Terrains battus : reconquête fictionnelle ou dommages au réel
“La fiction machine le réel en notre absence et nous y croyons par plaisir, par légèreté, par ennui, parce que nous ne savons pas ce qu’est le réel.”
Jean-Louis Schefer, Du Monde et du mouvement des images, p.46.
Vrai ou faux
La dialectique nous a appris, écoliers, que le vrai est toujours un moment du faux, et le faux, non moins, un moment du vrai. Cette dialectique, à la fois se vérifie et se contredit, chaque jour, suivant l’angle d’attaque et la lucidité de l’observateur, depuis que le “monde-vérité” a migré vers un autre système solaire, depuis, aussi, que la vérité est passée du discours (écrit, parlé) aux images mécaniques. Ce sont ces images (photo, cinéma, télévision), disons-le, qui président de façon quasi hégémonique à l’accréditation de vérité. L’histoire du 20e siècle est un siècle d’image, et si l’on parle de “moment de vérité”, c’est que la vérité se capture dorénavant en instantanés. Cette image, primitivement, représente et certifie, elle garantit que ceci a eu lieu – chaque image photographique, pour Barthes, dit avant tout : “ça a été” – malgré la labilité dont elle est, tout aussi essentiellement, passible. L’image témoigne, couronne, consacre. Mais toute image vraie possède aussi son moment faux qui précède, suit, ou préside sa présentation. Si nous disons que le siège du vrai – ce qui emporte l’assentiment du plus grand nombre, ce qui est considéré comme le moins suspect – c’est l’image, c’est aussi en portant avec elle toute les fabulations qu’elle a, dans l’histoire, charriées, la rendant, au plus haut point, suspecte. C’est de ce paradoxe que sont nourries nos négociations quotidiennes avec les images.
Il suffit de rappeler toutes les entorses faites à la proverbiale évidence de l’image (qui ne vaut mille mots, que dans un système métrique fortement biaisé par une politique des images). On a commencé – et ce n’est pas neuf – à faire mentir les images pour accentuer ou encore ajuster leur vérité, de telle sorte que l’image, tout en conservant la couverture de l’évidence, est souvent ce qui va le moins de soi. Si l’on vit une crise dans le pays des images en ce moment, ce n’est pas qu’il y a trop de prétendants à la vérité, c’est que le critère de vérité a disparu et, avec lui, une certaine croyance au monde. C’est parce que l’idée de “l’image vraie” a, depuis plusieurs années déjà, été remplacée par l’image-qui-fait-vrai. En d’autres mots, la vérité n’est pas donnée dans l’immédiat de l’image, elle est le résultat d’un travail sur l’image, qui en remonte la vérité- en démontant, pourrait-on ajouter, la réalité. Ce faire-vrai est le lieu des plus hauts malentendus, hérités peut-être du cinéma qui lui est éponyme, transmigré dans un monde de simulacres et de faux semblants, qui donnera tour à tour, Dogme 95, Loft Story, Survivor et Cops.
À suivre même nonchalamment, la sphère audio-visuelle aujourd’hui, la célèbre phrase de Rossellini apparaît de plus en plus comme une fantaisie : “Les choses sont là, pourquoi les manipuler.” Le réalisme ontologique de l’image est un argument aussi désuet que la preuve de l’existence de Dieu par Saint-Anselme. Aujourd’hui, le discours semble plutôt être : “Les choses ne sont pas là. Nous ne savons plus tout à fait ce qu’est une chose, voire un événement. Nous devons manipuler, jouer du réel (et se jouer de lui) afin que l’idée qu’on s’en fait puisse apparaître, que les choses deviennent lisibles”.
La répétition, question de lisibilité
La répétition, dans l’ordre des images, peut servir deux fonctions qui ne s’excluent pas nécessairement : amadouer le choc moral et physique causé par ce qui est représenté ou ressasser, comme dans toute compulsion de répétition, l’incompréhension, l’insurmontable. Cette double fonction de la répétition trouve sa démonstration la plus convaincante avec les images de l’assassinat de Kennedy. Ces images ont pénétré les masses, à force d’être reprises, alors que chaque réitération relance l’inénarrable, peu importe, au bout du compte, le who dunnit. S’il est vrai qu’il faut répéter pour ne pas oublier et qu’il faut se rappeler pour ne pas répéter (l’Histoire par exemple), à force de reprendre et de repriser des images, on perd souvent l’identité singulière de l’événement (ruines de Cisjordanie, attentats-suicides, toutes les images de guerre).
Une phrase, parmi plusieurs, répétée ad nauseam, a bien capturé la singularité du 11 septembre, en tant qu’événement médiatique et psychologique : “I kept seeing these images over and over again. I just couldn’t believe it.” Certains résidents de Manhattan, pourtant à moins d’un kilomètre des attaques, demeuraient rivés aux téléviseurs des boutiques d’électronique, pour certifier ce qu’ils venaient de voir, obtenir une vue d’ensemble, alors que la poussière et l’odeur d’essence empestaient encore l’air du centre-ville. Mais il semble que l’incapacité de croire est à la mesure du ressassement. Plus on voit, moins on peut croire. Or, c’est en multipliant les visionnements que l’incroyable devient possible, en tant qu’événement. C’est que, pendant ce temps, les images travaillent, ou plutôt, se voient de plus en plus travaillées.
L’image du 11 septembre est devenue lisible – et l’événement lui-même, possible – à partir du moment où on avait pu recomposer, à partir de cinq points de vue différents, une vue conséquente des écrasements des deux avions, puis de l’effondrement des tours, et que cette séquence, modifiée légèrement à chaque fois, défilait en boucle. On avait une image complète, c’est-à-dire suffisamment d’images remontées, accentuées par le son et le ralenti, pour que l’événement, enfin, soit reconnaissable. Les premières bandes exprimaient encore le point de vue de quelqu’un, peu importe s’il s’agissait d’une image cahoteuse ou celle captée automatiquement par une caméra. Elles donnaient l’impression d’un événement qui se déroulait. C’est de cette pluralité de points de vue, une fois remontés, qu’on a composé une image cohérente, domestiquée de la tragédie, qui faisait passer le point de vue de la caméra à celui du monteur, et qui répondait à un autre rapport au réel. Si la caméra, dans ce cas-ci, captait, la tâche du monteur était d’en tirer une signification. À la succession désordonnée de petits films et d’images de surveillances continues, s’est lentement substitué un récit chronologique, des procédés de montage alternés, de marqueurs temporels, élaguant bien vite le superflu pour ne conserver que la maîtrise de la situation (sang froid, précision des autorités, qualité des gestes posés, etc.) L’événement a été maîtrisé – en partie du moins – à partir du moment où on a eu une banque d’images satisfaisantes pour pouvoir dire l’événement, en image et en commentaire. La caméra n’aura pas été libre longtemps. Ceci a, par ailleurs, grandement participé à l’éclipse graduelle de l’attaque sur le Pentagone, souffrant d’un déficit irrécupérable d’image (les simulations 3D ne satisfont que l’intelligence, pas la fibre spectaculaire). Le propre d’un tel dispositif, on l’aura compris, au lieu de révéler le réel, consiste à le rendre lisible. Que signifie rendre le réel lisible ? C’est le configurer suivant des paramètres qui ne sont pas les siens, c’est le mouler pour en détourner la structure de visibilité, c’est, enfin, traduire en termes fictionnels ce que cette réalité portait, en elle, de traumatique et d’inimaginable.
Il suffit de se rappeler le premier impact de certaines images, les premières qui sont parvenues, tremblantes, jusqu’aux chaînes télé le 11 septembre (chacun a son histoire, qui rejoint la nôtre). Il suffit de se rappeler le précieux de ces images, les seules alors, filmées par des amateurs qui déambulaient par là. Qu’avaient-elles de proprement terrifiant, et qui produisait un sentiment d’urgence violente ? Tout simplement, elles montraient un événement dans sa durée, et sans commentaires (ou presque). Les premiers commentateurs qui ont été saisis par la nouvelle, ne parvenaient qu’à balbutier quelques mots, et regardaient, comme nous, ces bandes qui défilaient. Beaucoup de longs plans de caméras, postés à distance, enregistrant simplement la nuée blanche en marche, des foules de badauds longeant l’East River, un temps prélevé suivant le rythme des choses. Cela n’aura duré qu’une heure ou deux. À peine l’impact encaissé, on s’est mis au travail, à nettoyer les excédents, à faire des best of… Le reportage de nouvelles est devenu un trailer, une bande-annonce, pour un film américain virtuel. À partir du moment où le commentaire s’est substitué au regard, l’image est devenue aussi rassurante que le ronron casual de la télé, et on n’a plus rien vu… On pouvait se remettre à zapper, à monter, à notre tour, l’événement, à chercher des nouvelles images, là où elles se trouvaient.
L’excès de visibilité qui a surgi le 11 septembre, capté par les caméras, a été remplacé par l’émoi du zapping et du remodelage idéologique. Mais c’est avant tout une idéologie de la fiction qui tend à prévenir les risques d’un traumatisme réel, c’est-à-dire d’une réelle prise en compte. Et éventuellement, cette mise en fiction a permis l’appui massif à une autre mise en boîte : l’intervention en Afghanistan. Il n’est pas possible, aujourd’hui, d’évaluer les frais, en vies humaines, de cette subtile passation des pouvoirs. Les images des bombardements en Afghanistan (distantes, nocturnes, scientifiques) n’arrêtent pas le spectateur. Elles sont dans la logique des choses, elles se situent dans le prolongement d’une même histoire, celle de la Guerre Juste et justifiée, celle qui sert de caution à tous les débordements.
En entrevue à Libé, Jean-Luc Godard a eu ses mots à propos du 11 septembre :
“Passé l’effet de stupéfaction devant la destruction de la maison du père, on a vu toujours la même chose. Ou plutôt, on n’a rien vu. Des images en boucle, toujours les mêmes, bégayées par une armée de speakers. Voir, ce n’est pas tant le problème de l’endroit que l’on filme, que celui de savoir ce qu’on veut filmer. Tout ce qui pouvait choquer, déranger, indigner, a été systématiquement nettoyé. Pas un corps, pas de traces de violence, ni de feu ni de sang, sinon la grandeur des ruines. Tout ce qui était en-deçà ou au-delà de la fiction ne trouvait pas sa place. Les gens ont pris l’événement comme une histoire de plus, même inimaginable – mais c’est le propre des films américains que d’être incroyables. Et tout ce qui pouvait aller contre, des morts bien réels, des choses plus profondes et douloureuses que le simple “axe du mal”, a été par système mis de côté. Que les citoyens des États-Unis ne supportent pas de voir leur mort en face est une chose, mais qu’ils remodèlent l’image devient très troublant. Ils sont dans la propagande purifiée. On finit par ne plus devoir rien montrer. Alors règne, en maître incontesté, le commentaire de l’événement transformé en stéréotype visuel universel…” 1
“911 is a lie!“ (Public Enemy)
Le 10 mars 2002, sur CBS, était présentée une émission spéciale de deux heures, avec une courte interruption publicitaire, sobrement intitulée: 9/11. Le titre – déjà programmatique – relevait ce qui, dans le langage américain, est venu incarner le jour, voire l’heure zéro de “l’Humanité civilisée”. Raccourci pratique, presque trop parfait, qui renvoie tout de suite à l’urgence de la journée, aux courages des ambulanciers et des policiers (9-1-1). Le battage publicitaire entourant ce film était digne des grandes séries américaines, des grands sequels. “Alors que vous pensiez avoir tout vu, voici de quoi vous régaler…“ Un des paradoxes de cette émission se situe là : une capitalisation publicitaire, précédant sa diffusion, et une retenue des publicités, lors de sa présentation. Il s’agissait de rendre la marchandise promise, tout en maintenant le tact dévolu aux familles et à la sensibilité du sujet. La soif de 39 millions de spectateurs états-unien n’a pas manqué à ce rendez-vous avec l’histoire au pays des images.
9/11 n’est pas un énième reportage sur le 11 septembre, mais plutôt, initialement du moins, un film accidentel, dont la petite histoire informe, en la détournant, la grande. Ce sont de ces histoires dont l’Amérique raffole. Deux frères d’origine française, Jules et Gédéon Naudet, étaient à New York depuis le mois de mai 2001, pour tourner un documentaire sur la formation des pompiers de New York, des camps d’entraînement jusqu’à leur intégration dans une caserne. “Comment devient-on un homme?” était, selon leur dire, la question que scandait leur projet. Il s’agissait de suivre un “probie”, frais débarqué au Fire Engine 1, Ladder 7, une des plus vieilles casernes du downtown new yorkais, et de témoigner de ce passage, cher à la fiction documentaire américaine, de l’enfance à la vie adulte (voir Jane et Primary de Richard Leacock et Robert Drew). Durant l’été 2001, Tony Benetado, le “probie” élu pour sa bonhomie adolescente, attend patiemment son premier incendie, désireux de mettre à l’épreuve son courage, de devenir un héros. En vain. Pas la moindre flammèche conséquente lui effleure le bout du tuyau. Et ce, jusqu’au 11 septembre…
Le matin du 11, une fuite de gaz mobilisa un des camions, non loin des tours du WTC. Un des frères-cinéastes avait suivi les pompiers lors de leur visite de routine. C’est au cours de cet appel insignifiant que le premier avion allait percuter la première tour de verre et plonger la ville dans la détresse. Les pompiers furent immédiatement appelés sur les lieux, suivis par la caméra de Jules Naudet, qui, capturant au vol plus que filmant consciemment, témoigna des premières opérations de sauvetage. Tandis que Jules se trouvait prisonnier des tours (véritable Piège de cristal), Gédéon était aux côtés de “Tony-le-probie”, seul à la caserne, prisonnier lui aussi, piégé par les circonstances, perdu devant son téléviseur à prononcer sans relâche: “This is war… This is war…” Ce n’est que quelques heures plus tard que Tony, suivant un vétéran rappelé d’urgence, put se fondre, à son tour, dans la mêlée enfumée. Gédéon le perdra de vue à ce moment-là, et il faudra attendre la fin du second acte pour savoir ce qui est advenu de Tony. Les retrouvailles des deux frères, succèdent éventuellement au retour au bercail de tous les pompiers de la caserne. On parle, avec larmes, d’un miracle.
Ce documentaire se déroule, suivant certains principes dramaturgiques et rhétoriques, en trois actes. Exposition initiale : les pompiers fraternisent, insouciants du destin qui s’abattra sur eux. 2e acte : la guerre est là, déclarée sur l’îlot des vaillants. 3e acte : leçon à tirer devant l’insurmontable, bilan des dégâts, hommage, fraternité et consolidation d’une intégrité morale.
Il est fascinant de relever quelques traits de ce document, puisqu’ils mettent à nu la puissance d’enrobage de la fiction américaine, qui peut disposer, à son gré, du réel. Après une introduction haletante, prélevée alléchante des meilleurs moments du film, Robert de Niro apparaît pour le mot de bienvenue, longeant le chantier de Ground Zero. Visage familier, “rugged“ New Yorker insulaire, il incarne l’amour de la ville et donne le tempo au drame (“cette fois-ci c’est sérieux!”). On se rappellera, par ailleurs, qu’il joua dans l’édifiant Backdraft (Howard, 1991), film qui suivait l’enquête d’un policier filant les origines criminelles d’une série d’incendies, aidé par un jeune pompier. C’est sur ce fond de mémoire fictionnelle que s’ouvre 9/11. De Niro sera bientôt relayé par un des coréalisateurs du film, tonsure rousse d’un cerbère docile, pompier et acteur (on l’a vu jouer dans la série NYPD Blues), confortablement posté dans un studio, et qui, à force de plans serrés et de formules débonnaires, nous fait pénétrer en enfer. C’est Steve Buscemi, acteur et ancien pompier (qui le savait ?), qui viendra présenter un message, durant la seule pause publicitaire de l’émission, au nom d’une association qui vient en aide aux familles des pompiers.
Chaque star dégage, on le sait, un profil de légitimité (il est immédiatement reconnaissable, on lui fait confiance), mais aussi un certain profil physique : photogénie, pose, débit. Ils sont dans leur habitat, devant la caméra. Ce qui est surprenant, c’est que tous les personnages du drame réel semblent droit tirés d’un film, subissant, a posteriori, un travail de typage, qui tire des clichés du réel, les enrobe d’une morphologie qui leur préexiste, dans l’ordre de la composition du récit. Sagesse du chef Pfeiffer, rudesse tendre et taquine des pompiers, fragilité et orgueil des recrues, foi ébranlée du pompier prêtre, Father Judd, col et casque, transi de terreur, ruminant quelque prière, méditant – à la manière d’un des Communiants de Bergman- l’absence possible de Dieu.
Ces jeux de collusions entre vedette, porte-parole, témoin et acteurs sont la pâte de 9/11 (nous parlerons plus loin de la levure), et ils ne surprennent plus personne. Peut-être le fameux 15 minutes of fame de Warhol est l’intuition la plus essentielle qui gouverne l’Amérique depuis plus de trente ans (Woody Allen, dans Celebrity, en a peut-être tiré, dans les récentes années, les plus riches conséquences). Ce que cette formule recèle, ce n’est pas seulement que, grâce à l’enflure médiatique, chaque individu aura la chance d’atteindre la gloire pendant 15 minutes, c’est qu’à peu près tout le monde a l’étoffe d’une véritable célébrité. La question de la célébrité (comme, à une autre époque, la notion d’auteur face à l’imprimerie) est devenue de plus en plus poreuse, elle laisse passer qui le veut, à condition qu’il passe à la télévision. Ce type de vedettariat n’est lié ni au talent, encore moins à l’intelligence, mais plutôt à un mélange discret d’opportunisme et de personnalité. Et comme souvent les mannequins, choisis parce que leurs traits sont le moins expressifs, on peut toujours les arranger.
Comme le soulignait Serge Daney dans Le Salaire du zappeur, on est passé, par la télévision, de la star à la vedette. Si la star conservait encore une part d’aura mystérieuse, la vedette la liquide totalement. Son mystère repose sur sa proximité : une vedette est partout, la star est toujours un peu à l’écart, se nourrit d’autres nourritures terrestres. La vedette répond avant tout à un critère de visibilité collective et évanescente. La star est toujours potentiellement immortelle (même si elle ne doit être ressuscitée qu’une fois tous les 10 ans, aux Oscars par exemple).
Les héros de 9/11 sont, nul doute, de vraies vedettes.
Tony, la recrue en probation, est une vedette idéale, adolescent en manque d’héroïsme (“I’ve always wanted to be a hero”). L’héroïsme, c’est vieux comme le monde, est une construction historique sur laquelle se fondent les manuels d’histoire, se bâtissent les devenirs nationaux, les leçons de vertu et de morale. Le monde y aspire, de plus en plus de gens y parviennent. Devenir un héros est plus facile, aujourd’hui, que d’être élevé au rang de légende (on parlera des légendes du sport, des légendes historiques, cela prend du temps et du travail). Le héros est celui qui dépasse le régime commun, tout en demeurant profondément ordinaire. Le héros, toujours, n’a fait que ce que sa conscience lui dictait. Il est celui qui se retrouve sous les projecteurs pour avoir fait la bonne chose, et, secondairement, au péril de sa vie. Il suffit parfois de ne rien faire : seulement d’être là, au bon moment. Exemplairement, les prisonniers du WTC et du Pentagone, immédiatement récupérés pour une cause plus haute, sont morts, en héros, pour leur pays… Le hasard et la malchance n’est exploitable qu’à ce prix.
De la même manière que le Private Ryan incarnait, dans le film de Spielberg (Saving Private Ryan), la raison pour laquelle les Américains s’étaient engagés dans la Seconde guerre mondiale, Tony représente le héros ordinaire du 11 septembre, une métonymie des États-Unis en entier. Tony, c’est les États-Unis, jusque là ménagés par l’Histoire, assoiffés d’héroïsme mais maintenus à l’écart de toute épreuve véritable. C’est comme si tout le pays avait été, jusqu’à cette date fatidique, en probation, et que, après le 11 septembre, elle avait subi son initiation, devenant, du coup, mûre pour l’Histoire.
Le destin de Tony, dans le film, se joue en trois étapes : 1. incubation héroïque, 2. passivité du spectateur (Tony, à la caserne, devant le téléviseur), 3. action directe. La promesse du documentaire, dans sa version initiale, est ainsi maintenue, mais se trouve élevée à un niveau encore plus collectif, puisque c’est tout un pays qui a, rétroactivement, suivi le même parcours initiatique. Combien rêvaient de devenir des héros, combien ont regardé, impuissants, les images à la télé, combien ont décidé d’agir (des dons de sang, louables, jusqu’à l’enrôlement dans les Forces Armées, plus suspect).
Vers la fin du documentaire, Tony, sur le mode de la confidence, avance la proposition suivante (approximativement traduit) : “Je voulais être un pompier pour sauver des vies, pas pour en enlever. Mais après ce que j’ai vu le 11 septembre, si mon pays me demandait de tuer, j’accepterais.” Deux définitions de l’héroïsme, se trouvent, tout à coup, interchangeables. Est-il surprenant, après cela, que dès le 12 septembre, des foules se massaient aux postes de recrutement de l’armée américaine ?
Revenons un moment au film lui-même. Le montage de 9/11 a été effectué à partir de 180 heures de tournage, et a subi un nombre évident d’arrangements, une vaste opération de nettoyage, destinée à ménager les cœurs sensibles et les familles des victimes. L’horreur est reléguée au hors champ, depuis les plans que le cinéaste n’a pas voulu filmer (“personne ne devrait voir cela”), à toutes ces images qui ont été exclues du montage final (au pied des tours, aucun des corps tombés, charnier sans dépouille des ruines, aucun grand brûlé, etc.) Tout au long des deux heures, aucun cadavre, aucun blessé, aucune image des suicidés qui, pourtant, ne cessaient de tomber des tours. Si les réalisateurs ont décidé de garder certains fracas causés par la chute des corps, c’est en en supprimant plus que les trois quarts : “To have that incredible crush of sound every 20 or 30 seconds would have been very difficult for the audience”, a avancé la productrice exécutif de CBS, Susan Zirinsky.
Mais le contraire, arguera-t-on, aurait été aussi scandaleux. À quoi cela aurait servi de montrer tous ces corps démembrés, massacrés par la chute, ces peaux en souffrance, sinon d’attiser la complaisance morbide et de violer la mémoire des victimes en exposant leur dépouille ? La mort ostentatoire, en plein soleil, livrée aux vautours, est l’ultime humiliation (relisons Antigone). Le mort, dit-on, mérite d’être laissée en paix, et la mort, consignée dans les alcôves de la discrétion. Mais le problème, au fond, n’est pas la mort. C’est la traduction de la mort en spectacle. En ne montrant pas les cadavres, CBS nous fait une confession : “nous sommes incapables de montrer une image de la mort sans passer par le spectacle. Vu que ce spectacle de la mort serait obscène et nous attirerait des poursuites, mieux vaut ne rien montrer.” Il y a bel et bien, dans le cas du 11 septembre, une incapacité de regarder sa propre mort en face, puisque les morts des autres (Juifs, Palestiniens, Rwandais, Yougoslaves), ça passe toujours (à la télé). La mort a beau être partout présente, on ne s’y rapporte qu’abstraitement. Les images du 11 septembre, toutes celles que l’on ne verra plus ou jamais, sont de puissants révélateurs de cette impossibilité formelle d’affronter la mort massive, son horreur, sa douleur, sans spectacle, sur son territoire. Ce ne serait donc pas un acte de décence, mais une peur devant des images qu’on ne saurait pas traiter décemment.
C’est que, n’est-ce pas, “La souffrance n’est pas une star”. Là se trouve peut-être le nœud du problème.
La question s’affine lorsque nous constatons la construction même du document, dont les bandes filmées par les deux frères ne composent qu’une part, bien qu’elle en soit la plus marquante. En plus du prologue et de l’épilogue livré par De Niro, une surabondance de témoignages, de commentaires des pompiers et des Naudet s’intercalent ou se superposent aux images vidéo, tout au long de l’émission, cherchant à rendre plus palpable le moment, tel qu’il se vivait, fournissant un contexte, des impressions intimes, des anecdotes, localisant les lieux, la date, l’heure, etc. Comblant un défaut de visibilité (la légende est, en photographie journalistique, devenue aussi importante que l’image), ces relais constituent autant de zones qui ancrent les images vidéo pour le spectateur, sur le mode du : “voici ce que tu es en train de voir”. Le commentaire, prétendant informer, tend plutôt à rassurer, ne surajoutant aux images, bien souvent, aucune donnée essentielle. Par exemple, alors qu’à l’image on voit des pompiers et des employés des tours tourner en rond, paniqués, on entend: “We were panicked. We didn’t know what to do.” Ou encore, plus loin, au moment où l’une des tours s’effondre, le caméramen se met à courir, en voix-off, on entend: “So, basically, I began to run”.
Attentifs, on observera un chevauchement quasi constant du commentaire et de l’image, trop souvent inutile sur le plan du sens (on voyait déjà, pourquoi nous le dire ?) pour ne pas être innocent. Sa fonction réelle semble plus secrète, et repose, comme trop souvent, dans les documents de reportage, sur la nécessité de faire passer l’autorité des images par l’autorité de la voix, qui insiste pour nous la rendre explicite (en anglais on dit voice of God). Voit-on toujours ? On voit encore quelque chose, bien que ce que l’on voit se plie à ce que l’on entend, et en modifie le sens, le rythme et l’impact réel 2 .
Il n’est pas non plus négligeable de souligner un nombre effarant de ralentis, de croisements de regards en champ/contre-champ (alors qu’il n’y avait qu’une seule caméra qui filmait), des zooms dans l’image, pour attirer l’attention sur la présence de tel pompier, décédé, filer un peu son histoire singulière. Dans ce constant va-et-vient entre l’intérieur, l’extérieur, entre les passants, les pompiers, les commentaires de deux frères, que nous dit ce film ? Que toute image est réutilisable, qu’il n’y a pas d’événement qui ne puisse être restauré pour répondre aux conventions, non seulement du reportage, mais de la fiction américaine, version catastrophe. L’événement change, mais le style ne peut changer. Nouveau contenu, même forme… Le ton et les gueules de l’emploi n’y changent rien.
Hors de l’histoire (un peu comme dans Black Hawk Down), 9/11 met en scène, avant toute chose, un drame humain, et son traitement ne se distingue à peu près pas des reportages/catastrophes qui saturent nos télés, ou encore cette série de films où les adolescents apprennent à devenir des hommes. À la limite, ils répondent au même besoin de choc rassuré, au même besoin d’assister à des rites de passage. S’il existe des moments proprement troublants dans ce film, bien que fugitifs, ce sont les moments où la bande déroule sans montage et sans commentaire. C’est, par exemple, quand Jules Naudet court avec sa caméra, alors qu’il était encore dans la deuxième tour, et que la première s’effondrait, au haut des escaliers roulants et qu’une noirceur asphyxiante brouille l’image. C’est avec l’aide du flash de la mini-dv qu’il put participer aux secours, tâtonnant, toussant, crachotant, sans repères. Ou encore, une fois à l’extérieur, alors que la seconde tour s’écroulait, cette vague de poussière et de paperasse qui essouffle toute lumière, pendant de longs instants. Devant la lentille, on ne peut voir que le papillottement abstrait des particules et des feuilles mobiles, happées par l’impact (on pense, pendant une fraction de seconde, à Mothlight de Brakhage)… Il y a, dans ces deux exemples, tout à coup, une certaine effraction véritable du réel, qu’on a, partout ailleurs, cherché à atténuer, en faisant répondre au choc réel un traitement audio-visuel “préenregistré” du choc. Lorsque ces mêmes images réapparaissent, ralenties, étirées, desservant l’ingrate fonction de fond d’écran au commentaire, leur impact décline.
Est-ce que la télé répond à ce que le cinéma représentait, pour Walter Benjamin, dans les années 20 ? Le cinéma était pour lui, entre autres, une technique destinée à dresser les citoyens des grandes villes, à prolonger, afin d’amoindrir éventuellement, le choc de la modernité technique, à la manière des parcs d’attractions et des manèges (accélération de la vie urbaine, surplus démographique, foules populeuses, etc.) La télévision, aujourd’hui, semble remplir cette fonction au niveau de l’histoire, et parvient à contrecarrer les effet nocifs ou perturbateurs que pourraient engendrer les événements, en d’autres mots, tout travail de réflexion, tout un travail de pensée à partir des images, ressenti avec une certaine panique dangereuse. McLuhan le remarquait déjà, dans les années 60, à propos de l’assassinat de Kennedy, lorsqu’il constatait le calme relatif avec lequel les citoyens des États-Unis reçurent la nouvelle par la télévision. La télévision est un médium refroidissant, qui calme les ardeurs et tempère les cerveaux, elle nous “implique en profondeur et nous émeut, mais elle n’excite pas, n’agite pas, ne soulève pas” 3 . L’Amérique est restée, en surface, et vu les circonstances, extraordinairement calme. Aucune explosion de violence, aucune psychose déclarée, une certaine peur qui émousse. Pas beaucoup plus.
Ce que 9/11 rend patent, c’est le travail de domestication d’un événement inimaginable, et qui ne le devient qu’en passant des images au discours (montage, parole, fiction) qui les travaille, les tempère. Un des commentateurs des images du 11 septembre est tombé juste, presque trop juste, lorsqu’il a affirmé, lui-même surpris par ce qu’il disait : “it looks like bad special effects”.
Un critique du NewsWeek s’est exprimé au sujet de 9/11 dans un article qui portait le titre: “If only it were just a movie”. Il écrit :
“At its best, 9/11 is as close to a feel-good movie as it can be, considering the tragic cloth from which it is made. Not that it’s always easy to watch […] The 45 minutes or so spent inside the Trade Center are among the most nerve-wracking you’ll ever spend watching TV. […] But its time well-spent. Those thumps are perhaps the most chilling sound effects ever heard on television. […] 9/11 is not just a movie about danger and escape. It is also an intimate human drama. At its best, 9/11 is much more than a mere documentary on the deadliest days in American History. With its richly drawn characters, its plot -twists and its raw-emotion, 9/11 often plays out like a three-act Hollywood movie. The only problem is, it’s all real.” 4
Effectivement, c’est le seul problème.
À l’autre bout du spectre, il est un autre film qui pose, mais en les inversant, les questions soulevées par le film des Naudet. Et la vie continue d’Abbas Kiarostami, tente, lui aussi, de rendre compte de la ruine d’un monde. Alors que le premier se prête plutôt à une certaine ruine du réel, le second, montre le réel de la ruine. Se déploient ainsi deux modalités, bien distinctes, d’une confrontation au réel, à la vérité et à la fiction.
Et la vie continue a été réalisé cinq mois après les effroyables tremblements de terre qui, en 1990, avaient secoué l’Iran. Kiarostami était parti avec son fils, quelques jours après le sinistre, à travers le paysage dévasté, dans la région de Rudbar et de Koker, où il avait tourné l’année précédente Où est la maison de mon ami ? C’est autour de ce voyage qu’il organisa son film, négociant entre le paysage, la route, les victimes du séisme et les ruines amoncelées, lézardant les chemins de terre et embrassant les montagnes piquées d’arbres dépouillés. Mais Kiarostami met en garde : “Je peux vous assurer qu’il ne comporte aucune partie documentaire, car pendant les premiers jours je n’avais pas de caméra avec moi. Donc, tout a été reconstitué, mais sous une apparence de documentaire.” 5
Le voyageur rencontre lors de son parcours un homme d’un certain âge, acteur dans le film précédent, bien que nous ne voyions pas son visage. Le conducteur le ramène à sa maison, et lui commande un verre d’eau pour son fils. La maison de l’homme semble avoir tenu bon. En montant les escaliers, on l’entend toutefois dire, en voix-off, à l’attention des spectateurs : “Ceci n’est pas ma maison. C’est ma maison pour le film. Ma maison à moi s’est effondrée. Regardez, toutes les portes sont fermées et je ne sais pas où ils ont disposé la caraffe d’eau”. Moment de sublime étrangeté, où se montrent les fils de la fiction. De la même manière, le monologue du jeune époux, le camp des survivants, tout cela a été reconstitué suivant les desseins du cinéaste. Mais c’est bien dans cette “pure fiction” que se matérialise, sous une autre forme, le réel. C’est que le réel, pour se révéler, doit s’appuyer sur un style, un respect, une écoute, allons jusqu’à dire, un amour.
En dénouant devant nos yeux les fils de son propre dispositif, sans ostentation ni préciosité, Kiarostami confronte, en les brouillant poétiquement, l’œuvre de la fiction (les récits des protagonistes) et la réalité du paysage (ruines, collines). Et le réel, malgré tout, respire et résiste dans chaque photogramme de ce film, en restaurant une innocence, longuement méditée : presque un premier regard sur le monde. Cette puissance du regard et son habilité à côtoyer le monde, consiste bien à mouler le réel, mais afin de le faire exister, à nouveau.
Le problème, pour terminer, n’est donc pas celui de la fiction et du documentaire, mais de la part de réalité que l’on veut bien injecter dans l’un et dans l’autre.
Notes
- Jean-Luc Godard, interview avec Antoine de Bæcque, Libération, le 7 avril 2002. ↩
- Ce phénomène est éloquent lors de parties de hockey diffusées sans commentaires. Il faut complétement réapprendre à “voir” le jeu. Cela suppose un travail véritable qui doit être compensé par un accroît réel d’attention, l’observation de certains details, un rythme moins haché, etc. ↩
- Mcluhan, Marshall, Pour comprendre les médias, p.517. ↩
- Marc Peyser, Newsweek Web, 13 mars 2002. ↩
- A. Kiarostami, cité dans Y. Ishagpour, Le réel, face et pile, Paris, p.77. ↩