La route désenchantée
“Chaque homme a, dans son pauvre cœur, des endroits qui n’existent pas, et où la douleur entre, afin qu’ils soient”. (Histoire(s) du cinéma, épisode 4b)
Proposons ceci, quitte à nous raviser. Il y a des films auxquels on reviendra toujours (La Passion de Jeanne d’Arc, M le Maudit, Rome ville ouverte, L’Avventura, Le Mépris, etc.) D’autres qu’on quitte volontiers (et qui ne valent pas qu’on les mentionne). D’autres, enfin, dont on ne parvient pas à faire le tour, qui oscillent trop pour qu’on puisse les cerner. De ces derniers, on entend sur eux des cris tonner, d’un côté comme de l’autre de la clôture du goût. “Mirifique!”, “Scandaleux!” Notre voix ne veut (ni ne peut, sans se trahir) accorder un total assentiment ni à l’une ni à l’autre, les sachant peut-être toutes deux tuméfiées de la même liqueur critique. Ces films, on est prêt à les défendre avec fougue auprès de ses détracteurs enfiévrés. Ces films, on est aussi prêt à faire valoir quantité de nuances certaines pour tempérer les bondissements jubilatoires. Je mettrai, bigarrés, à titre d’exemple, quelques titres des récentes années entrant dans cette dernière catégorie, sans prétendre les amalgamer : L’Humanité, Sombre, Julien Donkey-Boy, et je rajouterai- puisque c’est le sujet de cet article, Yellowknife, second long métrage du cinéaste québécois Rodrigue Jean.
Full Blast, son précédent film, avait irrité, et irrite encore. Quelque chose, entre l’huile et le jaune d’œuf, ne prenait pas. On avait – soyons francs et méchants – l’impression d’un petit laboratoire, où il s’agissait de mettre à l’épreuve la pudeur de certaines stars chéries de notre cinéma, transvasées au Nouveau-Brunswick (particulièrement David La Haye, Louise Portal). Tout le film se nouait entre une grève à l’usine – vacances qui tournent vite au vinaigre de l’esseulement et du manque de fric – et la grêve, berge marine où s’échouaient, tour à tour, nos épaves. Le psycho-drame de Steph, Piston, Rose, Mario-Lou et Charles, sentait péniblement la dramatique télé version hard. Ce qui gênait dans ce film du mal de vivre dans la province du homard, c’était justement… la cage à homard. Cette cage avait des noms : condition (grève) ouvrière, statut monoparental, rêves de band (et de “bande”) déchus, homosexualité refoulée, crise de l’autorité paternelle (le père de Stephane est chef de l’usine). Ce qui, dans d’autres films (L’emploi du temps, par exemple), est requis pour nous plonger au cœur des apories du social, dans Full Blast, le clouait, bêtement, au sol. Certains films ont besoin de se prononcer sur leur situation concrète, de situer les cadres sociaux et psychologiques dans lesquels s’inscrit le drame. Dans d’autres cas, lorsque ces cadres par exemple se bornent à l’explication, cette emphase produit l’effet inverse, rabâche des évidences et garrotte le symptôme. Dans Full Blast, tous les maux – parfois riches- que le film présentait, étaient noyés dans l’explic(it)ation. Les scènes raw (comme disent nos critiques english) – les amourachements raides de Steph et de Rose, de Steph et de Charles, de Steph et de Marie-Lou – semblaient d’autant plus gratuites qu’elles étaient explicables (il suffit de consulter le sommaire d’un manuel de psycho-pop, ou le télé 7 jours). À cela s’ajoutait une bande son blastée qui fuelait en faisant des taches d’huile. C’était il n’y a pas si longtemps…
Face à Yellowknife, les sceptiques – qui sont souvent ceux qui ne sont pas allés vérifier de visu – s’exclament : “Comment est-ce possible, si Full Blast était aussi décevant, que Yellowknife puisse être enlevant ?” Je ne sais si la politique des auteurs, définie stricto sensu, prévaudrait toujours (impossible qu’un auteur fasse un four, impossible qu’un non-auteur, accouche d’un bijou) ? Question vaseuse et, peut-être sans intérêt, dans la mesure où ce qui était fort dans Full Blast (et il y avait des choses fortes) se retrouve intégralement dans Yellowknife. Or, ces forces se trouvent décuplées par l’élimination systématique (et consciente) de toutes les choses qui ennuyaient (et il y avait des choses qui ennuyaient) dans Full Blast. Ceci dit, puisque nous n’avons toujours rien dit, disons ceci : les deux films sont clairement signés de la même empreinte. Immédiatement lisible dans le second film de Rodrigue Jean, elle ne l’est – peut-être – que rétroactivement dans son premier 1 .
Entre ces deux films, quelque chose, certes, s’est passé, et il serait mal avisé… de ne pas s’en aviser, puisque ce sont justement ces nouveaux partis pris qui marquent le départ par rapport à Full Blast et qui en constituent l’essentiel de la force : refus de la “vedette” (nul Lahaye ou Portal pour nous tirer hors de l’écran); refus de la psychologie, de l’explicitation (l’odieux est dans l’ellipse, ou toujours remis à plus tard), du dialogue forcé, refus de la musique off (mentionnée ironiquement, quand la voiture est prête à repartir sur la route, qu’on entend le début d’une musique endiablée – musique road – mise en sourdine aussitôt que la portière se referme), refus de la situation concrète (bêtement sociale, économique, familiale). Or, il s’agit des mêmes personnages, mais descendus de leur ciel étoilé- et des selles de leurs gros chevaux -, rendus au réel, à hauteur d’homme.
Le chemin parcouru par les personnages de ce film répond presque naturellement à une sorte de mouvement d’exil forcé, hors des terrains battus, déjà traversés par le cinéaste, une plongée dans une nature creuse et touffue. En décidant de tracer, de l’Est au Grand Nord, un dédale sans puzzle, c’est, pris à la lettre, une nouvelle direction qui est empruntée, celle qui prêche du côté de l’Humanité (Jean est d’ailleurs allé repêcher Yves Cape, directeur photo de Dumont), de Sombre, de Rosetta, (bien que ce jeu de filiations imaginaires devient vite lassant, et risque de noyer la singularité de l’œuvre).
À partir d’une même esthétique de la perdition et de la douleur, Rodrigue Jean semble avoir pris le contre-pied d’une esthétisation surannée et ne donne point dans l’éloge de la déroute ni ne se complaît dans la fange. Sa caméra capte, le plus simplement et sobrement, un mouvement, une série de mouvements contraires, solitaires, tout en gommant brillamment les forces réelles qui les propulsent : un monde sans ficelle, sans formule, et qui laisse entendre la souffrance d’un désir, sur les voies du silence. Yellowknife ne raconte pas, ni ne narre (on n’a, de mémoire, jamais vu un film aussi peu bavard dans le cinéma québécois), mais se déroule, comme sur un tronçon de route exigu et escarpé, qu’il faut pratiquer avec prudence, mutisme et lenteur. Il se déroule, par ailleurs, sans que son déroulement n’affecte son mouvement, puisque toute l’action dramatique se plie à ce rythme, patient, inquiétant, qui le précède et le guide.
Max se présente à l’hôpital où est hospitalisée Linda (on croit alors qu’il s’agit de sa copine). Elle accepte, sans trop de résistance, de fuir avec lui dans son pick-up, sans direction précise : “On va faire un tour”, semble être le seul mobile. Plus loin, la destination se précise : “Je t’emmène à Yellowknife. J’ai toujours voulu te montrer le nord. On pourra s’installer. On sera bien.” La conversation a lieu sur un pont surplombant une vallée de conifères. Linda, prise de frénésie, enjambe le garde-fou et court sur la bordure de la falaise, poursuivie par Max, leurs pieds foulant une herbe desséchée, une paille dorée. La caméra suit la course du couple, jusqu’au point d’impact, de contact, qui conduit à la chute des deux corps et à une étreinte douloureuse, ambiguë, au sol, suivie d’un fade au noir.
Le film est lancé. On ne reviendra pas à cette scène dans le film, pas plus qu’à la crise de nerfs de Linda dans le dépanneur, où elle accumule dans ses bras un monticule de sacs de croustilles à l’équilibre précaire, avant que Max ne la stoppe en lui disant : “Ça suffit maintenant”, laissant tous les sacs choir par terre. Le film est traversé de séquences singulières comme celles-là, qui se détachent de l’ensemble avec un maximum de densité, qui se clôturent sans proposer de clôture de sens. Au plan suivant, l’ordinaire se poursuit, sans que l’intervalle (l’écart qualitatif) entre les deux plans ne soit comblé : comme sur la route qu’ils suivent, on ne peut pas revenir en arrière, pour tenter de comprendre : se retourner, pour suppléer à une carence de signification, aurait transformé ces personnages, mouvants, évanescents, en statue de sel. C’est peut-être ce phénomène qui rend la découverte, tardive dans le film, de la relation véritable entre Max et Linda (ils sont frère et sœur), non spectaculaire, voire dédramatisée. Ils s’étaient comportés, l’un envers l’autre, jusque là, comme un couple d’amoureux en souffrance. Peu d’indices avaient été donnés pour corroborer l’hypothèse contraire, mais le fait de l’apprendre ne modifie pas significativement notre approche ni notre regard sur les personnages. Yellowknife ne devient pas pour autant, ou très peu, un film sur l’inceste, pas plus qu’il n’est un film sur l’homosexualité, sur la maladie mentale. Ce serait mécomprendre le mouvement du film.
Sur la route, le couple frère-sœur croise deux frères jumeaux qui font de l’auto-stop. Devant les protestations de Linda, Max rétorque : “On ne peut pas les laisser au milieu du bois,” et après de longues tergiversations, les jumeaux sont admis dans la caravane. Ils passeront la nuit dans un motel au bord de la route, nuit au cours de laquelle seront introduits deux autres personnages principaux de Yellowknife, logés dans une chambre qui jouxte la leur. Durant la nuit, Linda est éveillée par du bruit venant de la chambre voisine. Un homme dans la cinquantaine, tout habillé, les pantalons légèrement troussés, se masturbe en gémissant, tandis qu’une femme, blonde platine, se caresse et tremble de son côté de la pièce, debout dans le lit, appuyée contre le mur. Linda se colle à ce mur mitoyen, relayant les cris de la femme, cogne son corps contre le mur, et finit par éveiller son frère et les deux jumeaux. Une fois recouchée, un des deux frères demande : “Max, what’s wrong with Linda ?” Au matin, dans un déli, le couple de la veille est assis à une table voisine. L’équipage file tant bien que mal jusqu’à la prochaine bourgade, où les deux jumeaux sont censés faire un numéro dans un club. Dans ce même club, Marlene, la blonde, a été engagée pour donner un tour de chant, tandis que Johnny, son agent-amant, l’observe au bar.
Le film mettra alors en jeu, à partir de ces prémisses, une combinatoire libre (une série de séries, des grands et des petits circuits) entre ces personnages : flux et reflux, nœuds, rejets, faits de points d’intersection, d’union et de désunion, sur le tracé menant au Nord. Linda cherchera à fuir, d’abord seule avec le pick-up, ensuite avec Marlene et Johnny dans leur roulotte, puis, enfin, avec George, un policier amérindien, qui précipitera le dénouement du film (George tuera Johnny, et fera porter la culpabilité du meurtre sur Max, alors installé dans une chambrette à Yellowknife. Les policiers l’emporteront, en silence, après que Linda l’ait largué pour George). À chaque arrêt, comme les stations sur le chemin du calvaire, la “troupe” se retrouve, sans qu’on puisse raccorder les différents intervalles entre ces séquences, qui s’éploient dans un temps erratique (combien de temps s’est écoulé, où sont-ils, que s’est-il passé entre temps ?)
Le trajet, dans ce film, est mental, sans devenir psychologique, et cette différence est décisive. Tout en demeurant linéaire, tout en se refusant à quelque forme d’intériorité, son mouvement est traversé d’absences, de trouées, qui apparaissent comme autant de forages mentaux. Tous ces personnages ont perdu les liens qui les rattachent au temps de l’action. Ils n’ont pas de passé, ou alors celui-ci demeure vague. On ne sait pas d’où ils viennent (cette question revient à plusieurs reprises dans le film), on ne sait pas tellement plus où ils vont et pourquoi ils y vont. Impossible dès lors de comprendre ces personnages, ils ne sont pas compris par le récit, et le récit ne les comprend (au sens où il les contiendrait) que dans ce mouvement de contact, de réunion et de désunion dont ils sont la proie inconstante. C’est que les mobiles échappent, les buts se dérobent, les axes de reconnaissance disparaissent, et on tire le tapis sur tout ce qui pouvait ressembler à du plaisir.
Central au film, le désir sexuel (peut-on encore parler de désir ?) y fonctionne par effraction, coupable, curieux ou douloureux. Qu’il s’agisse de Johnny qui paie les jumeaux pour une fellation dans les toilettes, du regard gourmand de Max regardant les frères blondinets se dandiner sur la piste, des contacts violents et désespérés de Max et de Linda, ou encore des séances d’onanisme troublantes entre Linda et Johnny, c’est toujours une sexualité sans extase et qui confère à chaque téléscopage des corps, à chaque échange sexuel, une aura de douleur. Yellowknife, comme Sombre, mais pour des raisons toute différentes, met en scène l’impossibilité des corps, l’impuissance du sexe, le tragique de tout contact. Lorsque, par exemple, Marlene surgit dans la loge et y trouve Johnny et Linda, honteux, elle demande à cette dernière : “Est-ce qu’il t’a touchée ?” Linda ne peut que répondre : “Non… Oui…” Cette oscillation diserte dit bien l’impression indécise à laquelle se prête toute sexualité dans ce film, où le principe de plaisir est constamment détourné, refoulé, travaillé par une force qui en sape la soupape.
De la même façon (et pour les mêmes raisons), le caractère extatique de la route est aussi mis à mal. Il est presque devenu une convention, dans l’histoire du cinéma, que l’acte de prendre la route soit associé à un mouvement libertaire, le fait de pouvoir s’adonner au libre exercice d’une liberté, comme si, profitant d’une perte de repère géographique et d’identité (anonymat du voyageur), la route pouvait célébrer en même temps le sexe gai et la découverte du territoire (il y aurait toute une érotique de la route à écrire). On aurait d’ailleurs pu imaginer, sur la trame narrative de Yellowknife, un tout autre film, à mi-chemin entre Thelma and Louise et Easy Rider (avec peut-être un soupçon de Lolita.) Mais la route ne semble, ici, tout comme le sexe, ni un espace où se logerait la conquête d’un nouveau territoire, ni l’ouverture d’un espace contestataire, voire subversif (ils ne fuient pas une quelconque autorité). La traversée ne répond même plus, à la limite, à un acte volontaire, mais à une nécessité, que la route du film, elle-même, commande ou dessine. Ce qui rend Yellowknife singulier, alors, c’est bien cette inversion des topiques du road movie, où la série vitesse-danger-extase-liberté est remplacée par la série lenteur-ennui-emprisonnement-esseulement. Tout en travaillant l’espace générique du road movie, où le voyage devient le film, et le film, le voyage, il semble se situer à contre-temps, à contre-courant.
Récemment, un autre film affrontait cette question de la route, en la prenant à revers. L’emploi du temps, de Laurent Cantet, mettait en scène un personnage, congédié depuis six mois, et qui s’évertue à faire croire à sa famille et à ses amis qu’il a trouvé un nouvel emploi à Genève. Tout le film consiste à savoir comment il “emploiera son temps” : il le passera “sur la route”, puisque, sur la route, on n’a pas de “position”, on ne représente que la série de positions qu’on occupe dans l’espace. On n’est plus qu’un vecteur. Or, c’est bien parce qu’il est incapable d’assumer une “position” qu’il se projette sur la route.
À un moment du film, Philippe explique pourquoi il a perdu son emploi. Il raconte qu’il allait à des rendez-vous et qu’au lieu de prendre la sortie, il continuait à filer droit sur la route. C’est que la vraie sortie, pour lui, consistait à suivre la route, à ne jamais sortir. Mais il est bien obligé de retourner à sa famille, de retrouver, à l’occasion, son point (comme on dit “faire le point”). Mais ce point, il ne peut le faire, parce qu’il rentre en disparité avec sa ligne de fuite. C’est alors de la tension croissante entre le point et la ligne que naissait l’horreur placide de ce film.
Dans ce film, comme dans d’autres (les films de Kiarostami, The Straight story de Lynch, un certain nombre de films de Rivette), le trajet est sans intrigue, il est une zone de passage autour duquel s’articule tout l’œuvre. La route prime pour elle-même. Perdant alors toute dimension intriguante elle devient un espace de négociation et de transit, entre le sujet et la nature.
Si The Wizard of Oz offre le modèle de la route enchantée (qui informera une variété de road movie, de Wild at heart jusqu’à U-Turn), on pourrait dire que ces films-là, offrent une autre logique de route, plus près de la lignée inaugurée par Voyage en Italie de Rossellini, c’est-à-dire de la route désenchantée. Ce qu’elle perd en intrigue, elle le gagne, souvent, en lyrisme, à partir du moment où le voyage se confond avec le paysage et le trajet, d’une conscience, d’un espace physique.
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C’est alors, véritablement, une route désenchantée que nous présente Rodrigue Jean, et qui, comme s’il avait pris l’expression à la lettre, n’est rachetée, dans le film, que par le chant de Marlene (Patsy Galant), crooneuse de casino sur le déclin, et dont les mélopées kitsch ensorcelleront Linda. À la différences des deux frères jumeaux, cueillis sur la route, qui offrent des prestations homo-érotiques dans des bars douteux – non par plaisir mais faute de mieux – Marlene incarne une époque révolue, elle fait figure de résistance. Elle est la seule qui possède un passé (elle parle de la robe qu’elle portait quand elle travaillait dans les clubs de New York, dont elle fera don à Linda) et une passion. Chaque tour de chant absorbe le film et, pour ainsi dire, absout les protagonistes. Ces numéros constituent une série de centres de gravité du film, des zones de sauvetage. D’ailleurs, la dernière chanson que Marlene chante, et qui reviendra, a cappella, au générique, s’intitule Save my soul. Dans Full Blast, c’était le numéro de Marie-Lou (Marie-Jo Thériault) qui opérait, à une moindre échelle, la même fonction d’arrêt, d’espoir, de mise en sourdine des problèmes de la réalité. La chanson présente, dans ces deux films, des moments de découvrement, de suspension, voire de rédemption (du passé). C’est par là, par le biais de la performance, que le film trouve sa soupape et parvient à se rêver une extériorité, bref, à se hisser hors de la pesanteur du temps. Hormis quelques exceptions donc (performances de Marlene, la danse de Linda), le temps de Yellowknife est un temps sans extase, sans expulsion libératrice (rire, jouissance empathique). Le temps est affecté d’une lourdeur qui infecte directement les corps, qui œuvre sur leurs peaux (impossible, ici, de séparer la temporalité de la corporalité.) Au temps non extatique du film, correspond un corps sans extase, sans projection hors de soi, où les défauts corporels (acné, bourrelets, rides) se mettent en travers du spectacle de la beauté, source possible d’extase. “Que peut alors un corps en soi ?” De quel affect est-il capable, dans quelle mesure peut-il affecter et être affecté par d’autres corps – voilà, il me semble les questions les plus fortes que pose ce film, et qui n’offre, pour toute réponse que des visages, où se lit, faute d’autre chose, le travail de la route, de l’oubli, du temps et de la douleur.
C’est par là que Yellowknife donne ce qu’il retire, et que, dans ce double mouvement d’avancée et de retrait, fait exister une douleur à l’image, douleur à laquelle notre paysage cinématographique ne nous avait pas habitués.
Nous ne sommes pas, pour autant, rassurés d’avance.
Notes
- Un même phénomène s’est produit avec La Vie de Jésus. Ce n’est qu’à la lumière des errances cyclistes de Pharaon, dans L’Humanité, qu’on apprécie les vagabondages bruyants du lillois de La Vie de Jésus. Erreur de jugement ? Possible. ↩