Choses vues, d’ailleurs
Je me revois comptant sur les doigts d’une main les films que j’arriverais à happer cette année au Festival du nouveau cinéma. Les astres s’étant mal alignés, c’est souvent depuis un ailleurs que je me projetais dans une salle où défilaient tel Serra, Costa, Liu, Baumbach, Hu, Rankin, Fleischer, Landes, Deraspe, Weir, Kluge et même si l’expérience pratique voudrait que certains de ces films « repasseraient » ou qu’on savait qu’un misérable petit lien Vimeo existât pour pouvoir découvrir le film par défaut, c’est toujours avec un pincement que je ne parviendrais jamais à éliminer, que je verrai « passer » une édition du FNC sans pouvoir m’engouffrer une vingtaine de fois au moins dans ses salles.
Car au-delà de ces histoires de « cru moins relevé », des murmures, des conflits et des polémiques, et les droits de ceux et celles qui se sont sentis lésés d’élever la voix, aucun autre festival généraliste (je ne compte donc pas les RIDM) n’offre en ce moment à Montréal, globalement, une sélection aussi enthousiasmante de films. Et ça suffit pour dire qu’on veut tout voir, ou presque. Même si c’est pour dire au final, comme toujours, et sans doute avec raison, en regardant la liste famélique d’invités ou l’inventaire des films absents et qui auraient dû ou pu s’y trouver: « regardez Berlin, Rotterdam, Locarno, Genève, Zagreb, pourquoi pas nous ?»
Oui, dans le rôle du pontifiant gérant d’estrade, et tout en n’ayant vu aucun de ces films, on est dans notre droit d’accabler la présence des films de Costa-Gavras, Egoyan, Loach, même des Dardenne dans la grille d’un festival dédié au « nouveau cinéma » (qu’on se comprenne, l’âge des cinéastes n’y est pour rien). On voit bien que, comme le disent les mauvaises langues, le FNC tente de s’accaparer quelques ruines du FFM, et ainsi garantir quelques salles bien garnies (tous ces « palmipèdes », ce sont des valeurs sûres qui assurent qu’on fera le plein médiatique et public). Le FNC, de plus en plus, ce sera son défi, devra décider s’il veut se positionner comme un « festival rassembleur », mais possiblement sans âme (le fantasme des organismes subventionnaires qui aura mené au fiasco de 2004-2005, qui hante toujours certains esprits), quitte à s’aliéner le public plus exigeant qui lui a été depuis toujours fidèle. Ou alors renouer avec les aspirations d’un véritable « festival du nouveau cinéma », irrévérencieux et éclaté, avec une équipe de programmation active, inventive, quitte à prendre des risques et effaroucher les frileux.
Si les jeux de coulisses qui concourent à former une programmation sont trop déprimants pour n’être jamais exposés — ça doit ressembler à un jeu d’équilibriste appelé à traverser à toute vitesse un précipice avec une horde de sauvages de part et d’autre de l’abîme qui lui hurlent dessus —on se prend à se souvenir d’années où on avait droit à des rétrospectives Herzog, Gustav Deutsch (qui vient de nous quitter), Michael Snow, Peter Greenaway (dans ses bonnes années), où Gena Rowlands passait nous faire un coucou, où on pouvait assister à des performances de cinéma expérimental renversantes (Jürgen Reble, Nominoë, Aldo Tambellini), et où un Lav Diaz ou un Pedro Costa étaient en tête d’affiche, et non relayés dans une catégorie honorable, mais somme toute marginale, parmi les « nouveaux alchimistes ». Passons.
Aux moines
Parmi les petits privilèges dont peut s’enorgueillir l’accrédité est celui qui consiste à se faufiler dans une salle alors que le film est déjà bien entamé et bénéficier de cette superbe nonchalance que lui confère l’incompréhension narrative. En l’occurrence, ici, le magnifique Raining in the Mountain de King Hu, dans lequel je me suis glissé alors qu’il restait un peu plus de 40 minutes à jouer, avec ce calcul stratégique qui consiste à dire que sûrement, pour ce genre de film, la fin sera fabuleuse. Drame d’époque, sur un mode un peu plus mineur que son Touch of Zen, mais tout aussi flamboyant, avec son somptueux scope, ses rangées de moines aux fronts perlants de sueur, ses gros plans sur des yeux exorbités et ses jeux de labyrinthes dans les coulisses d’un monastère méticuleusement découpé. Est-ce le fait de n’y comprendre rien (on pense à The Assassin de Hou Hsiao-Hsien) qui confère un tel plaisir à décoder les lignes de coupe, la construction de l’espace labyrinthique, l’étalage des couleurs (le jaune, l’orange, le rouge), le froissement des tissus ? Faute de pouvoir réellement suivre l’intrigue (on comprend qu’on vient de nommer un nouveau moine en chef, on veut voler un manuscrit précieux, il y a de la bisbille et ça chuchote beaucoup derrière des portes qui coulissent), on se fascine pour le frôlement des tissus, par le glissement général qui caractérise le montage. Comme souvent chez King Hu, ça finira dans une forêt d’ocre et de feu, avec des sauts acrobatiques, des courses en rond à pas précipités (le vieux truc de Kurosawa), accélérées par les clignotements flous des troncs d’arbre qui strient verticalement l’écran.
Les combats s’étirent pour le plaisir de durer, non pour faire triompher le meilleur, mais par une règle qui consiste à ce que toutes les énergies déployées s’annulent constamment : ce n’est pas la force qui est en jeu, mais la souplesse, la vivacité, et l’affront débonnaire à la gravité (tous ces corps en toges, chauve-souris colorées, propulsés par des trampolines invisibles à travers les branches). Et puisqu’un jour les combats doivent finir, on soupçonne que c’est le veule qui sera vaincu. Et tout cela finira dans l’enceinte du temple par un étrange cérémonial qui consacrera le nouveau chef qui, comme tous les autres, arbore un front luisant (on repense à Barthes et sa description des fronts luisants dans les peplums), à coups de gongs et de stridences de violon.
Étrange moment, quand les lumières se rallument, de se sentir complice et en même temps détaché de l’expérience partagée par ce public plongé depuis deux heures dans le truc. Croiser un ami en extase qui s’exclame : “Quel film !” On opine alors, un peu honteux, en ajoutant : “Oui, les couleurs, le combat dans la forêt, incroyable!”
Le soir même, on dégote le film sur la toile et quelques minutes plus tard, le fichier est confortablement casé dans le coin d’un disque dur. On ne résiste pas à la tentation de capter les premières minutes, mais déprimé de voir un monastère grandeur nature réduit à l’échelle d’une carte postale. L’intrigue, les personnages, les tensions dramatiques sont soudain étalés avec une plate clarté. Et on regrette presque la fulgurance plastique qu’avait libérée le flou. Quand on voyait mieux, alors qu’on n’y comprenait rien.
Jeanne, aux moines
Rentrer dans Jeanne avec le souvenir contrarié de Jeannette à propos duquel on avait écrit sur Hors champ des choses assez impitoyables, que je me suis permis de relire :
Je me trouve incapable de répondre franchement à la question : mais que me veut ce film ? Comment dois-je y poser mon regard, dans quelle position du corps ? De quel angle faut-il le prendre pour dépasser l’effroyable ennui qu’il génère en moi ? Si Dumont décide d’aborder encore une fois, comme à chaque fois, un [cinéma de] genre de biais, de travers, à contre-emploi, la recette ici relève plus du pari stupide que d’un problème, ou d’un désir de cinéma : ça passe, ici, par la médiation du théâtre de Peguy (lancinant et redondant comme une rage de dents), de la danse et du métal-pop (musique d’Igorrr, globalement insupportable), des actrices (surtout, peu d’acteurs) non professionnelles (qui donnent ce qu’elles peuvent, et qu’on imagine quelque peu martyrisées par le cinéaste), du décor immuable du Nord, le son direct (pour le chant), lumière naturelle. […] Mais pourquoi avoir eu le sentiment, tout au long, que Dumont avait succombé, une fois n’est pas coutume, à la tentation de la formule, du pitch : Jeanne d’Arc+Péguy+comédie musicale+danse contemporaine+musique pop-métal = un laissez-passer pour Cannes. Car au final, le film doit (ou en tout cas gagne à) être vu comme un protocole expérimental, un devoir scolaire, un exercice pédagogique (on sait que tout cela a pris racine au Fresnoy), voire une gageure pour tester la résilience des producteurs et l’aveuglement volontaire des programmateurs de festivals qui se sont retrouvés avec un Dumont, sexy, impossible à refuser. Après tout, Dumont a aussi le droit de s’amuser avec ses privilèges ; et on a évidemment le droit de s’ennuyer à mourir devant son film qui nous prend en otage de son exercice de liberté à faire n’importe quoi
.
On était donc en droit de craindre le pire, malgré l’accueil favorable de Jeanne et voire même — je crois me souvenir — un léger mea culpa de Dumont reconnaissant que Jeannette n’était pas top et qu’il avait tenté de faire mieux. Rentrer dans Jeanne, donc, après avoir été soufflé par les deux saisons du P’tit Quinquin, prêt à lui pardonner les outrances de Ma Loute, mais terrifié à l’idée de replonger dans l’ennui de Jeannette.
Jeanne condense dans un même film — pour repartir des titres de Rivette — « Les batailles » et « Les prisons », mais toujours, à peu de choses près, en restant dans le même espace physique et mental. Outre le procès et la rencontre avec le roi (le souriant et un peu débile roi Charles, ici joué par Lucchini) qui se déroulent dans la somptueuse Cathédrale d’Amiens, tout le film se déploie en extérieur, dans ces paysages du Nord que Dumont n’a cessé de retraverser : dunes, clairières, vallons, c’est le théâtre improbable où se déroulent les batailles, les conquêtes, les sièges. C’est dans ce qui semble être un ancien bunker de la Seconde Guerre mondiale enclavée entre deux buttes en plein air que la Pucelle sera enfermée, gardée par trois adolescents tour rougeauds avec du duvet sur les joues, droits sortis de La Vie de Jésus, mobylette en moins. C’est dans ces espaces improbables que sont représentées les batailles (les jolies manœuvres d’un cheval, quelques soldats en armures, suffisent à « traduire » le combat ou le siège de Paris), c’est dans ce sable un peu mouillé dans lequel les bottines de fer s’enfoncent, qu’on demande à ces corps tout en armure de clopiner le plus sérieusement du monde en débitant un texte difficile (bien que débarrassé d’une bonne part des bondieuseries pénibles de Peguy qui accablaient Jeannette).
S’il y en a un art, chez Dumont, c’est celui de découvrir des corps, des têtes, des types (l’acteur improbable et génial qui joue Gilles de Rais, par exemple, sorte de Denis Lavant, en plus asymétrique, et l’air vicieux). La durée des plans, souvent, a pour fonction de faire en sorte que le rôle, que le personnage finit par s’enfuir et que l’actrice ou l’acteur apparaît, dans sa situation. Dumont est conscient qu’un film sur Jeanne d’Arc aujourd’hui doit aussi se doubler d’un film conscient qu’il est en train de tourner une version de Jeanne d’Arc en 2019, après Dreyer, Bresson, Rossellini, Rivette et que, d’une façon ou d’une autre, cette doublure (comme on le dit d’un manteau) doit parcourir tout le film (il n’y a qu’une andouille comme Besson pour n’y voir qu’un film d’action).
On dira — on me l’a dit —, « Oui, mais ce n’est pas Bresson ! ». Dumont, plus que quiconque, le sait. Il sait aussi qu’il serait idiot de tenter de se « mesurer à », et qu’il ne peut répondre à cette question, qu’en montrant ses corps, ses paysages, son cinéma. Les films de Bresson (mais tous les autres aussi, finalement), sont dans sa besace de cinéaste, ont formé sa sensibilité. Mais s’il s’était attaqué à Jeanne après L’Humanité ou encore Camille Claudel, le pire aurait été à craindre. Mais c’est bien parce qu’il est passé par l’humour et le burlesque qu’il parvient à mettre une distance, propre à lui, entre le drame et la cocasserie, qu’il est capable d’introduire du Tati, du Lewis du grand guignol à côté de Dreyer et Bresson, pour se permettre carrément autre chose, tout en étant dans le voisinage des éminences.
Jeanne arrive, par une série de choix heureux, là où Jeannette échouait sans cesse : tenir en équilibre le guignol et le tragique, la comédie musicale pop et le respect maniaque envers le texte de Péguy, le « documentaire » (ne fut-ce que sur son propre tournage) et la « vérité » du Moyen Âge. Le désastre de Jeannette était en bonne partie attribuable à la musique inécoutable d’Igorrr ; dans Jeanne, Dumont est allé chercher le génial (et un peu oublié) Christophe, avec ses textes poétiques, prosaïques et un peu décalés, et cette voix, à mi-chemin entre la supplique de l’agonisant et le chant des anges, qui fait que, à chaque fois qu’on entonne un chant (qui semble se confondre avec l’appel des « voix » de Jeanne, avec des surimpressions délirantes), tout le film se met à flotter entre le pathos et le loufoque, ça nous permet d’afficher un large sourire ironique et en même temps à nous émouvoir par la justesse, malgré tout, de l’entreprise. Il y a aussi le fait que, à la différence du premier volet, Dumont nous donne le sentiment d’être redevenus totalement complices de ces acteurs et actrices, plutôt que de les larguer et de faire un film à leurs dépens (c’était le sentiment) ?
Depuis quelques films, et particulièrement depuis Ma Loute et P’tit Quinquin, le problème de Dumont semble être de parvenir à ce que chaque acteur invente un corps, une voix, un jeu qui lui soit propre, quitte à ce que ce corps, cette voix, ce jeu soient totalement en décalage par rapport aux autres personnages qui, eux aussi, doivent se distinguer. Le rôle de Dumont est alors d’orchestrer cette dissonance, ces niveaux de jeux, ces tonalités contrastées. Ce n’est jamais aussi vrai que dans ce film, notamment avec ce personnage de juge dont le débit et la gesticulation s’apparentent à une imitation maladroite d’un slam de Grand Corps Malade. On voit bien que c’est « comme ça » que cet acteur a cru qu’il fallait jouer, que c’est ça, pour lui, le « jeu » d’acteur tel qu’il passe par son corps. Ce n’est pas l’idée de Dumont (tout comme les grimaces du commandant dans P’tit Quinquin, la désarticulation débile de Lucchini dans Ma Loute). Dumont a en revanche perçu le potentiel fou, alors même que ce choix risque à tout moment de faire sombrer son film dans le ridicule. Mais c’est bien que parce que ces bouffées de ridicule rejaillissent sur l’absurdité et l’obséquiosité du procès lui-même, que tout cela finit par tenir : c’est bien parce que Jeanne maintient sa ligne, forte, digne, précise, bouleversante, alors que tous les autres cabotinent, surjouent, s’exaspèrent en grands gestes, qu’une « vérité » du procès se découvre.
Jeanne est aussi un film qui est contemporain, plus ou moins, de l’incendie de Notre Dame. Ce n’est sans doute pas un hasard si une de ses plus grandes forces réside dans sa célébration architecturale de cette Cathédrale d’Amiens. Alors que la petitesse des intrigues et du procès, les doléances des bourreaux qui regrettent le bon vieux temps, tout ce fourmillement stupide des hommes est en train de se dérouler, on est planté dans un lieu de pierre et de lumière, de marbre luisant et de lignes parfaites, expression d’un génie expiré, mais persistant, à travers les âges. La médiocrité des hommes de Dieu qui ont envoyé Jeanne au bûcher ne peut rien contre la puissance de ces pierres et l’élévation qu’elle appelle.
À la toute fin, sans qu’on ne comprenne exactement ce qui y a conduit, dans le creux de quelle ellipse, dans un recoin du cadre, à droite, à distance, dans l’ombre, Jeanne sera mise au bûcher. Dans un silence complet. Une petite silhouette tendue, de profil, dans la fumée qui s’élève (d’ailleurs pourquoi représente-t-on toujours Jeanne au bûcher de face, comme s’il fallait qu’elle rejoue la frontalité de la crucifixion ?). On est alors loin du pathos de la clameur de Dreyer, de l’agonie tout en retenue de Bresson. On est dans la mort banale, inutile, solitaire, dans un paysage qui lui est indifférent.
Sortie de l’enfance, Jeannette a fini par rejoindre tranquillement le pays du cinéma.
Moins 20 ou Synonymes : j’en aurais 3 ou 4
Parmi les petits privilèges dont peut s’enorgueillir l’accrédité, il y a celui de quitter une salle au bout de quelques minutes si le film nous déplaît. On n’a pas payé sa place, on n’a donc rien à rentabiliser et au risque de passer à côté de quelque chose (une pépite, une trouvaille incroyable, voire le film entier, pour lequel il aurait fallu faire preuve de plus patience) mieux vaut, comme pour les animaux, en finir rapidement avec la souffrance. La règle impitoyable des 3 plans (émise ailleurs) est rarement fautive, et un film qui — comme le disait l’ami Daney — ne vous a pas personnellement (et tout cela, on s’entend, est purement affaire privée) convaincu au bout de quelques images (souvent, je m’en rends compte, dès la police du générique !) ne pourra rien pour vous, à part acérer votre ennui en y ajoutant du fiel.
Synonymes, donc. Le film a été récompensé à Berlin. Je n’ai pas vu les autres expériences de ce cinéaste israélien. Je suis peut-être complètement dans le champ. Mais un cinéaste qui est incapable de « raccorder » ses trois ou quatre premiers plans, non pas formellement, du point de vue des règles du langage, mais simplement en parvenant à nous convaincre que ces quelques bouts d’images réussiront à construire un regard, un monde, une proposition, ne peut pas avoir ma sympathie. Alterner une sorte de caméra GoPro accrochée au coude avec des plans cadrés serrés à la symétrie parfaite ne fait pas autre chose qu’afficher avec un panache dégoûtant sa liberté stylistique, en oubliant au passage son devoir d’inventer quelque chose : « Moi, je fais ce que je veux ! ». Rien d’autre.
Un acteur/personnage dont la gueule ne passe pas le test de ma sensibilité, pénètre, depuis la rue qu’il traverse en furie, un domicile cossu à Paris (il trouve une clé sous le paillasson). Au matin, il est en caleçons. Il n’a plus rien. Il saute dans une douche. Commence à se branler. Sort de la douche. En panique. Se casse la gueule sur le parquet mouillé. Sors sur le palier en criant qu’on lui a tout volé. Il est recueilli par un frère et une sœur, habitant l’immeuble, ultra cossu. Ils le vêtent richement. Lui donnent du fric. Il explique qu’il arrive d’Israël. Il fait des drôles de fautes de français, directement sorties de la tête d’un scénariste et non de quelqu’un qui parle mal le français. Ça doit faire rire. Ça ne me fait pas rire. Il se trouve un appartement minable. Il n’a soudain plus un sou et fait le décompte pathétique de ce que ça lui coûte au Monoprix pour se nourrir de Kraft Dinner en émettant en voix off un discours sur la bouffe minable que peuvent se payer les pauvres (deux plans auparavant, le bourgeois lui avait refilé des centaines d’euros en billets… on ne comprend pas très bien). Plan face caméra : il crache son mépris pour l’État d’Israël au bord de la Seine, après avoir acheté un dictionnaire des synonymes chez Guibert (cela fait-il du cinéaste une sorte de subversif ?). Un flirte se prépare avec le garçon cossu qui veut écrire des romans, qui boit de la vodka pour avoir l’air d’un écrivain, et écoute de la musique classique très fort dans des écouteurs. Mais ce flirte ne va-t-il pas plutôt se dérouler avec la fille qui minaude, en ne disant rien, derrière ses taches de rousseur ? Notre Israélien se fait embaucher par une compagnie de surveillance employant d’autres Israéliens parlant fort hébreux. Ils sont jeunes, racistes, chics, techno-snobs. Ça doit faire rire. Je ne ris pas. Je commence à remuer en soupirant fort : ce film se passera sans moi.
Quelle générosité faut-il demander à un public pour se rendre utile à un tel film ? Pour qu’il accepte les incohérences narratives, une scène de masturbation à la 2e minute, une théâtralité frôlant l’amateurisme, toute cette pauvreté dramatique et formelle. Alors, oui, coco, nous sommes peut-être dans la tête du personnage, tout ceci est une sorte d’idée, de rêve, un enchaînement de sketchs déconnectés donnant des virtualités d’un récit possible, une incursion « radicale » dans la proverbiale « schizophrénie israélienne » (personnellement, la tragédie palestinienne m’intéresse davantage). Oui, peut-être. Mais sais-tu ce qu’il m’en coûte, à moi, d’accepter d’être dans la tête d’un type que rien, absolument rien, ne parvient à me rendre sympathique ?
En me levant au bout de dix minutes à peine, râlant sans doute quand même un peu, je contemple cette salle pleine du Quartier latin qui, visiblement, ne voit pas le même film que moi. En me dirigeant vers la sortie, j’ai soudain un doute. C’est sûrement moi, pas le film, qui fait défaut. Une fois dehors, dans l’éclat des lampadaires et l’air d’octobre, comment aurais-je pu faire autrement que de me réjouir d’avoir fui cette chose qui ne voulait rien savoir de moi.
Plus tard, un étranger, un maladroit, dans une file, aurait pu murmurer : « Moi, Synonymes, ça m’a fait penser un peu à Teorema de Pasolini, non ? » Ce qu’il ne faut pas entendre, des fois…
Aux mailles
Expliquer la grandeur de Bait est une chose complexe. Sa grandeur est inséparable d’une certaine prouesse technique, imposée comme une contrainte radicale : tourner un film en 16 mm, noir et blanc, avec une Bolex à ressort qui ne permet pas de faire des plans de plus de 15 secondes, le développer à la main, à coup de 100 pieds. Et si on en croit l’ami Mathieu, sur les 91 minutes tournées, 88 se retrouvent dans le film : comme dans Le cochon d’Eustache et Michel Barjol ou les plus beaux films de Garrel, suivant le vieil adage oublié, « tout est bon si on sait travailler, on ne gaspille rien ». Cette radicalité de la contrainte est un volet de la fascination (la première chose dont on parle pour parler de la nature singulière du film).
Mais le charme de ce film est, bien que découlant de sa dimension technique, étalé sur plusieurs autres plans. Mark Jenkin ne fait pas un film expérimental. Il fait un film résolument du côté de la fiction avec, nature du décor oblige, une forte facture documentaire. Il fait un film narratif, essentiellement en gros plan et dialogues post-synchronisés, avec quelques audaces narratives et une saisissante maîtrise du langage (flash-forward, plans subjectifs, montage alterné très serré, etc.). La tension inhérente au récit du film (petit village de pêcheur luttant pour survivre contre le poids de le gentrification, de la airbnbisation et du devenir-touristique comme seul mode de survie, négociant le double problème de l’héritage et de la transmission : honorer la mémoire du père, transmettre à une jeune génération) est inscrite dans ce montage qui, plus souvent qu’autrement, raccorde des gros plans de visages, de mains, d’objets, de bouteilles, de mailles de filets, de billets de banque, des bouches croquant de la chair de homard, des sacs plastiques dans lesquels on a balancé des poissons gluants, etc. Tous ces partis pris, ce noir et blanc rugueux, le choix du casting (le jeune Beatle avec ses broches et sa mèche, le neveu rebelle, la mère british avec son Chardonnay, la tête renfrognée des pêcheurs, la moue de la barmaid), cette voix, ces sons qui n’adhèrent jamais tout à fait aux corps, crée un régime temporel d’images tout à fait particulier. Je m’explique.
Un film résolument expérimental, tourné en 16 mm noir et blanc, aujourd’hui, ne donnera pas nécessairement l’impression d’appartenir à un autre temps, de faire « vieux film », pas plus que devant une toile abstraite on serait tenté de dire, « tiens, on se croirait en 1958, on dirait un ‘vieux’ tableau » (bien qu’on puisse dire : « ah, c’est dans la tradition de Newman, Rothko ou Pollock, etc.). En revanche, un Once Upon a Time in Hollywood, un Argo, un Joker proposent des films dont l’esthétique cherche, de façon ostentatoire, à nous « camper » en 1968-1977, comme si on y était, comme si le film était droit sorti de cette période — selon la règle contemporaine qui domine aujourd’hui — en arborant un look (texture d’image, grain, couleur, mouvements d’appareil) d’autant plus « authentique » qu’il semble « daté » (c’est ce qu’on peut appeler le « faux vintage »). On retrouve pour cela un effet de surenchère, d’insistance, typiquement post-moderne, qui nous montre comment le film, et le cinéaste, sont en train de se regarder en train de faire ce qu’ils font, ce que Bergala jadis appelait un « style stylé » (la liste des films appartenant à cette catégorie de « style stylé » serait aussi longue que la liste du Père Noël).
Alors sur quelle ligne d’indécidabilité temporelle se situe Bait ? Difficile d’expliquer de façon précise. Car le film est bien d’aujourd’hui, campé sur des problèmes contemporains, mais aussi un peu hors du temps (pourquoi n’ai-je aucun souvenir de cellulaires, d’ordinateurs, les bagnoles ne sont pas datées, pas de Tesla, de SUV). Il est contemporain aussi parce qu’il nous fait éprouver par tous ses pores l’effort obstiné, contre-intuitif, scandaleux de sa fabrication artisanale. L’effet combiné de la voix post-synchronisée, du noir et blanc un peu grumeleux, des filets de pêche, des gros plans et du découpage hachuré, nous plongent dans un mélange curieux au croisements du Flaherty de Man of Aran, des films du Candid Eye onéfien et de toute cette jolie école de jeune cinéma anglais issue du Free Cinema, mais aussi de Shadows de Cassavetes, des films éducatifs ou étudiants des années 50, un peu guindés par la technique, mais parfaitement jouissifs dans leur ingénuité.
Il s’agit sans doute moins, pour Jenkin, de chercher veulement à capter un « look » associé à cette tradition (en trichant comme on le fait avec les filtres numériques), mais plutôt, de refaire, aujourd’hui, un film dans des conditions similaires à celles d’un autre temps, dans une sorte de geste au final plus ethnographique que cinématographique. De la même manière que Perrault relançait la pêche au marsouin, devenue obsolète, pour les beaux yeux du plus beau cinéma qui soit, Jenkin retrouve cette vertu miraculeuse des choses qui sont illuminées, de l’intérieur, par l’éreintement et la contrainte qui leur aura permis d’exister.
A parte
En sortant de Bait, je retombe sur un vieux dilemme. Aller voir le dernier Dardenne à l’Impérial (sur lequel je n’avais encore rien lu, et qui me déprimait d’avance) ou Joker, en 70 mm, avec un copain, à la banque Scotia. En plein FNC, j’optais pour l’école buissonnière.
Arrivé un peu à la dernière minute, un mardi, à 21 h, se retrouver assis à la deuxième rangée d’une salle immense, pleine à craquer, au bout de la rangée, au coin inférieur droit d’un écran immense, haut de 8 étages, qu’on devait brosser obliquement du regard pour happer les ombres qui y dansaient. Mais au bout de quelques minutes, l’œil, le cou, le corps s’étaient accommodés, transformant même la tension causée par l’inconfort de cette immersion oblique en un élément de plaisir esthétique tout à fait conforme avec le film.
Joker est un drôle de film, on s’entend. Un drôle de film où personne ne rit, et où, si on rit, le rire est tellement grinçant, jaunasse, qu’il nous dégouline sur la face. C’est la collision face à face avec une porte vitrée, à l’extérieur de l’hôpital, après que les deux flics aient tenté pour la deuxième fois d’interroger Fleck qui titube pour retrouver le chemin de la salle d’urgence où se meurt sa mère ; c’est surtout le coup terrible du loquet sur la porte, que tente de retirer le gentil clown de petite taille, alors qu’il tente de fuir l’appartement de Fleck, après avoir vu son ami se faire égosiller et qu’il y a du sang partout. La force du film est peut-être dans cette inversion systématique. Fleck rit quand il ne faut pas (pris par une sorte d’étrange syndrome de la Tourette qu’il ne parvient pas à étouffer et qui est toujours sur le point de lui sortir par les tempes), tout comme le film nous demande de rire, nous, là où on ne devrait pas plus. En revanche, partout où le personnage de Fleck tente de nous faire rire, jamais il n’y parvient, ou alors, c’est parce qu’on rit de lui, du malaise de la situation. C’est d’ailleurs cette méprise qui précipitera le dénouement du film, et qui permettra à Fleck de conclure : « No one’s laughing now », et qui lui permet, à lui, de rire un bon coup en descendant de quelques coups de révolver dans la tête l’animateur aimé.
Oui, Joker est un drôle de film. Durant Mai 68, on avait vu surgir le slogan « nous sommes tous des juifs allemands », par solidarité avec Cohn-Bendit. Que cette solidarité avec un certain bouc émissaire du contre-pouvoir devienne, dans Joker, « We are all clowns », en dit long sur l’époque qu’on traverse (même si l’action se déroule dans une sorte d’éternel 70’s new-yorkais, celui de Taxi Driver et King of Comedy, les deux références massues facilement repérables du film). Souvent, on se dit — et on voit que c’est ce qui nous réjouit le plus en ce moment devant les manifestations les plus folles et inventives, au Chili, au Liban, à Hong Kong, malgré la brutalité des répressions — que la seule chose qui nous permet d’encore rêver, voire même de respirer, de nous extirper de notre marasme pessimiste, ce sont des formes d’organisations spontanées, carnavalesques, et souvent un peu apocalyptiques, où les masses anonymes et humiliées joyeusement (parfois, aussi, en pétant tout) se soulèvent contre ce qui les oppresse. C’est la logique imparable et inexorable d’un mouvement du monde destructeur et festif à la fois — mais évidemment sous forme de fin de monde, là où on n’a plus rien à perdre — que traite Joker. Tout renverser, ne plus respecter la loi qui nous assujettit, seul maigre salut pour une société à qui on a menti, qui élève en dogme les inégalités sociales, qui se déleste allégrement de tout son filet social et qui finit profondément malade, qui souffre de tout et partout. Mais puisque ce qui engendre ce soulèvement, dans le film, n’est pas un acte conscient, voulu, pensé par le protagoniste, mais plutôt un cocktail malheureux de maladie mentale, de traumatisme, de hasard, de frustration sociale et de désir de reconnaissance, la dimension politique du film n’est pas très nette (et a-t-elle à l’être ?), c’est le moins qu’on puisse dire.
Au final, ce qui trouble et dérange le plus, ce n’est pas l’absence de ou le flou du discours politique, mais la tentative, complètement maladroite à mon sens, de mettre dans la bouche du personnage un discours articulé — juste avant son dernier passage à l’acte — qui se transformera en huile qui manquait au feu. Fleck peut-il vraiment, dans l’état où il est, sachant ce qu’on sait, dire toutes les choses qu’il dit sur le plateau de télé ? Sûrement pas. Dans un tout autre registre, on peut penser au discours à la fin du Dictateur où, in extremis, le personnage se met à parler, alors qu’on le croyait incapable de parole. Mais c’est parce que c’est Chaplin, et non le barbier juif, qui prend la parole, soudain. Est-ce que c’est Todd Phillips, ou Joaquin Phoenix, qui parlent, soudain ? Ça expliquerait pourquoi ça pique du nez.
Drôle de film, Joker. Drôle parce qu’une certaine frange d’une certaine droite, blanche, « incel », qui se sent laissée pour compte, peut se reconnaitre dans le personnage de Fleck ; mais peut-être aussi une certaine gauche anarchiste insurrectionnelle, accelérationniste et « anonymiste » qui voit (entre autres choses) dans l’insurrection et le sabotage violent une forme de résistance à la violence systémique dont la population est victime. N’a-t-on pas vu, à Beyrouth, dans les premiers jours des manifs, des masques de Joker et des nez de clown ? Film dangereux, alors, Joker ? Non. Salutaire comme tout ce qui est profondément désespéré, inquiétant et symptomatique… jusqu’à ce que, comme l’écrivait l’ami Jason, quelqu’un avec un masque de clown se mette à tirer sur des mecs à cravate dans le métro ou dans une salle de cinéma bondée (pour ça, ceci dit, on n’a pas attendu le film de Phillips).
Mais ce qui frappe le plus dans le film, au-delà de son discours, c’est le fait d’avoir inventé un corps au Joker. Pas simplement un visage, un rire, mais un corps. Le Joker de Phoenix est un corps. Un corps qui a encaissé des coups toute sa vie, qui tombe, chute, se bute, qui est bossu, déboité. Un corps qui souffre et qui doit, pour apaiser sa souffrance, se blottir dans un frigo. Mais c’est aussi un corps qui, au bout des choses, à commencer par le bout du pied, se met parfois, lentement, à danser dans un rai de lumière. Toute l’invention du personnage qu’a créé Phoenix n’est pas dans l’hystérie et l’excès, mais dans ce très curieux mouvement du pied qui se rétracte et se rabat, entraînant un pivot de la hanche et un mouvement chaloupé des bras. C’est par ce mouvement, ce geste chorégraphique minimaliste que, soudain, il trouve le point d’équilibre de sa démence, qu’il comprend ce qu’il doit être. On retrouve, contenu dans ce geste et ce qu’il stocke, toute la grâce et la terreur qu’inspire ce film.
Du lien
Je reviens au FNC. Je ne crois pas qu’il soit possible de parler honnêtement d’un festival de film aujourd’hui, sans parler du trafic entourant le « lien ». Cela aussi fait partie des petits privilèges des accrédités, qui parviennent ainsi à compenser leur toute humaine absence d’ubiquité, avec l’espoir d’obtenir un « lien ». Série de chiffres et de lettres à l’enseigne, plus souvent, de Vimeo, accompagné d’un mot de passe d’une rare originalité : [titre du film]2019 ; [abréviation du film]2019, etc.
Les conversations typiques des festivaliers initiés peuvent ressembler à : « T’as vu le film de X ? » « Argh, non… J’ai décidé d’aller voir le film d’Y à la place. Je me suis mordu les doigts. Je vais demander un lien… ». « J’en ai un. Je te l’envoie ? ». « Ah ! Cool, et puis je t’enverrai le lien du film de Z, que j’avais promis de t’envoyer ». « Cool. »
Le lien. Dernier rempart contre le désespoir du cinéphile. Le lien a l’avantage d’opérer sur un régime d’immédiate disponibilité (le lien est là, toujours là), en nous libérant de l’hypothèque mentale de la « sortie en salle au printemps » ou « en 2020 » (même si on continue à y aller dans les salles Louis, t’inquiète pas).
Mais disons-le, la principale tâche du lien est d’exister comme une virtualité ; sa principale fonction est de soulager (même si le soulagement est partiel) de l’angoisse d’avoir raté le film lors de son passage en salle et aussi (parce que le lien, une fois en notre possession, même s’il est indiqué de ne pas le partager, nous appartient et parfois, disons-le, on le monnaye contre autre chose). Quiconque, cependant, a abusé du lien, sait que le lien est toujours un peu frustrant. Parfois le lien est brisé, la connexion est bégayante, la résolution, pourrie. Parfois il est écrit en gros : PROPRIÉTÉ DE X sur l’image. C’est alors que, parfois, malgré nos meilleurs efforts, les liens s’accumulent. Puis ils se perdent dans l’accumulation des courriels. Mais on a le lien. Si on veut. Un jour. Jamais. Le lien sera toujours là. Même si on n’en fera jamais rien.
Impossible d’écrire sur Vitalina Varela de Pedro Costa capté grâce à un « lien », justement. Et malgré tous mes efforts de mise en scène (plonger mon salon dans le noir, casque d’écoute bien branché sur la tête), je ne parvenais que partiellement à imaginer mon corps dans une salle, devant ce film incroyable, dense, bouleversant. Réduit à un écran d’ordinateur ou même de télé, le film perd sa bonne mesure qui consiste à magnifier cent fois ce réel, ces mots prononcés lentement, ces murs délabrés, ces peaux qui brillent, ces yeux pénétrés de toutes parts et lourds de tout ce qu’ils ont vu au cours de leurs vies, toute cette obscurité qui permet de mieux faire apparaître un corps, morcelé par un polygone de lumière.
Croisé, le lendemain de mon visionnement halluciné sur mon petit écran, un peu honteux, l’ami Sylvain qui avait vu le même film, en salle, dignement, deux ou trois jours auparavant. On en parle un peu. « Quel film, me dit-il. Et ce premier plan… Mon Dieu, quand tu les vois arriver, du bout du chemin, longeant le cimetière, marchant lentement. On dirait qu’ils marchent depuis cent ans ! »
Sans doute n’est-ce que l’expérience de la salle qui permet de dire une telle chose.
Vitalina, au printemps ? Ça pourrait servir à ça, le FNC. À l’an prochain.