L’art du concret

Le cinéma de Roman Polanski

« Un film, c’est le résultat de ce qu’on n’a pas lâché aux autres, un film c’est un rêve, et pour le matérialiser ce rêve, chaque jour, à chaque plan, il ne faut pas céder devant le producteur, le directeur de production, face aux horaires, devant le cadreur ; à tous les niveaux il est vrai qu’un grand metteur en scène est celui qui ne cède rien – ou un minimum – à qui que ce soit, parce que tout le monde, à un moment ou à un autre du tournage, a un intérêt contraire à la vision du metteur en scène, que ce soit pour de petites ou de grandes raisons. » – Roman Polanski, Play Boy, 1971.

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Sitôt la Palme d’or du festival de Cannes 2002 attribuée au [Pianiste->80] de Roman Polanski, l’adjectif d’académique n’a pas manqué de fuser dans les propos de certains journalistes en mal de modernisme affiché. Outre que l’on confonde académisme et classicisme, on aurait tort de mépriser le cinéma de Roman Polanski sous prétexte qu’il ne flirte pas avec l’air du temps. Il y a quelque chose de risible à entendre un tel reproche quand on a en tête le nombre de critiques dithyrambiques qu’ont pu écrire des journalistes sur le “style” très voyant et complaisant de certains metteurs en scène. Roman Polanski ne s’est jamais réclamé d’un cinéma d’avant-garde, voulant absolument innover dans la forme. Bien au contraire, dans nombre d’interviews, l’auteur de Cul-de-sac (1965) a critiqué par exemple la Nouvelle Vague, qu’il qualifiait d’“amateuriste”. On se fait mal voir avec une telle déclaration… Quand on est jeune, disait-il en substance, on veut faire “absolument” original au point qu’on est prêt à revendiquer n’importe quelle posture et n’importe quel style précisément pour se faire remarquer et briller. Polanski, lui, s’est toujours attaché à l’histoire et à son contenu, eux-mêmes indissolublement liés à une solide (mais non complaisante) maîtrise technique. Peu importe si la scène paraît banale, du moment qu’elle est juste, révélatrice et pertinente. Que l’on se souvienne de cet admirable et élégant plan-séquence qui ouvre Tess (1979). Débutant sur le ciel, il nous montre ensuite une procession qui s’avance au loin pendant que le générique défile. Quand celle-ci est proche de nous, la caméra se déplace imperceptiblement pour saisir l’héroïne principale, Tess (Nastassja Kinski), qui se trouve en plein milieu de l’écran lorsqu’elle arrive à la croisée de deux chemins où avance son père. Celui-ci, après avoir jeté un coup d’œil à la procession qui s’éloigne, poursuit sa route et croise un pasteur qui lui lance un “Bonjour sir John !”. Sous cette apparence paisible, un hasard malencontreux et terrible se joue, hasard qui va enclencher le destin de Tess et la broyer. Académique ?

Quand on examine attentivement la carrière du cinéaste, on se rend compte tout de suite que son œuvre est jalonnée de films qui ont marqué l’histoire du cinéma : Le couteau dans l’eau (1962), Répulsion (1965), Cul de sac, Le bal des vampires (1967), Rosemary’s Baby (1968), Macbeth (1971), Chinatown (1974), Le locataire (1976), Tess (1979). Certains diront que Roman Polanski n’a guère brillé avec Frantic (1988) et Lunes de fiel (1992), et qu’il semblait avec ces films en nette perte de vitesse – jugement qui peut sembler calomnieux par comparaison avec certains films surévalués de De Palma. Pour condamner ainsi Polanski, il faut avoir oublié bien étrangement que ces deux films ont été suivis par La jeune fille et la mort (1995) et La neuvième porte (1999), œuvre injustement méprisée.

L’art du concret

Polanski lui-même, dans différentes interviews, s’est souvent qualifié de cinéaste réaliste. Encore faut-il s’entendre sur le mot. Le “réalisme” du cinéma de Polanski n’est pas un simple naturalisme, une illustration plate du réel ou conforme à l’image formatée qu’on en a préalablement, tirant souvent vers le sentimentalisme, le pathos ou le misérabilisme. Il y aurait même une certaine mauvaise foi à lui faire ce reproche, alors que beaucoup de films sont célébrés pour les mêmes raisons et s’enlisent franchement soit dans un psychologisme poussiéreux, soit dans un néo-romantisme proche de la martyrologie, que Raoul Ruiz a joliment taxé de “snobisme de la dépression”.

Le mot concret serait une distinction plus juste pour désigner son cinéma. Polanski est un cinéaste simple et non extravagant, ne désirant pas faire du style pour épater la galerie. Il est avant tout soucieux d’offrir une carte juste du réel, plus insolite, plus complexe qu’on ne le croit (Le locataire), éclairant les évidences oubliées ou mésestimées et les détails inaperçus ou négligés, indiquant par là que ce qui nous est le plus quotidien est aussi ce qui nous est le plus étranger. Si Polanski place donc ses événements dans un cadre concret, dans une sphère bien délimitée – tout ce qu’il y a de plus commun en général -, c’est précisément parce que c’est notre relation au réel même qui importe en soi. Il offre au spectateur plus que ce que dernier a l’habitude d’en attendre et d’en voir, pour peu qu’il soit un tant soit peu observateur et curieux. En somme, plus le cinéma de Polanski est “réel”, plus il est étrangement inquiétant (ce qui ne veut pas dire qu’il débouche obligatoirement sur le fantastique ou l’irréel) ; plus il est palpable, plus il vise l’impalpable en cela qu’il veut nous faire saisir la vérité, le versant métaphysique des choses et des êtres. Ce n’est pas Zola mais plutôt Kafka qu’il faut invoquer (on prend trop souvent Kafka pour uniquement tragique et noir sans y déceler le comique) pour nous redonner l’ambiguïté fondatrice des films de Polanski. Et il en a toujours été ainsi dans son œuvre, même si certains s’étonnent aujourd’hui de son “académisme”. C’est la mode qui y voit maintenant une différence de style, alors que celui-ci n’a pas changé dans son essence.

Répulsion

Souvenons-nous des nombreuses scènes de Rosemary’s Baby faisant allusion à l’année 1965 et au contexte new-yorkais (calendrier, numéro du Time titrant “Dieu est-il mort ?”, visite du pape Paul VI retransmise à la télévision, coiffure à la Vidal Sassoon), il n’y a rien ici de ce qui fait le bric et le broc habituels des films de sorcellerie ou des films fantastiques. Rappelons-nous du Bal des vampires qui n’hésite pas à nous montrer la vie quotidienne d’une auberge juive d’Europe centrale au XIXe siècle (costumes, coiffures, ustensiles de cuisine, traditions culinaires comme le chou qu’on foule dans un fût). Tess, au-delà d’une reconstitution minutieuse (Nastassia Kinski a dû maîtriser le patois du Dorcet du XIXe siècle), intègre aussi des légendes populaires (quand quelqu’un est amoureux, les vaches ne donnent plus de lait). Répulsion est un film troublant sur une jeune femme qui bascule dans la schizophrénie (fixité du visage, mutisme, catatonie, gestes nerveux), film qui fut longtemps projeté (peut-être l’est-il encore) à des étudiants en psychologie pour sa précision d’observation, dont témoignent certains détails comme le lapin qui pourrit dans le salon ! Les cinéastes qui ont réussi à explorer la folie avec une telle concrétude, à nous la faire palper au point où elle en devient étrangement intime, car éloignée des clichés habituels, ne sont pas légion. Polanski ira plus loin avec Le locataire. Pourtant, là encore, nul effet tape-à-l’œil, rien qu’un quartier avec ses habitués et un immeuble de Paris avec ses occupants. Voilà l’apport d’un cinéaste comme Polanski. Au lieu d’inventer des monstres sortis de nulle part, plus improbables les uns que les autres, il n’a qu’à puiser dans la simple présence humaine. Nous nous en faisons une image tellement idyllique que c’est en retranscrivant cette présence avec minutie que surgit “l’étrange” dans le cinéma de Polanski, au point d’ailleurs que le spectateur peut être troublé de regarder ensuite son propre visage dans le miroir et avoir du mal à s’y reconnaître.

Cette attitude fondatrice est présente même dans des scènes plus “simples”. À propos de Chinatown, Polanski disait : “Mon seul regret fut de découvrir au montage – et il était trop tard – qu’il (Noah) tenait sa fourchette et son couteau comme un Européen pour manger le poisson. J’ai été stupéfait de ne pas l’avoir remarqué au tournage. Les Américains n’utilisent le couteau que pour couper, ensuite ils le reposent sur la table et reprennent la fourchette 1 .” Dans Cul-de-sac, le gangster, qui est droitier, a précisément le bras droit en écharpe, et non le gauche, ce qui complique le moindre de ses gestes et le rend maladroit. Dans La neuvième porte, on se souviendra de la toute première séquence, quand le mari de Liana Telfer (Lena Olin) se pend et est obligé de s’y reprendre à plusieurs fois pour faire basculer le siège, ce même siège qu’au tout début la caméra s’était ironiquement attardée à nous montrer, après avoir présenté le personnage écrivant à son bureau, entouré d’une somptueuse bibliothèque. La mise en scène nous montre brièvement le lustre qui s’affaisse, des bouts de plâtre qui tombent sur le sol avec les pieds de Telfer qui s’agitent. À bien y regarder, rares sont les metteurs en scène qui ont montré une pendaison de cette manière-là, aussi simple et concrète. Souvent, on se pend au cinéma avec une facilité déconcertante !

On est donc loin de l’efficacité clinquante du cinéma habituel. Nulle dramatisation ici. Au contraire, si l’art de Polanski tente de nous faire palper le réel avec exactitude et méticulosité (et là, rien ne va de soi), ce souci est bien évidemment lié au temps, qui s’y déploie dans toute sa plénitude, grâce notamment aux nombreux plans-séquences et à un travail sur la profondeur de champ. Pour donner un exemple trivial, quand un personnage cherche de la monnaie, il cherche vraiment de la monnaie. Souvent, le cinéaste n’hésite pas à faire durer la scène quelques secondes de plus et à nous retranscrire des fragments de ce réel, fruits d’une observation scrupuleuse que le naturalisme oublie, trop soucieux d’offrir un portrait politique et pathétique du réel, qu’il tente de nous faire prendre stricto sensu pour la copie conforme de la réalité (comme le dit Ernesto Sabato, “le réalisme peut être un déguisement mensonger de la réalité vraie 2 ”). Les scènes où le cinéaste retarde l’allure ou les déplacements de ses personnages sont innombrables, contrebalançant le simplisme habituel qui veut que ceux-ci ouvrent toujours la bonne porte au bon moment, aient toujours l’exacte monnaie sur eux, etc. Puisque nous sommes dans le “réel”, nous avons affaire à des humains, et les humains sont bien souvent maladroits, hésitants et n’arrivent pas forcément à leur but du premier coup. Dans La neuvième porte, la première fois que Corso va voir Balkan, il se trompe de porte. Quand, en visite chez la comtesse Telfer, celle-ci se lève pour aller dans la bibliothèque où son mari s’est pendu, Corso se lève à son tour avant de faire demi-tour pour saisir sa sacoche qu’il a oubliée et qui contient le livre… Dans Chinatown, Polanski prend un malin plaisir à dilater le moment où le détective privé Gittes se rend, à l’heure du déjeuner, au bureau du défunt Mullray. Son remplaçant étant en conférence, nous restons avec l’acariâtre secrétaire que le détective agace volontairement avant d’obtenir certaines informations. Entre-temps, il a allumé une cigarette, siffloté The way you look tonight en observant des photos aux murs, surpris des ouvriers qui grattent sur la porte le nom de Mullray récemment assassiné…

À propos de cette méticulosité du cinéma de Polanski, on pourrait continuer indéfiniment à retranscrire tous ces détails qui redonnent au spectateur la matière complexe et ambiguë dont est fait le réel. Portant sur des aspects que nous négligeons ou mésestimons habituellement, l’art de Polanski nous en donne une image autre. Cette volonté de faire du “contre-suspense” (on peut même parler d’un “anti-Hitchcockisme”), de retarder l’action ou de la faire bifurquer vers une conclusion inattendue n’est donc pas gratuite ou simplement décorative. À l’inverse aussi de toute idéalisation ou de tout lyrisme qu’impose un certain type de cinéma hollywoodien, ce souci du concret, cette dilatation du temps donne une mise en scène détachée, au rythme lent, tranquille, flegmatique et élégant (celui du chat). Il y a peut-être une réserve de la part du cinéaste envers le cinéma lui-même, si désireux souvent d’embellir ou de dramatiser à outrance les actions humaines.

L’ironie

Tess

Cet art de mettre le concret en relief ne va pas sans ironie et celle-ci est l’essence même du cinéma de Polanski, point capital qui détermine tous les autres. L’auteur de Cul-de-sac ne citait-il pas dans une interview une des œuvres de Thomas Hardy intitulée Les petites ironies de la vie ? Cette ironie savamment distillée n’est souvent pas perceptible au premier abord. Dans Tess, l’héroïne dépose des fleurs sur Le capital de Karl Marx que lit son futur mari, Angel Clare. Cela peut sembler anodin, et pourtant il y a là une certaine “cruauté” que l’on ne comprend qu’a posteriori, quand on sait que le beau Angel (notons l’ironie sur le prénom, “Ange”, où l’on peut voir une critique de l’idéalisme opposé à Alec, une espèce de diable laïcisé), qui professe un certain progressisme, sera bien incapable de pardonner la faute de Tess et l’abandonnera juste après sa confession. Comme quoi il est plus facile d’avoir en bouche des formules révolutionnaires que de comprendre concrètement la femme qu’on vient d’épouser. Banalités ! diront certains. C’est pourtant bien cette “banalité” qui va causer le drame, tout comme c’est une autre “banalité”, le “Bonjour sir John !” au tout début du film, qui va déclencher l’impitoyable engrenage. Et ce sont bien ces “petites choses”, ces petits grains de sable tout à la fois banals, ridicules et incontrôlables, qui composent la matière absurde de nos existences.

C’est ce regard ironique qui explique le plaisir non dissimulé que prend Polanski à contrecarrer les actions de ses personnages. Quand on examine attentivement leur statut, on se rend compte que ceux-ci ne sont, en un mot, jamais héroïques et qu’ils n’ont que le statut d’êtres humains (ici, aucun surhomme). C’est cette humanité, avec ses différentes failles et facettes, que le cinéaste retraduit avec le plus grand soin. La narration n’hésite pas à montrer leur bêtise et leur banalité et, s’il leur arrive des choses hors du commun, ils sont aussi montrés dans leur fragilité, leur aspect désagréable et maladroit, manière de leur faire symboliquement des crocs en jambe pour contrarier leur précipitation, leur orgueil, leur avidité à poursuivre des chimères ou des idéaux factices. Si Corso, dans La neuvième porte, prend des risques, ne se fait-il pas bêtement assommer plusieurs fois, notamment par une femme, Liana Telfer, alors qu’il a les pieds entravés par son pantalon ? Ne cache-t-il pas naïvement le livre derrière le frigo d’un hôtel ? Parce qu’ils sont précisément des êtres humains et rien d’autre, il n’est pas étonnant de retrouver dans tous les films de Polanski des personnages se heurtant sans arrêt aux objets (on se heurte au réel, il nous résiste), ayant peur du vide, peur de perdre pied, d’être rongé par l’incertitude et le doute, de se retrouver dans une position qu’ils n’avaient pas envisagée auparavant, etc. Des personnages qui craignent de se découvrir tout autre qu’ils avaient l’impression d’être. Comme tous les grands cinéastes, tels Kubrick et Fellini, Roman Polanski prend en compte cette fragilité existentielle et consubstantielle à l’être humain, lui redonne un statut concret et tangible offrant au spectateur tout à la fois une compassion et un regard critique, contredisant au passage les grandes illusions humaines dont on aime se bercer.

Prenons encore un exemple récent. À bien y regarder, et au risque d’en surprendre plus d’un, La neuvième porte n’est absolument pas un mauvais film, pour qui sait observer les détails et l’ironie précisément dont il est parsemé. Sans être une œuvre majeure dans la filmographie du cinéaste, on pourrait le rapprocher d’un roman d’Alexandre Dumas (le livre dont est tiré le film s’appelle Le club Dumas et fait référence d’une manière explicite à cet auteur) où le plaisir d’une histoire romanesque ne le dispute pas moins à une grande lucidité sur le mal humain, préoccupation qui est au cœur des films de Polanski. Le diable n’étant qu’une métaphore de ce même mal (Polanski précise qu’il croit plus au mal qu’au diable), le personnage de Corso, individu arriviste, sera à la fin le plus acharné à pactiser avec le Malin, beaucoup plus que le grotesque Balkan qui l’envoie en Europe au début du film pour examiner les exemplaires du livre de Torchia. Cynique et en même temps naïf, tel est Corso qui, lors de sa première confrontation avec Balkan, ne croyait guère au surnaturel et ne chérissait que son pourcentage. Tout s’est inversé. Au début nous étions au sommet d’un gratte-ciel, et voilà qu’à la fin nous nous trouvons dans les bas-fonds d’un château. C’est Corso qui se moquera de Balkan, qui aligne sur une table les illustrations des trois livres en croyant que Lucifer va lui apparaître. “Je serai votre seule apparition ce soir !“lui dit-il, et le pousse à se verser de l’essence sur tout le corps (“Vous ne pouvez pas en faire plus ?”). Si Polanski se moque au passage des films fantastiques de genre (le “Bouh !” de Balkan envers l’assemblée des fidèles, Balkan lui-même se prenant un peu plus tard à son propre jeu, Corso n’en faisant pas mieux), il montre aussi que le mal n’a qu’un visage, le nôtre, si étrange et si familier.

Un cinéma simple et complexe

Il y a chez Polanski une joyeuse angoisse devant la réalité et il est proche en cela des cinéastes d’Europe centrale qui savent allier le drame et le ridicule, la tragédie et le comique. Tous les éléments que nous avons esquissés dessinent un cinéma complexe dont la visée n’est pas de surprendre absolument son spectateur, et moins encore de l’épater par de l’esbroufe, mais au contraire de proposer une réflexion ironique sur la nature humaine et de l’installer cinématographiquement, esthétiquement, dans une simplicité et une lenteur capiteuses.

Si Chinatown est un hommage aux films policiers, il n’en est pas moins un film exemplaire, d’une grande complexité, sur l’indécrottable mal qui ronge l’esprit humain, principalement incarné par le personnage emblématique de Noah Cross (référence biblique à Noé, le maître des eaux, Noah Cross dans le film veut contrôler l’eau de la ville), le père d’Evelyn Mullray qu’il a violée et qui a eu une petite fille de cette union incestueuse. Témoin, cette scène où Gittes demande à Cross ce qu’il peut désirer encore alors qu’il a déjà tout. “L’avenir !” s’entend-il répondre. La volonté de puissance dépasse la simple appropriation de biens ou de territoires pour se porter sur le terrain métaphysique dont il y aurait tant à dire. Le personnage de Jack J. Gittes (montré comme assez frimeur, soucieux de son apparence) est lui aussi observé dans toute son ambiguïté. Devenu détective privé après avoir été policier dans le quartier de Chinatown, Gittes confesse à Evelyn Mullray, dans une très belle scène après que tous deux aient fait l’amour, qu’en essayant de sauver une femme, il a autrefois “précipité” sa mort. Le même drame se reproduit : l’enquête de Gittes sur l’assassinat d’Hollis Mullray le conduit à tenter de sauver sa femme, Evelyn, et entraîne finalement la mort de celle-ci dans le quartier de Chinatown. Si Jack Gittes reste “sonné” devant le cadavre d’Evelyn, il ne peut manquer de constater que son passé l’a rattrapé et qu’il ne peut échapper à un aspect troublant de sa personnalité, qui répète un même processus à son insu, ce quelque chose d’impalpable qui est en chacun de nous. Alors qu’il a tout fait, croit-il, pour empêcher Noah Cross d’agir (de s’emparer du contrôle de l’eau de la ville et de récupérer la fille qu’il a fait à sa propre fille), voilà que Gittes réalise qu’il n’a fait que le favoriser.

On retrouve aussi ces interrogations existentielles dans Le locataire, un film sur la solitude mais aussi sur l’identité comme l’exprime cette troublante interrogation du personnage timide et angoissé de Trelkovsky :

À partir de quel moment, l’individu n’est-il plus celui que l’on pense ? On m’enlève un bras, fort bien. Je dis : moi et mon bras. On m’enlève les deux, je dis : moi et mes deux bras. On m’ôte les jambes, je dis : moi et mes membres. On m’ôte mon estomac, mon foie, mes reins, à supposer que cela soit possible, je dis : moi et mes viscères. On me coupe la tête : que dire ? Moi et mon corps, ou moi et ma tête ? De quel droit ma tête, qui n’est qu’un membre après tout, s’arrogerait-elle le titre de “moi” ?

Outre l’ambiguïté sexuelle que le film explore, c’est bien la question du statut de notre “moi” qui est posée. Quel est-il ? Comment un “moi” peut-il être distinct des autres, original, et rester immuable, statique à travers les transformations qu’opère le temps et dans notre relation avec les autres ? Certainement pas en épousant le conformisme mesquin des locataires de l’immeuble, ce qui est se perdre dans la foule et l’indifférencié, mais pas plus en s’aliénant à un autre être, si différent des premiers soit-il. Hélas, Trelkovsky, ne trouvant pas de réponses à sa question, s’identifiera à Simone Choule (l’ancienne locataire) et l’imitera jusque dans son suicide (il se jettera deux fois dans le vide !). La dernière séquence du film est vertigineuse : Trelkovsky se retrouve sur un lit d’hôpital après sa tentative de suicide, il revoit la scène dans laquelle, au début du film, il était venu voir Simone Choule. Celle-ci était momifiée sur son lit d’hôpital (elle s’intéressait à l’art égyptien et dessinait des hiéroglyphes dans les W-C), situation miroir, identique à celle dans laquelle Trelkovsky se retrouve maintenant. Simone Choule avait regardé alors Trelkovsky et s’était mise à pousser un horrible cri et c’est exactement ce qui se passe à ce moment précis pour Trelkovsky…

Le locataire

Dans La jeune fille et la mort, film d’une grande lucidité, et qui se passe dans un pays d’Amérique du Sud après la chute d’une dictature, Paulina Escobar (Sigourney Weaver) croit reconnaître son ancien tortionnaire, le Dr Roberto Miranda (Ben Kingsley) qui l’a violée à plusieurs reprises par le passé (elle avait un bandeau sur les yeux). Au cours de l’histoire, elle le séquestre et se transforme à son tour, mimétiquement, en une tortionnaire, un double. Paulina comprend seulement à la fin du film toute l’ambiguïté et l’inutilité de sa vengeance, en écoutant la confession du Dr Miranda au bord de la falaise. C’est finalement son mari, nommé dans une commission chargée de faire la lumière sur les crimes de la dictature, qui se jette sur Miranda, alors qu’il tentait auparavant de convaincre sa femme de renoncer à se venger ! Cette troublante confession montre que ce goût pour le mal est pathétiquement humain et que, s’il faut tout faire pour l’empêcher, c’est à la condition de ne pas devenir soi-même un criminel en sombrant dans une justice expéditive. Comment s’en sortir ? Que faire ? Comment exister après avoir été violentée sans chercher à se venger et devenir un double de son tortionnaire, c’est-à-dire aussi en oubliant sa propre identité et en devenant un autre jusque dans la folie et la mort ? Quelle est la réelle efficacité de la justice dans une démocratie pour résoudre de tels crimes et le mal en général ? Le remarquable plan séquence final, dans la salle de concert, laisse en suspens cette angoissante et épineuse question.

Derrière la simplicité de sa forme et de sa narration, le cinéma de Polanski pose des questions existentielles fondamentales. Questions qu’on peut retrouver aussi dans les propos du cinéaste sur son métier.

Je dois avouer qu’après Tess j’ai sérieusement songé à ne plus faire de cinéma. Je ne ressentais plus le besoin de faire des films. C’aurait été différent si le film avait été un échec, j’aurais voulu faire une autre tentative, prendre ma revanche… Dès mes premiers films, j’ai dû accepter cette triste évidence qu’un tiers au moins de mon temps et de mes efforts se perdraient à régler des problèmes qui ne m’intéressent pas le moins du monde, à des discussions sans fin, des querelles et des disputes stupides. Aujourd’hui c’est quatre-vingt-dix pour cent de son temps qu’il faut consacrer à ces corvées. On dirait que l’industrie du cinéma a quelque chose de magnétique qui attire ce qu’il y a de pire dans l’espèce humaine, je dois composer avec des gens que normalement je ne saluerais même pas dans la rue. C’est devenu une jungle cruelle. Pour le genre de films que je fais, il me faut passer par de grandes sociétés américaines ou internationales. On n’y rencontre plus personne qui soit intéressé par la qualité des films, ou leur originalité. On n’y rencontre plus que des spéculateurs. La dimension des investissements, l’énormité des enjeux, le gigantisme des recettes quand un film marche vraiment ont complètement modifié la donne : maintenant, c’est la roulette, beaucoup plus qu’avant. Pour monter un film, on n’a plus en face de soi des producteurs qui, à leur manière à eux, s’intéressaient aux films, mais des agents, des financiers, des avocats qui pratiquent un autre jeu dont je ne connais pas les règles. 3

Rappelons, pour finir sur une note plus sereine, cette magnifique scène de
Tess qui pourrait être comme le point d’orgue de l’oeuvre de Polanski :
après avoir perdu son enfant, le pasteur ayant refusé de l’enterrer
chrétiennement, l’héroïne se réfugie et s’apprête à dormir dans la forêt
avec pour humble matelas un tapis de feuilles. Songeant à sa situation
présente et à son destin qui s’est emballé à cause d’un hasard
malencontreux, elle lâche un émouvant : “ Tout est vanité ! “ Elle se
couche, entend du bruit, se redresse et aperçoit un cerf à ses pieds.

Polanski sur le tournage du Pianiste

Notes

  1. Michel Ciment, Passeport pour Hollywood, Seuil, Paris, p. 263.
  2. Ernesto Sabato, L’ange des ténèbres, Paris, Seuil, coll. “Points”
  3. Polanski par Polanski, Éditions du Chêne, p. 210.