CURIOSITÉ / EXIGENCE
Danièle Huillet est décédée le 10 octobre 2006. Hors champ a décidé de consacrer un modeste dossier à l’oeuvre qu’elle a, pendant plus de quarante ans, bâtie avec Jean-Marie Straub. Avec l’espoir que cette oeuvre de résistance se poursuivra, à défaut d’être avec elle, pour elle.
Lorsque, il y a vingt ans, j’ai eu pour la première fois l’idée d’écrire un article sur les films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, j’avais pensé lui donner le titre : « Curiosité », ou même : « Enthousiasme ». Prenant le contre-pied d’un ensemble de réflexions théoriques bien pesantes qui circulaient à l’époque sur les films de Straub-Huillet, je voulais plutôt souligner une dimension rare, immédiate et agréable de leur cinéma, à savoir la précision, la justesse de tout ce qui le compose : les coupes, les couleurs, la forme et la texture des objets, le sons des oiseaux à proximité et du trafic au loin, les gestes et les voix des récitants. Le choc soudain devant la beauté de la scène (telle que je me la rappelle), au début de Relations de classe (1984) : quelques photogrammes montrant un homme lâchant sa valise – flock ! C’est le type de sensations que Philippe Grandrieux décrit à propos de sa découverte de Moïse et Aaron (1974), au tout début de sa carrière : « quelque chose qui passait à travers le corps, les corps fragmentés, les jambes, la terre extrêmement plate, le soleil à son zénith, la brutalité des plans », confiait-il à la revue Rouge. Et ces arbres, ces feuilles, ce vent, aussi nettes que la noix dans la main du personnage de L’argent (1983) de Bresson – même si cela est devenu un cliché cinéphilique que de parler encore et toujours des arbres, de la terre, du ciel, toute cette « indicialité » bazinienne -, mais l’œuvre de Huillet et de Straub est peut-être la seule qui transcende de façon absolument convaincante la posture vaguement New Age à propos du « réel » (que peu d’entre nous reconnaissent, à moins de le voir au cinéma !), ainsi que la conviction de Socrate que les arbres ne peuvent rien nous apprendre, que seuls les gens des villes peuvent nous enseigner quelque chose… Ça, c’est l’aspect godardien de l’œuvre de Huillet et Straub, mais auquel ils sont parvenus bien avant Godard : le rapprochement – par le montage à un niveau conceptuel et rythmique, tant des plans que des juxtapositions son-image ou des niveaux de composition du cadrage – de deux choses qui en effet sont très éloignées : le pépiement de l’oiseau, disons, et la démonstration de Brecht à propos de la superstructure de l’état romain. Et, tout comme chez Godard, cette relation de vie avec tout ce qui est important pour l’Histoire. Ce n’est pas vieux, ce n’est même pas passé, tout est là devant nous, offert à notre regard, comme couches, traces, dans cette « verticalité » brisée et réprimée…
C’est un réalisme qui s’apparente à un hyperréalisme – avant de devenir autre chose encore. Quand je suis passé de la lecture du livre d’Elio Vittorini, Conversazione in Sicilia, dans la traduction anglaise introduite par Hemingway, au processus de montage de Sicilia documenté dans le film de Pedro Costa Où git votre sourire enfoui ? (2001), j’étais ébloui par le simple fait que Straub et Huillet étaient parvenus à comprimer et à capturer, dans un seul plan immobile, en noir et blanc, tout ce que les personnages de Vittorini nous disent sur le choix, la préparation, la cuisson et l’ingestion d’un certain type de poisson. La chose est posée là, en train d’être apprêtée, et n’importe quel cinéaste aurait usé d’un truquage, pour ce détail, ce moment, en partie ou en totalité. Mais quand on est devant ce plan de Sicilia !, on sait que Huillet et Straub n’ont pas triché, qu’ils ont pris le temps qu’il fallait pour obtenir ce plan, cet événement, dans toute sa réalité palpable. Toutes les anecdotes que j’ai pu lire ou entendre au sujet de leur pratique et de leurs méthodes de tournage – rapportés comme de simples potins ou avec une dévotion quasi-religieuse – relatent la même intransigeance, la même rigueur, leur application à faire les choses de la façon la plus juste, la plus humaine, la plus éthique qui soit : qu’il s’agisse du « seul angle de caméra possible », ou du fait de garantir le confort des figurants plus âgés ou la sécurité des animaux. Un mot décrit parfaitement ceci : l’exigence. Exigence envers soi-même, ses collaborateurs, ses sujets et ses matériaux. Partir à la recherche des éléments du décor (amoureusement choisis comme autant de « reliques vivantes de l’histoire »), de la pellicule, du paiement des acteurs et de l’équipe (au début de chaque semaine, gage de confiance, et non à la fin, comme le veux la règle sadique de la carotte capitaliste, qui récompense afin de garantir une nouvelle semaine de travail). Et partout, de la façon la plus évidente, traversant comme un feu ardent l’indubitable sévérité de leur œuvre – mais liée de façon intrinsèque à cette sévérité-même -, un fantastique amour des choses, du monde, des paysans et des ouvriers et des honnêtes travailleurs, des cuisiniers et des mères et des animaux de la ferme : une tendresse. Ce n’est pas un hasard qu’une revue de cinéma féministe, en Allemagne au début des années 80, accorda à Huillet et Straub une place de choix dans un dossier consacré à ce fameux idéal de la non-aliénation : amour et travail. Leur collaboration ne donne lieu à aucune sentimentalité (ostentatoire, à tout le moins). C’est une collaboration naturelle entre âmes sœurs, à la recherche du « photogramme près ». Et c’est ce que Pedra Costa filme, en acte, dans la salle de montage, dans ce qu’il a judicieusement appelé une comédie de « re-montage ».
Godard avait placé un gag plein d’ironie dans son film Hélas pour moi (1993) en faisant demander à un client un film de Straub-Huillet (je crois qu’il s’agit d’Antigone, 1991) dans un vidéoclub local. Ce gag fait évidemment référence au légendaire/redouté « purisme » du couple : comme Brakhage, aucune copie vidéo, à peine un DVD. Et en fait, malgré l’heure triste qui préside à cet hommage, je me réjouis du fait que leurs films ne sont pas aisément accessibles en DVD. Comme le disait Cassavetes, par colère autant qu’en boutade : vous voulez voir mes films ? Alors vous devriez travailler, vous devriez faire beaucoup de route pour les voir sur un grand écran, et vous devriez payer un gros prix pour obtenir le privilège de les voir ! Rien qui puisse déprécier l’expérience, absolument aucun compromis (ils étaient notamment très pointilleux sur le sous-titrage de leurs films, que Danièle Huillet réalisait elle-même). Ils ont même décliné l’offre d’un directeur de Festival en Australie parce que le « hall » où avait lieu les projections était trop grand pour leur film.
Je m’aperçois que je suis en mesure de me souvenir de chacune des projections des films des Straubs à laquelle j’ai assisté depuis 25 ans, de façon aussi exacte et nette qu’une sensation sur la peau : je me souviens où je me trouvais, de l’heure du jour, la personne qui m’accompagnait, et ceci ne s’applique qu’à leurs films. Tout récemment, à Paris, au début de 2004, sortait (sortie discrète mais soutenue avec ferveur par ce que Serge Daney appelait la I.S. – l’Internationale Straubienne) le Retour du fils prodigue/l’humilié (2003). Dans ce film – plein de cette lucidité féroce, de cette rage politique mêlée de compassion humaine, qui définit si bien la personnalité et les « positions » de Huillet et Straub -, ce qui opère une étrange magie c’est le calme des poses, de la récitation, de la gestuelle des « non professionnels » (terme fort bizarre dans ce contexte !) dans les champs, sur les routes : un travail, mais aussi une joie, dans un monde sublime et parfait, mais partout étranglé et assassiné, mais néanmoins toujours présent et possible.
L’un des plus beaux écrits critiques sur le cinéma porte sur les films de Straub-Huillet, et il a été rédigé il y a plus de trente ans : il s’agit du texte de Jean-André Fieschi, commandé pour l’ouvrage de Richard Roud, Cinema – A Critical Dictionary, publié en 1980. Personne n’a su expliquer, mieux que Fieschi, que ces cinéastes étaient et sont « matérialistes », dans tous les sens du terme : du point de vue de l’histoire « matérielle », du monde « matériel », et du « matériau » filmique.
Aujourd’hui, il est nécessaire d’exprimer un autre aspect de leur travail, en hommage à Danièle Huillet qui nous a quittés. Curiosité ? Enthousiasme ? Rigueur ? Esthétique éthique, éthique esthétique ? Aujourd’hui, j’opterai pour le mot : exigence.
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Traduit de l’anglais par André Habib.
Publié pour la première fois sur le site de la Fipresci