoute des notes vocales de cris de bonheur à la suite du triomphe de la liste de l’opposition aux élections de l’ordre des ingénieurs et des architectes à Beyrouth. L’adrénaline qui se communique par leur voix me semble incompréhensible. Comment est-ce possible ?

Je me rends compte alors que le climatiseur rivalise avec la chaleur pour garder la fraicheur dans la chambre, que tout cela n’est pas très joyeux pour célébrer l’anniversaire d’une revue de cinéma. Mais voilà que l’écriture de ce texte m’a gardée éveillée. Il est 21 h 35 et je suis encore debout sans effort. Quel miracle ! Je décide de regarder Sans soleil (1983) de Chris Marker.

Le dimanche 18 juillet 2021, à Beyrouth.