AUTOUR DE « LORTIE »
Du 11 novembre au 6 décembre 2008 était présenté à l’Espace Libre la pièce de théâtre de Pierre Lefebvre intitulée Lortie, interprétée entre autre par Alexis Martin, et mise en scène par Daniel Brière. La présentation de cette pièce coïncidait avec la sortie du film de Denis Villeneuve Polytechnique et il nous semblait approprié d’amener une discussion plus générale, à partir de cette pièce, sur la problématique de l’adaptation, théâtrale ou cinématographique, d’événements violents qui ont eu des répercussions sociales sur la conscience collective. L’intérêt que nous avons ressenti pour cette pièce, rejoignait des interrogations que nous partagions avec Philippe Despoix, professeur à l’Université de Montréal, sur les médias et la violence. Nous avons donc désiré proposer à nos lecteurs un dialogue entre la revue Hors champ, Philippe Despoix et Pierre Lefebvre.
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HC : Merci à vous d’être ici. Nous désirions vous rencontrer tous les deux, Pierre Lefebvre et Philippe Despoix, pour avoir une discussion générale autour de Lortie, à la fois autour de la pièce que tu as écrite, Pierre Lefebvre, et de l’événement lui-même, celui du 8 mai 1984, qui nous ont interpellés et sur lequel nous voulions revenir aujourd’hui, particulièrement au moment où les médias se gaussent du film Polytechnique. Philippe Despoix, professeur au Département de littérature comparée, s’intéresse au cas du crime de Lortie depuis la publication du livre de Pierre Legendre, Le crime du Caporal Lortie, qu’il avait découvert en Europe et qui a été la matrice de toute évidence de la pièce. C’est un événement qui recoupe certains des questionnements de Philippe sur les médias et la violence. Nous trouvions que l’occasion était belle pour échanger et discuter.
Ce qui m’intéressait dans le cas de Lortie, et ta pièce en témoigne jusqu’à un certain degré, c’est l’accumulation d’appareils à la fois symboliques et techniques qui sont impliqués dans cet événement. Ça va donc évidemment des différents médias qui déclenchent en quelque sorte le coming out, le passage à l’acte criminel de Denis Lortie, à savoir le fait d’avoir vu la face de René Levesque le vendredi 4 mai 1984, qui selon Legendre aurait déclenché sa folie ; c’est aussi les trois cassettes magnétiques qu’il enregistre et qu’il envoie à sa femme, à l’aumônier de l’armée et à André Arthur, l’animateur radio, jusqu’aux « appareils » plus symboliques dont Legendre parle.
La première question serait : comment perçois-tu ce nouage entre l’événement, sa représentation médiatique, son interprétation psychanalytique, et « l’appareil théâtral » que tu en as déduis ? Crois-tu que l’événement est « pensable » sans ces différentes médiations ou « médiateurs » techniques ?
PL : Dans un premier temps, je te dirais que le moment médiatique fort de cet événement est bien évidemment la caméra du salon bleu. En 1984, les débats filmés en chambre sont encore récents, la caméra du salon bleu est encore une nouveauté. Et, là, arrive cet événement, cette chose extraordinaire qui est qu’on assiste live, en direct, à l’arrivée de Lortie dans le salon bleu, puis les moments où il est seul avec les pages qui étaient là, puis l’entrée en scène, pour ainsi dire, de Jalbert puis le dialogue entre eux. Ce qui est aussi terrifiant que fascinant, c’est qu’on a là un document nous montrant un homme littéralement « hors de lui ». D’ailleurs, c’est une chose sur laquelle Legendre glose beaucoup dans son ouvrage. Lors du procès, quand Lortie voit la vidéo, il ne se reconnaît pas et, en même temps, il se reconnaît. Il sait que c’est lui, mais il ne se reconnaît pas. Il était alors en pleine crise psychotique, donc il n’a aucune mémoire de l’événement en tant que tel, mais en même temps il y a une autre mémoire, « extérieure », « objective », qui est là pour pallier la sienne. Il n’y a qu’une caméra qui pouvait nous donner un tel document, une telle archive, une telle mémoire.
HC : Et une image de l’événement… Est-ce que tu as pu savoir à quel moment ces images ont été diffusées à la télévision ? Est-ce que c’était carrément le soir même ? On n’est pas encore exactement à l’époque du direct et des chaînes de nouvelles 24 heures, comme aujourd’hui.
PL : Non, je me suis assez peu préoccupé de ces questions-là qui sont surtout centrales dans le procès de Lortie. Je me suis intéressé au passage à l’acte, et peu, si ce n’est pas du tout à ses conséquences judiciaires. En faisant ma recherche, j’ai réalisé assez vite qu’il y avait ces deux versants : l’événement et le procès. Pour moi, c’était déjà deux pièces. Et il y aurait eu tout à fait moyen de faire une pièce uniquement autour du procès, où toutes ces questions-là pourraient, devraient même être abordées. Mais moi, ce qui m’a surtout interpellé dans cette affaire, c’est la question symbolique. J’ai donc bâti ma pièce sur cette fameuse phrase : « Le gouvernement du Québec avait le visage de mon père. » Ce qui m’intéressait, c’était ça et c’était l’échec. C’est-à-dire que pour moi, Lortie, c’est Don Juan qui veut dynamiter la statue du Commandeur et qui débarque avec ses bâtons de dynamite. Mais la statue n’est pas là ! C’était ce que j’avais envie de creuser.
HC : C’est ce qui rattache à ton avis cet événement au théâtre. Legendre répète souvent l’idée qu’il s’agit d’un « crime théâtral ». Il parle souvent de « mise en scène », de « scénographie », et il interpelle tout au long de son texte différentes figures de la tragédie grecque, un cortège de figures qui va d’Ajax à Oedipe, il cite Sophocle. Donc sa référence principale demeure le théâtre grec. À la fois par rapport à l’événement et à ses figures de meurtre, de parricide, etc. Mais aussi au niveau du procès, au niveau juridique. Le théâtre grec est aussi le lieu par excellence du procès des sujets.
PL : Oui, absolument. Ce qui m’a fasciné dans le livre de Legendre, c’est son intuition de départ : qu’on a affaire à une tentative de parricide. Du coup, dès qu’on part de cette idée, la cohorte grecque débarque, c’est pratiquement inévitable. Il y a aussi que je travaillais dans le cadre d’une pièce de théâtre. Je ne voulais pas faire un documentaire ou un film de fiction sur « la véritable histoire du caporal Lortie », comme ce à quoi on a affaire avec Polytechnique. L’aspect réel de l’événement m’intéressait assez peu. Je dirais même pas du tout.
PD : J’ai vu votre pièce, en effet, moins comme une pièce documentaire sur Lortie que comme une mise en scène de la lecture qu’en propose Legendre, avec cette référence très forte à la psychanalyse, à Oedipe et à la scène du théâtre grec, au caractère symbolique du cas Lortie. Cette continuité me paraît très pertinente. Legendre, comme vous le dites, interprète la phrase de Lortie « le gouvernement du Québec avait le visage de mon père » comme un parricide symbolique. Cette interprétation pourrait toutefois passer pour unilatérale. Avec le cas Lortie, on se situerait plutôt dans la psychose, dans l’absence d’un père symbolique. On n’est plus du côté de la névrose, de la scène d’Œdipe avec une confrontation directe au père. Chez Lacan par exemple, il n’est jamais question du visage du père, le plan symbolique renvoie au nom du père. Si l’on veut se référer à une topique de ce type, ne se trouverait-on pas plutôt en présence d’un parricide proprement « imaginaire » ?
Est ce qu’il n’y a pas aussi lieu de réfléchir à la critique interne qui a pu être adressée par des psychanalystes à la lecture que Legendre fait du cas Lortie. Je pense en particulier à celle de Frank Chaumont qui a critiqué son travail comme impliquant une égalisation du sujet de droit et du sujet psychanalytique qui serait, disons, en dehors de la dogmatique lacanienne. Je ne veux pas forcément prendre position dans ces débats, mais ont-ils joué un rôle en amont de votre mise en scène ?
PL : Non. D’une part je connais peu Lacan. Je connais un peu l’œuvre de Freud mais je ne suis absolument pas un spécialiste ou un exégète de la psychanalyse. Ce qui m’intéresse dans la psychanalyse, c’est la présentation qu’en faisait Freud quand il dit que : « L’humanité a connu trois révolutions : celle de Copernic, où il apprend qu’il n’est pas au centre de l’univers ; celle de Darwin, où il apprend qu’il n’est pas au centre de la vie sur Terre ; et celle de la psychanalyse, où il apprend qu’il n’est pas au centre de lui-même ». Mon intérêt pour la psychanalyse est plutôt littéraire… Je n’ai absolument pas la prétention, avec cette pièce-là, d’avoir dit quelque chose d’incontournable sur ces questions ou d’avoir clos le sujet « Lortie ». Ça c’est clair. Et donc bref, me lancer dans ce travail de recherche là, ne m’a pas du tout intéressé.
HC : Legendre parle assez peu de la spécificité québécoise de cet événement. C’est-à-dire que, pour lui, il parle du Quebec, de la question nationale du Québec, mais il n’est pas du tout intéressé, et peut-être que c’était en dehors de ses moyens, à tenter de rattacher cet événement, d’une part, au débat linguistique et à la question de la langue française, qui est une question qui hante visiblement Lortie, d’autre part de poser la question « C’est quoi le visage du Père au Québec ». Est-ce que toi tu sens que ta pièce tente de combler un peu ce manque ? Est-ce qu’il y a spécificité québécoise dans le crime de Lortie ?
PL : Oui, tout à fait. Pour moi, cela va pratiquement de soi. Ce qui m’intéressait là-dedans, d’une part, c’est le fait que ce soit un ratage. C’est important car l’échec est un thème important de l’imaginaire québécois. On n’a pas besoin de savoir pourquoi tout le monde panique à l’idée d’une reconstitution de la bataille des plaines d’Abraham, c’est que pour ainsi dire le deuil de cet événement n’est toujours pas terminé… on peut penser aux deux échecs du référendum, à l’échec des patriotes, à celui de Riel, etc. Le thème de l’échec est profondément québécois. Et je pense que, personnellement, si Lortie avait « réussi son coup », s’il était arrivé « à l’heure », à mon avis il y aurait moins à en dire…
HC : C’est-à-dire que s’il avait descendu Lévesque et les députés du PQ, ça aurait été une catastrophe !
PL : Ça aurait été une catastrophe assourdissante, mais à mon avis, du point de vue d’une réflexion sur la québécitude, c’est plus intéressant qu’il ait raté, son coup.
HC : Peut être que c’est moins délicat à traiter…
PL : Ah oui, ça c’est clair !
HC : Tu n’aurais pas fait ta pièce si Lévesque était mort là !
PD : Ou du moins cela n’aurait pas été la même pièce !
PL : Pour moi, il y a donc cette dimension de l’échec et il y a aussi cette dimension du père absent ou évanescent.
HC : Mais est-ce que le père de Lortie n’est pas omniprésent, au contraire ? Enfin, dans la vie de Denis Lortie, il disparaît à 10 ans…
PL : Oui bien sur ! Mais ça aussi c’est très québécois. C’est une figure omniprésente, mais avec laquelle on est incapable de dialoguer, qu’on n’arrive pas à attraper. C’est une présence fantomatique, et ça c’est très québécois. Et je dirais que, nous-mêmes, face à notre histoire, sommes dans cette incapacité à dialoguer. Notre histoire nous est un peu fantomatique. On l’étudie assez peu. Je ne veux pas non plus en faire…
HC : Une psychose nationale !
PL : Ah non non ! En même temps, pour moi, l’image du père qui se dérobe, ou pas tant l’image qui se dérobe mais plutôt l’incapacité à aborder la figure du père, ça m’apparait très très québécois.
HC : Lévesque demeure un des visages proprement québécois. On parle souvent du fait qu’il nous manque des grandes figures paternelles, des grands pères de la nation. Lévesque en serait un, un des premiers peut-être de l’époque…
PL : On l’appelait le « père de l’électricité ». Avant qu’il devienne Premier Ministre, il était le père de l’électricité.
PD : Et l’électricité joue un rôle dans les délires de Lortie.
PL : Oui, l’électricité joue un rôle dans ses délires. Et on sait effectivement à quel point Hydro-Québec a été un moment fort de la Révolution tranquille. Je ne sais pas si vous souvenez des pubs de l’époque. Quand j’étais gamin, les premières pubs d’Hydro-Québec c’était : « On est hydroquébécois ». C’était l’époque où on disait : « allumez-les, les lumières ! »
HC : C’était l’époque du patriotisme électrique…
PL : Tout à fait! On en a en masse de l’électricité, on en a à revendre ! Je ne voudrais pas dire que l’électricité était la libido du Québec, mais enfin, il y avait quelque chose comme ça. Bref, le fait que le Québec soit constamment à la recherche de figures, de pères ou de figures salvatrices, je pense aussi que c’est très québécois. Cette obsession du Grand Homme. Ce n’est pas seulement au niveau politique. Je ne me souviens plus qui a écrit la première critique de Prochain épisode mais ça se terminait par : « Enfin on tient notre grand écrivain ». Il y a cette obsession-là. Nous aussi on en veut des belles villes, on en veut des Hannah Arendt, on en veut des Kant. Puis…
HC : Mais quand on les a, on a envie de tirer dessus, ou ils se suicident. C’est un étrange renversement des choses… Quand il y en a un qui se distingue, il y a soudain un problème dans l’ordre symbolique.
PL : ben oui, ben c’est ça !
HC : On peut être étonné, d’une part, qu’il n’y ait pas eu encore de film sur Lortie, même si c’est un événement qui fasse partie de notre imaginaire médiatique. L’image de Lortie assis sur le trône à l’Assemblée nationale, c’est une image que tous les Québécois de cette génération, ou au moins sur une génération et demie, possèdent. On a une « image vidéo » de cet événement. Or, on voit la pléthore d’événements qui ont été portés à l’écran, avec Polytechnique en tout dernier. À part le fait que tu fais du théâtre, cela te semblait-il comme une évidence, en raison peut-être de Legendre, que ça allait être une pièce et non pas autre chose ? Il me semble relativement rare de voir des événements de la sorte portés au théâtre au Québec. On a plutôt des représentations qui vont vers le cinéma que vers le théâtre… J’essaie de penser à des exemples…
PL : il y a Aurore…
HC : C’est vrai, Aurore était une pièce avant d’être un film. Une pièce à succès en plus…
PL : Il y a aussi la question du moment dans le temps. Au moment où la pièce s’écrit, le cinéma balbutie.
HC : au Québec, du moins.
PL : Oui, bien sûr, au Québec. Personnellement, comme je te disais, bien qu’on puisse faire avec le cinéma tout ce qu’on veut, a priori, à tout le moins, j’ai l’impression que ce que je voulais faire avec la pièce n’aurait pas séduit beaucoup de producteurs. Il aurait fallu aborder Téléfilm en disant : « on veux faire un film hollywoodien, on le voit stresser quand il vole les armes, on le voit quand il se fait tapocher par son père… »
HC : Alors l’aspect psychanalytique, le chœur grec, tout ça aurait complètement disparu.
PL : Oui, c’est ça. Ça ne m’intéressait pas de parler, de raconter l’histoire de ce gars-là. Le Lortie réel m’intéresse assez peu, ce qui m’intéresse c’est le Lortie symbolique. Je pense qu’on peut très bien faire un film sans choeur grec, autour de cet événement. Mais d’une part, je pense qu’il ne se fera pas, parce que dans le contexte actuel il n’y a personne qui va financer ça. C’est la même chose avec Polytechnique. Je n’ai pas vu le film, mais je ne crois pas qu’il déborde de réflexion…
HC : Il y a un débat, on veut créer un débat…
PL : Oui oui, mais je veux dire que dans l’œuvre elle-même il ne doit pas y avoir beaucoup de réflexion… C’est un peu étrange, parce qu’il y a Gilbert Turp qui a écrit une pièce sur Polytechnique et qui en ce moment présentée dans la petite salle du Théâtre d’Aujourd’hui. Ça s’intitule Pur chaos du désir, et en entretien à la radio, Turp reprenait la fameuse thèse que Lépine aurait posé un geste politique. Pour lui, Lépine et le FLQ, c’est à peu près équivalent. Je suis toujours étonné que l’on défende cette idée, et on la reprend de nouveau dans la promotion qui entoure le film de Villeneuve… La thèse me paraît complètement aberrante. À ce moment là, si Lépine est politique, Lortie l’est aussi. Mais, franchement, énoncer que Lortie a un projet politique, même si il y a du politique dans son délire, c’est du délire, justement…. Le FLQ, ça, c’est un projet politique ! On peut en discuter, dire qu’il y a quelque chose de délirant à se mettre à faire du terrorisme politique au Québec, dans les années 70, comme si on était en Algérie avant la décolonisation mais, enfin, on a là une organisation, même si elle est un peu boboche, on a là un mouvement qui débute en 1963 avec les bombes qu’on dépose dans les boîtes aux lettres… Lortie et Lépine sont pour leur part des psychosés qui passent à l’acte. Je vois assez mal comment inscrire du politique là-dedans…Ceci dit, il est bien évident qu’une psychose, ça ne naît jamais tout seul…
HC : C’est le symptôme de quelque chose.
PL : Exactement ! Dans le délire de quelqu’un, il y a quand même son formatage culturel qui joue un rôle certain.
PD : A propos des documents sur Lortie, on n’est pas très avancé. Visiblement, il y a deux films qui se sont intéressés à lui. La série « Un tueur si proche » a fait un épisode en 2004 autour de Lortie. Les quelques extraits disponibles ne sont pas vraiment extraordinaires. Ils reprennent en partie les images qui ont du être montrées à l’époque à la télévision. Et dans un documentaire sur Pierre Legendre, réalisé en France, il y a également une partie consacrée au cas Lortie. Au-delà de ce qui a été fait en Europe et ici ce qui me frappe, c’est l’absence de documents disponibles quant à cet événement. Je suis étonné que l’on n’ait rien de substantiel, un dossier par exemple sous forme de livre, comme on a un dossier Pierre Rivière avec tous les documents existants, les témoignages, les pièces à conviction, les verbatim, etc. Avec quels documents avez-vous pu travailler pour écrire la pièce ?
PL : Effectivement, il y a des documents qui ne sont pas toujours faciles à dénicher… Je ne vous dirais pas comment j’ai eu ces documents, mais j’ai eu accès à des documents…
PD : Le Mémoire en appel par exemple. Legendre y a eu accès mais il ne circule pas.
PL : Non, parce qu’il y a eu un interdit de publication.
PD : Parce que Lortie est encore en vie ?
PL : Oui, c’est ça. Quand même, ça ne fait pas si longtemps que ça. J’ai eu accès à divers trucs, à des verbatim du procès par exemple. On peut aussi trouver des verbatim des enregistrements qu’il a envoyés à André Arthur, à sa femme et à son aumônier et que les journaux ont publiés, en partie, à l’époque.
HC : Ça a été publié à l’époque ? Je me posais la question, justement…
PL : Oui, pas dans leur intégralité. Mais il y a d’autres documents ailleurs et on les trouve dans leur intégralité. Mais bref, pour le moment, ces documents-là sont encore sous le coup de l’interdiction de publication. On peut les consulter, mais un livre, justement comme le Pierre Rivière de Foucault, je ne sais pas combien de temps il nous faudra attendre pour le voir. Je n’ai aucune idée de la prescription… Tout ce que je sais, c’est que pour certaines choses, on m’a dit : « vous ne citez pas ».
PD : Oui, mais il y a ce qu’on a dit et il y a ce qui est légal. Un juriste m’a affirmé que cela devrait être accessible au public. On doit pouvoir avoir accès aux documents.
PL : Ah oui ! On a accès !
HC : Mais l’accès n’est pas libre, c’est-à-dire qu’il y a toujours une négociation y compris, éventuellement, pour une question d’argent. Plusieurs personnes m’ont dit ça, ce que je trouve étonnant.
PL : Je n’ai pas eu de problème.
HC : Vous avez eu à défrayer des coûts pour avoir accès aux documents ?
PL: Pour les photocopies, mais si on consulte sur place, ça va, mais bon… Dans la mesure où je ne faisais pas une thèse sur Lortie, je n’ai pas non plus remué mers et mondes pour accéder à tout. Ce qui m’intéressait, c’était d’avoir accès à sa parole, c’était de l’entendre…
HC : Est-ce que tu as pu entendre les cassettes ?
PL : J’en ai entendu une partie, mais les cassettes elles-mêmes, non je ne les ai pas cherchées.
HC : Une question subsidiaire à celle de Philippe, c’est quelle part de ces documents se retrouve dans ta pièce. Il ya un dialogue extraordinaire entre le sergent d’arme et Lortie. De même, dans la parole de Lortie, ce qu’il va dire au procès, dans ce qu’il enregistre sur les cassettes, il y a quand même du texte poétique, un matériau extrêmement fertile. Tu disais plus tôt qu’on t’avait dit : « ne citez pas ». Jusqu’où tu t’es permis de reprendre intégralement des passages. Où s’arrête en gros la poésie de Lortie, où commence la tienne ?
PL : Vaste question. Je dirais d’abord que le seul dialogue que j’ai retranscrit pratiquement tel quel, est celui de la rencontre avec le sergent d’arme. Parce que, d’une part c’est un dialogue qui est connu, puisqu’on l’entend intégralement sur la vidéo, mais aussi parce qu’il est inimaginable ! C’est vraiment là que la réalité dépasse la fiction. Quand Jalbert lui demande : « qu’est ce que tu fais là ? », Lortie répond : « je suis venu tuer, mais il n’y a personne » et là, Jalbert répond : « Ha, t’es trop de bonne heure, c’est à deux heures qu’ils se rencontrent. » C’est complètement fou! Et après ça, il demande « T’as-tu pensé à ta carrière ? » C’est presque délirant ! Et pourtant ça a été…
HC : C’est ce qui a permis un dénouement relativement heureux …
PL : Oui c’est ça. Ça a été la bonne amorce. À partir de ce moment-là, le dialogue a été possible. Ceci dit, dans la réalité, il quitte assez vite le salon bleu.
HC : C’est 40 minutes à peu près ? Parce qu’il a été capté par les caméras. On a environ 40 minutes à peu près, plus ou moins.
PL : Oui, c’est ça. Plus ou moins. Mais faut dire que dans ces quarante minutes, il y a un bon bout où il est tout seul.
HC : Assis sur le trône…
PL : Ben, il se promène, il tire sur les meubles, tout ça. Mais même ça, je n’y ai pas eu accès. Des 40 minutes, je n’ai eu accès qu’au petit bout…
HC : Qu’on connaît tous, plus ou moins. Quand il lance son dentier…
PL : Oui c’est ça, exactement. Donc, bref c’est ça. Sinon, j’ai piqué des petits bouts ici et là dans les cassettes, quand il parle de l’électricité, par exemple, parce que je trouvais ça, évocateur, de même que certains thèmes…
HC : La langue française…
PL : La langue française, oui, par exemple : « Il faut venger le monde à plaindre de la langue française. » J’ai pris ça texto, parce que c’est en quelque sorte déjà littéraire… Il y avait là-dedans des formulations qui étaient vraiment hallucinantes, tu sais.
HC : Il y a une phrase que je trouve extraordinaire, citée par Legendre, au moment du procès, quand il dit : « C’est comme si vous mettiez un masque de scaphandre à la face, et c’est rien que la vision. Je ne peux rien que voir ». Il tente de décrire l’intimité de sa psychose. Et c’est vrai que ça donne lieu à des choses assez étonnantes.
PD : Par rapport aux cassettes, ce qui me frappe c’est qu’il y a trois personnes, trois institutions différentes auxquelles Lortie s’adresse : la première, la famille, sa femme ; la deuxième est l’institution militaire (et ce n’est pas un hasard si le dialogue avec le sergent d’arme réussit, c’est parce qu’il incarnait cette institution) ; enfin, la troisième instance c’est la radio, l’espace public.
PL : La cassette à l’institution militaire, s’adresse quand même à l’aumônier de l’armée. Il y a deux institutions en une.
HC : Ça montre bien le nouage dans sa tête entre ces institutions religieuse et militaire. Ce que je trouve intéressant, et ça rejoint nos préoccupations, et accessoirement les tiennes, c’est que, comme il le dit lui-même au procès, c’est au moment où il voit le visage de René Lévesque, le 4 mai, à la télévision, le vendredi, qu’il y a une sorte de première décision qui est prise, c’est quand même un moment déclencheur. Le deuxième moment qui assure le déclenchement, c’est ce que Legendre rapporte, c’est qu’après avoir apporté la cassette à André Arthur, il attend dans sa voiture le moment où la cassette passera à la radio, il attend le signal. Il sait, il pense du moins, qu’on va passer la cassette. Il cherche et il émet des signes, il utilise un média, la radio. En gros il ne décide pas d’écrire une lettre. Je ne sais pas à quel point ça t’intéresse ces questions là.
PL : Effectivement ce ne sont pas des choses auxquelles j’ai beaucoup réfléchi. Je crois, à ce sujet-là, que Lortie est tout simplement un enfant de son époque. Les médias de masses jouent un rôle important dans son histoire parce qu’ils jouent un rôle important dans la société où il vit. C’est la même chose avec le cas de Dawson, il y avait un site internet…
HC : Les jeunes de Columbine étaient obsédés de jeux vidéos, et dans leur imaginaire ça a du jouer…
PL : Oui, c’est ça ! Dans le dernier Batman, le Joker annonce les crimes qu’il va commettre sur internet. Or, c’est une histoire qui est basée sur un des premiers Batman qui a été publié dans les années trente. À ce moment-là, dans la bande dessinée, il fait ses annonces à la radio. Aujourd’hui, il n’y a plus personne qui considère la radio comme primordiale, il n’y a plus personne qui va penser à aller vers la radio pour faire une annonce, une première. Si Internet avait existé, Lortie l’aurait sans doute utilisé. De même, si cela s’était passé au tout début du siècle, il aurait écrit une lettre aux journaux. Donc, je crois qu’il est allé vers la radio, vers l’enregistrement, tout simplement parce que c’était disponible, parce que c’était commun…
HC : Une prothèse naturelle, disons.
PL : Oui c’est ça, Même chose pour les éléments déclencheurs. Il voit René Lévesque à la télé, à ce moment-là, tout simplement parce que la télé est un objet éminemment familier. Mais il aurait tout aussi bien pu voir sa photo dans le journal. Il faut dire qu’avant que tout ça se prépare, il a demandé à son supérieur une permission qui lui est refusée. Il veut sa fin de semaine au complet et on lui donne seulement son vendredi soir. Et ce refus est pour lui un choc énorme. Quand il en parle, lors du procès, il dit que le sergent lui ayant refusé sa permission était son père. L’avocat lui demande alors : « Il ressemblait à votre père ? » Il dit : « Non, c’était lui. » Et je pense que, le lendemain, ou le sur-lendemain, quand il voit René Lévesque à la télévision, ça a cristallisé un peu tout ça. On peut se dire, que s’il était tombé sur un autre poste, s’il n’avait pas vu la figure de René Lévesque, les choses auraient pu tourner autrement. Ou il aurait tout simplement pu entendre quelqu’un parler de Lévesque, dans la rue et cela aurait pu avoir le même effet. Je ne pense pas que le média, le support médiatique, ait un sens particulier. Aujourd’hui, au lieu de regarder la télé ce soir-là, il aurait taponné sur internet.
HC : J’ai été frappé par le mur de téléviseurs qu’on trouvait au fond de la scène, dans la mise en scène de Lortie.
PL : C’était une idée de Daniel [Brière]. Ça permettait évidemment d’évoquer l’idée de la télé, l’idée que cet événement-là nous soit parvenu par la télé mais également la mode, si ce n’est le cliché, de l’écran télé sur scène qui sévissait au théâtre dans les années 80 à Montréal et un peu partout. À ce moment-là, c’était l’affaire « hot », « audacieuse ». Et donc pour Daniel, c’était aussi une manière de rappeler l’esthétique théâtrale de cette époque là.
HC : Sais-tu si l’événement a été diffusé en direct, à partir du moment où lui rentre et se met à tirer ? Est-ce qu’il y a une interruption des émissions ?
PL : Non, on est à une époque pré-CNN. Comme dit Yvon Deschamps dans un de ses monologues : « les Américains sont organisés, ils arrivent avant même que le feu pogne ». Là, ce qui est filmé, c’est le brouhaha autour. Et à l’intérieur, c’est une caméra en circuit fermé…
HC : Évidemment, on n’a pas les images en direct de l’assemblée. Il n’y a pas moyen de les faire passer. Mais je me demande si, à cette époque, au moment même où ça se déroule, on envoie les équipes de télé…
PL : Oui, oui, oui ! Je sais effectivement qu’il y a des images, que Daniel a utilisées d’ailleurs, où on voit les ambulances, on voit les flics, etc.
HC : Il n’y avait pas de volonté de votre part de montrer l’image de Lortie sur les écrans ?
PL : Non.
HC : Elle existait suffisamment dans l’esprit collectif…
PL : On ne voulait par forcer la chose. Puis comme je t’ai dit, j’ai longtemps hésité avant de… Au départ, la pièce s’appelait « le visage de mon père ». Je ne voulais pas appeler ça Lortie… mais tout le monde me tapait dessus pour que ça s’appelle Lortie. Bon, c’est correct, en même temps. Le fait que ça s’appelle Lortie m’importe peu, mais ce que je veux dire c’est que, moi, autant que faire se peut, avec un projet comme celui-là, je me suis méfié du Lortie « objectif » ou historique ou réel.
PD : Peut-être pour rebondir sur cette question de l’écran, j’ai trouvé que ce mur de télévisions au moment du dialogue avec le sergent d’armes fonctionnait très bien. On imagine très facilement la suite avec le procès. On a l’impression que l’on est dans une dynamique de trois actes.
Cela nous renvoie à des points évoqués précédemment. Le procès est une espèce de « première » où le meurtrier se voit confronté à sa propre image en temps réel. Il y a là une dimension véritablement nouvelle, propre à l’image technique, audiovisuelle. Cette dimension a déjà été explorée, sur le plan de la fiction, dans Fury de Fritz Lang en 1936. C’est exactement cette mise en scène-là que Lang propose : lors d’un procès, ceux qui ont participé à un lynchage sont confrontés à leur image cinématographique alors qu’ils incendiaient la prison de la ville. Quelque-chose de semblable a même eu lieu, sous une autre forme, dans le réel : au procès de Nuremberg où l’on a mis les responsables nazis devant les images des conséquences de leurs actes dans les camps. Et on a le cas Lortie, où la confrontation avec l’image même du meurtrier en acte a véritablement lieu dans le procès. Comme si la position tierce du témoin avait disparu, alors que le témoin structure la juridiction occidentale depuis les Grecs. Il y a quelque chose qui me semble donc fondamentalement modifié par rapport à la scène traditionnelle de la justice.
A ce propos, je suis saisi par une analogie qui vient d’ailleurs. Elle consiste à penser Lortie comme un possédé, un autre que lui-même. Il y a eu cette expérience extrême faite par le cinéaste Jean Rouch sur la possession en Afrique. Une fois il a mis les sujets en face de leur image prise alors qu’ils étaient possédés. On sait qu’en principe ils n’ont aucune mémoire de leur état de possession. Lors de la projection les sujets se voyant comme tels sont tombés dans un état de transe extrêmement profond que les prêtres étaient incapables de contrôler. C’est par la suite devenu une espèce de tabou à ne pas franchir pour Rouch. Tout se passe comme si cet interdit avait été violé dans le procès de Lortie. Est-ce que vous avez, de votre côté, pensé à traiter le procès ?
PL : la seule réflexion que j’aie eu à ce sujet-là, ça a été que si jamais j’abordais ça, ce serait dans une autre pièce.
HC : tu ne rajouterais pas un troisième acte disons ?
PL : Oui c’est ça. Pour moi le procès c’était autre chose. Et donc je pense que ce serait intéressant… Bon, pour le moment je n’ai pas nécessairement l’envie de me replonger dans Lortie. Mais effectivement, comme vous dites, là aussi il y a autant à dire sur cette partie de l’événement que sur la première.
HC : Sur ce que ça produit, comme dit Philippe. Car quand Lortie voit son image il retombe en transe, il se met à hurler, il s’en va, il pleure, il se cogne la tête, il donne des coups, il y a un côté trop fort. C’est comme s’il retombait en état de délire durant ce moment là. Je trouve ça assez intéressant comme point de comparaison avec l’expérience de Rouch, et c’est peut-être les limites de la psychanalyse…
PL : Moi ce qui m’intéressait dans le procès, d’un point de vue dramatique, c’est d’une part son incapacité à se reconnaître, mais d’autre part sa volonté d’assumer ce que cet « autre en lui » a commis. Cette dualité là. C’est sûr il y a quelque chose de dramatiquement très fort là-dedans.
HC : c’est un procès qui était très médiatisé à l’époque ?
PL : Oui, quand même.
HC : Il faut attendre 87, pour que le vrai procès ait lieu. Il y a eu des problèmes de procédures en 1984, ce qui les oblige à faire un deuxième procès en 87. Ce qui lui laisse un certain temps pour comprendre. Il sait, notamment, que la vidéo contient quelque chose qu’il ne veut pas voir, et il attend le moment du procès. Il dit : « Je savais qu’il fallait que je passe à travers ». La traversée de la vidéo…
PL : Oui, puis c’est la traversée du miroir. Je te dis, demain matin, si on fait un show là-dessus, on ne manque pas de munitions, si vous me permettez l’expression (rires). Mais effectivement, il y a quelque chose d’assez inédit, avec ce que tu disais sur le tabou de Jean Rouch, ça devient fascinant. Il y a aussi une réflexion plus vaste sur la place du sujet dans le monde contemporain. En même temps, je ne voudrais pas faire de Lortie un martyr…
HC : Il y a des choses qui m’ont frappé dans la pièce. Je pense notamment à la séquence du repassage, qui a une temporalité qui est, a priori, on dirait, non-théâtrale. C’est-à-dire, le temps pris à faire un geste assez banal, avec lui qui trouve les mots, qui décrit pièce par pièce. C’est quelque chose que je trouve assez magnifique, il y a une temporalité vraiment cinématographique à cette scène. Il y a une temporalité qui est plus près de la durée du cinéma, pas du théâtre. Comment ça s’est inscrit au niveau de l’écriture…
PL : C’est drôle, il y a beaucoup de gens qui me parlent de cette scène là. Il faut dire qu’Alexis a fait un travail absolument extraordinaire. L’idée derrière cela était tout simplement de mettre Lortie en place, en scène, de montrer ce qui l’habite, bref, d’évoquer sa présence. Aller dans la durée pour y arriver s’est imposé.
HC : Oui, il se met à habiter, pour nous du moins, le personnage, c’est-à-dire que…
PL : Oui c’est ça. Il est aussi en train de construire le père, qui va être d’abord le mannequin, ensuite il va le vêtir, puis ensuite s’adresser à lui. La folie, c’est très concret.
HC : C’est organisé en tout cas.
PL : Tout à fait. On croit que la folie, c’est n’importe quoi, que c’est « anything goes » mais c’est tout le contraire. La folie, c’est une série de contraintes, et c’est souvent méticuleux dans leurs applications. Ce n’est pas parce qu’un geste est organisé qu’il n’est pas délirant. C’est ce qu’on dit justement de Lépine. On dit : son geste est politique, parce que c’était organisé. On fait faute route.
HC : C’est le délire qui est organisé !
PL : oui c’est ça, c’est le délire qui est organisé.
HC : C’est l’envers de notre société.
PL : Être fou, c’est pas faire n’importe quoi. Au contraire, moi j’ai l’impression que plus t’es fou plus ta marge de manœuvre se rétrécit.
HC : on le voit dans les cas de suicide par exemple, comme dans le cas d’Hubert Aquin par exemple. Le caractère très souvent organisé, les procédures, les signaux d’alarme, des signes de déclenchement. C’est extrêmement précis comme système.
PL : C’est aussi le cas des obsessifs. C’est une chose que je trouve dommage au théâtre, cette crainte du temps réel. C’est sûr qu’au cinéma, on y est plus habitué. On va voir, je ne sais pas, Chantal Akerman qui va nous montrer un café qui se fait en temps réel. Au théâtre…
HC : On ose moins ?
PL : On ose moins ! Je pense que les comédiens, souvent, ont cette crainte. Ils se disent : « si je ne fais pas quelque chose, le monde va s’ennuyer. » Je pense que beaucoup de metteurs en scène aussi ont cette crainte-là.
HC : Si c’est bien fait. L’interprétation physique de Lortie par Alexis Martin est assez étonnante. C’est la barbe, je ne sais pas s’il a pris du poids, c’est peut-être l’âge aussi, mais il a un petit ventre. Même dans la voix. Sans caricaturer, il tente de retrouver le débit de Lortie… Il y a un travail qui est fait là-dessus. Contrairement à Polytechnique, où visiblement on a pris un acteur à la page, qui est habitué à jouer des détraqués… On n’a pas essayé de retrouver une similitude physique. On a des photos de Marc Lépine. Il n’a pas du tout cette tête là…
PL : Je pense que c’est l’avantage du théâtre aussi. Effectivement, Alexis a écouté les documents et s’est beaucoup inspiré du phrasé de Lortie, du rythme de sa parole, son débit, etc. Bon, c’est le travail de l’acteur, mais ce qui est amusant au théâtre, c’est qu’on n’oublie pas qu’on est dans la représentation, alors qu’au cinéma on l’oublie.
HC : Il y a un « faire comme si » au cinéma qui n’est pas tout a fait le même qu’au théâtre.
PL : Je suis un grand naïf devant l’Éternel. Quand je regarde Jurassic Park, je sais que ce n’est pas un vrai dinosaure, tu sais, mais en même temps…
HC : On y adhère.
PL : Alors qu’au théâtre, si on veut montrer un vrai dinosaure, c’est plus difficile. On ne peut pas le montrer. On ne peut que l’évoquer.
HC : Cela rejoint le problème d’un film comme Polytechnique. L’adhésion où l’identification, pour moi, ça brûle aussi une part de réalité dans ce genre de cas. Quand on nous dit : « Allez voir pour savoir ce que les gens ont vécu cette journée-là » Wow ! Pour moi, c’est terrorisant de penser que le cinéma aurait ce rôle-là à jouer. Et que par ailleurs on irait au cinéma pour ça, que le film pourrait nous faire « revivre » l’événement par procuration. C’est quand même quelque chose d’extrêmement pernicieux.
PL : Absolument. C’est un truc que j’ai voulu absolument éviter. C’était la même chose avec le sergent d’armes. Il est habillé pareil, mais je n’avais aucune crainte que ce type d’identification-là au réel pose problème… En fait pour moi, au contraire c’est une assise.
PD : Ce qui apparaît clairement avec la discussion, c’est qu’au théâtre il n’y avait pas de problème pour en faire une fiction. Et si on veut en faire quelque chose au cinéma qui n’entraîne pas une adhésion complète, probablement faudrait-il produire un documentaire extrêmement sophistiqué.
HC : Ou une fiction distanciée. Où le mécanisme est brisé, parce que sinon…
PD : On voit bien aussi la différence entre les deux médias. Théâtre et cinéma permettent d’explorer des registres extrêmement différents de la problématique.
PL : Ce qui est ennuyeux avec le cinéma, c’est qu’il est difficile de contourner toute la question du fric.
HC : Il y a une certaine lourdeur inhérente au cinéma…
PL : Débarquer à la SODEC, et dire on fait « Lortie » avec un chœur grec…
HC : Ils te financeraient une dramatique autour de Lortie…
PL : Ou aller voir tu sais,…. son nom là… la blondasse…
HC : Denise Robert ?
PL : Oui, aller voir des producteurs…
HC : Il y a une autre différence ici, c’est que le fait de faire jouer Lortie par Alexis Martin ne pose pas problème, mais est-ce que ça passerait au cinéma ? Dans nombreux cas, comme, pour moi, le cas Polytechnique, le fait de faire jouer certains rôles par des acteurs vedettes, fait en sorte que quelque chose se brise. Entre Karine Vanasse, Sébastien Huberdeau, Maxime Gaudette, ce sont quand même des noms (ce n’est pas Patrick Huard et Rémy Girard, on s’entend, mais quand même). Il a fallu pour obtenir le 6 millions qu’ils garantissent qu’ils allaient avoir des gros noms à mettre sur l’affiche (ce qui n’était pas le cas, par exemple, d’Elephant de Gus Van Sant, qui est un bien meilleur film).
PL : Mais même au delà des gros noms… Je suis convaincu que tu vas voir un producteur en disant que t’as Gérard Depardieu, ou Sam Sheppard, ou dieu sait qui, mais que tu veux faire une adaptation de L’éthique de Spinoza, avec Brad Pitt dans le rôle de L’éthique, ils ne te donneront rien, ils s’en tapent. C’est sur que je n’aurais pas pu faire ce projet au TNM, ou chez Duceppe. Mais c’est correct aussi. Heureusement, il y a d’autres endroits, que ce soit La Licorne ou le Théâtre d’aujourd’hui, où je peux aller leur dire : « moi j’ai un projet autour de L’éthique de Spinoza ».
HC : Tu l’as fait avec L’homme aux loups de Freud.
PL : C’est encore possible au théâtre. D’ailleurs, la raison pour laquelle je n’ai aucun désir de cinéma, c’est aussi pour ça. Déjà que je me suis fait chier à la radio où on m’interdisait d’employer des mots comme « métaphysique », alors que j’avais un budget de 4 mille piasses ! Pour 4 milles piasses, je n’ai pas le droit de dire métaphysique…
HC : Imagine avec 6 millions !
PL : C’est terrifiant ! C’est d’autant plus terrifiant que ce n’est pas le cinéma qui, ontologiquement, ne peut pas aborder ces questions-là. C’est la même chose pour la télé quand on dit : « C’est normal qu’il n’y ait que des conneries, c’est de la télé. » C’est délirant. C’est à dire que la télé dans le contexte actuel est condamnée à montrer des conneries.
HC : il y a eu d’autres époques.
PL : Oui, oui c’est ça !
HC : On voit ce que Rosselini a fait pour la télévision italienne dans les années 70. C’était assez incroyable !
PL : Et même, comment ils s’appellent les deux français, qui ont fait une série sur l’évangile, Corpus christi. C’est hallucinant parce que ce sont des vieux théologiens, barbus, sur fond noir.
HC : Puis c’est long !
PL : Mais oui! Semaine après semaine, ils décodent, ils décortiquent, tu sais, quatre lignes dans l’Évangile de Saint Jean. Ils ont comme un chapitre de sept versets. Première semaine, premier verset, deuxième semaine, deuxième verset. J’étais à Paris à l’époque où ça passait. Tu t’en peux plus tellement c’est captivant ! Alors que, à la limite, on peut se demander : ai-je envie de voir deux vieux théologiens sur fond noir…
HC : On en parlait récemment avec Rodrigue Jean, et avec plusieurs amis qui ont vécu des histoires proprement hallucinantes liées à l’incompréhension des institutions par rapport aux projets qu’ils faisaient, sous prétexte que « ça ne se fait pas » : on ne fait pas ça au cinéma, on ne fait pas ça en documentaire, on ne fait pas ça à la télévision. Venant du milieu de la danse et côtoyant des gens de théâtre, c’est des questions qu’il ne se posait jamais. C’est vraiment la lourdeur propre au cinéma et à la prise en charge par les institutions. Pour terminer, as-tu d’autres projets de pièces en vue ?
PL : Pas vraiment. Je suis dans le 50ème anniversaire de la revue Liberté que je dirige, qu’on se mettra vraiment à souligner à partir de septembre. Je suis là-dedans. La question qu’on se pose, en 4 numéros, pour le 50ème, c’est : « Comment en sommes-nous arrivés là? » Comment le Québec de 2009 est-il devenu le Québec de 2009 ? En 1959, quand paraît le premier numéro de Liberté, Duplessis vient de mourir. Refus global est paru depuis une dizaine d’années. La fameuse équipe du tonnerre de Lesage va arriver au pouvoir l’année suivante, bref, ça bouge. Il ne s’agit pas de se lamenter en pleurant que c’était donc mieux avant mais bien de tenter de comprendre pourquoi, comment, la Révolution Tranquille n’a pas su donner de fruits. Comment se fait-il que des institutions comme l’ONF ou Radio-Canada, qui était des lieux de réflexion et de création extraordinaires, soient devenus en si peu de temps moribonds ? Pourquoi le « livre blanc » de Lapalme, qui a servi de base au gouvernement de Lesage, et dont le premier article portait sur la création d’un ministère de la culture, fortement inspiré de celui de Malraux, a-t-il, dès le départ, été délayé ? On se gargarise parce qu’on s’est détaché de l’Église mais qu’y a-t-on gagné ? Au cours des années 50, un groupe d’écrivains canadiens français qui voulaient célébrer je ne sais quel ixième anniversaire de Balzac, s’est buté au refus de l’Église. Quand on y repense, généralement, on affirme, « c’est donc bien effrayant, la censure, heureusement, nous n’en sommes plus là ». Mais je suis convaincu que quiconque, aujourd’hui, allait voir soit Radio Canada, soit TVA, soit La Presse, soit la Sodec ou Téléfilm pour proposer un événement important soulignant l’anniversaire de Balzac, se ferait aussi dire non.
HC : Oui, et pour des raisons absolument différentes !
PL : Bien sûr, mais ça revient à devoir choisir entre la peste et le choléra.
HC : Les revues, comme certains théâtres, sont encore des espaces de « liberté » ?
PL : Oui. Moins il y a de fric, plus il y a de liberté. La chose pour moi est très claire. Je ne crois pas que j’aurais pu avoir de l’argent pour faire un documentaire sur les thèmes que Liberté a abordé au cours des dernières années. En même temps, ne pas avoir d’argent, c’est aussi très chiant, il ne faut pas croire non plus que je cherche à faire l’apologie du bénévolat et du feu sacré… En ce moment, réfléchir et créer dans une institution, que ce soit à l’Université ou à l’ONF, c’est extrêmement compliqué, parce que l’institution ne trouve pas ça rentable. En même temps, une institution te donne un salaire. Les gens qui veulent créer ou réfléchir à l’extérieur d’une institution en bavent comme ce n’est pas possible, parce qu’ils sont nécessairement dans une situation précaire. Pour moi, c’est un grave problème. Comme je te l’ai déjà dit, je trouve ça très inquiétant, pour une société, que tous ses intellectuels soient des universitaires. Je pense que les universitaires sont importants, mais, d’une part, la place que les universités laissent aux intellectuels est devenue assez mince, à l’intérieur de l’institution comme sur la place publique, et en plus, que font les intellectuels qui ne sont pas à l’université ? À une certaine époque, on pouvait être à l’ONF ou à Radio-Canada, mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. On se retrouve du coup avec des imbéciles qui clament : « Si t’aimes ça faire ça, réfléchir, fais-le gratis ou pour un salaire symbolique, puisque tu aimes ça. » C’est le genre d’argument qui rend fou. Parce que le prix de mon loyer, il n’est pas symbolique, lui…