Entretien avec Denys Desjardins

La vision est une aventure personnelle

Première partie

L’hiver dernier, le cinéaste québécois Denys Desjardins venait de terminer le film Mon œil pour une caméra. Récit d’une quête personnelle du cinéaste, cherchant à retrouver l’usage de son œil perdu lors d’un accident, le film emprunte aussi des chemins multiples sur la vision, la caméra, la mémoire, à l’intersection desquels on trouve des questions inépuisables sur le cinéma. Nous l’avons rencontré et vous présentons, en deux parties, la conversation qui nous permît de poursuivre un peu les nombreuses réflexions semées par le film. La vision naturelle, artificielle, la technologie, les films de famille, l’Office National du film, la vidéo, la soumission du documentaire aux standards de la télévision, les œuvres de Dziga Vertov et de Pierre Perrault sont quelques uns des thèmes abordés.
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Hors Champ. Tu as récemment suivi ton film dans quelques festivals, quelle fut la réception ?

Denys Desjardins. Assez bonne. Le problème dans les festivals avec mes films, c’est qu’ils se classent mal dans une catégorie.

Comment s’est forgée cette vision du documentaire où tu entends mêler plusieurs trames narratives, jeux de montage, archives et mise en scène… ?

Je n’ai rien contre le documentaire qui se fait beaucoup en ce moment, mais moi j’évite les têtes parlantes. En fait, beaucoup de documentaires pourraient bien être à la radio, tu fermes les yeux et il n’y a pas de différence. Mais encore, ce serait de la mauvaise radio, puisque un bon reportage radio peut travailler le son, y faire entrer l’imaginaire, ce qui n’est même pas le cas avec de nombreux films.

Ton dernier film est même sur la limite de l’expérimental.

C’est d’ailleurs ainsi qu’il fut classé à Chicoutimi. Mais là, ça pouvait faire peur, on ne veut pas aller voir un long métrage expérimental!

Le contenu aussi peut être lu sous différents angles ; auto-portrait, film sur l’art, sur la science…

Je n’ai pas de créneau spécifique. Mais d’autres en ont un et travaillent bien dans ce créneau, par exemple ceux qui font des films scientifiques à l’ONF. Un autre cinéaste, Stéphane Drolet, a une approche un peu différente, plus humaniste si l’on veut, il a fait un film sur le temps que la critique a démoli. On voulait une exposition de toutes les facettes du sujet, alors que lui il en parle en passant par un personnage, en racontant une histoire. Mais de nos jours c’est ce qu’on attend du documentaire, qu’il montre toutes les avenues possibles, le pour et le contre, etc.

Comme la télévision et sa prétention d’objectivité…

Oui, les gens ont un regard déformé par la tv, et alors le cinéma d’auteur est plus mal reçu en documentaire. Ce n’était pas la même situation dans les année 60…

On parle toujours des années 60 à l’ONF, de l’ouverture… Mais sans doute les grands cinéastes de cette époque eurent aussi des difficultés à faire accepter certains projets…

Effectivement. Il y eu aussi tout un débat autour de la définition du documentaire, comme avec Perrault, qui selon lui ne faisait pas de documentaire, il n’utilisait pas ce mot, c’était du cinéma direct, du “cinéma-vécu”.

On voit que dans ton cas il y a une passion pour le cinéma à la base du projet, un plaisir évident de jouer avec des images, et pas seulement l’exposition d’une thèse, ou le véhicule d’une cause…

C’est peut-être ça qui est à la base du projet. Alors j’ai voulu jouer sur deux thèmes, l’œil et la caméra, et faire des variations là-dessus. Au centre il y a le personnage qui oriente sa quête.

Parlant de l’œil, de la science, de la caméra, de Vertov, etc, mais tourné en vidéo, on apprécie que le film ne tombe pas dans la panoplie des effets : surimpression, “wipe”, “split”…

Non, je voulais que le montage demeure plutôt “ cinématographique “. Ce fut une collaboration heureuse avec le monteur qui, en fait, avait surtout monté du film sur steenbeck, il comprenait ce que je voulais faire et n’était pas intéressé à manipuler l’image et explorer tous les effets offerts par le logiciel.

La motivation première était-elle ta quête pour retrouver la vue dans ton œil, le reste s’y est greffé ?

Oui, l’idée première était de vouloir me filmer pendant une opération à l’œil, puis entre-temps de faire des recherches pour connaître toutes les possibilités de retrouver la vue, de me faire greffer un œil ou une caméra. Je savais que l’opération, au départ, serait le guide qui permet de faire croire au spectateur que je suis en train de me faire greffer une caméra…

J’ai justement pensé que tu t’offrais comme cobaye pour une nouvelle expérience.

Et ce n’est qu’aux trois quarts du film qu’on comprend que ce n’est pas possible, et que je ne voudrais pas être cobaye, que j’ai trop peur de perdre la vue complètement …

L’opération devait avoir lieu et tu as songé à filmer ? Ou bien fut-elle organisée spécifiquement pour le film ?

C’est pour le film que j’ai amorcé les démarches pour être opéré, c’était une manière de me donner du courage pour le faire. Dans la salle d’opération, jusqu’à ce que je m’endorme, je ne pensais qu’au film qu’on était en train de faire… Ça s’est passé à Ottawa, où travaille le seul médecin qui ait accepté d’être filmé…

Donc c’est aussi le film qui a dicté le choix du médecin…

Une autre chose qui m’intéresse, que j’aborde un peu dans ce film, c’est le pouvoir de la caméra sur les gens, ses conséquences. Évidemment, la plupart des chirurgiens ne veulent pas avoir la conscience d’être filmés pendant une opération délicate… Lui, en plus d’être un médecin réputé, n’avait aucun malaise avec la caméra, il décrivait la chose comme une partie de hockey.

On le voit même s’adresser aussi à l’équipe de tournage quand il demande “tout le monde est prêt ?”…

Il se voyait un peu comme une vedette, il est d’ailleurs une sorte de star en Amérique pour la chirurgie de l’œil…

Et la réflexion sur le cinéma, le cinéma amateur et le rapport entre ta condition personnelle de vision et le cinéma, est-ce une chose que tu mûris depuis longtemps ?

Non, c’est un flash que j’ai eu il y a deux ans. Tout a commencé avec le Cinémathon, qui débute mon film. C’est un dispositif du réalisateur Gérard Courant, commencé en 1970. Une personne choisit le cadrage, puis se place devant la caméra super 8 de Courant, le temps d’une bobine de quelques minutes, sans son. La seule entente est d’être le plus vrai possible. Il l’a fait autant avec des personnalités connues qu’avec des inconnus. Godard s’y est prêté. C’est le moment de vérité. J’étais allé au festival de Moncton, et on y présentait toute la série du cinémathon à ce jour. Tous veulent trouver quelque chose d’original. Les gens sont identifiés, nom, occupation et leur # dans le cinémathon. Je voyais donc leurs moments de vérité à eux. On voit que 3min. ½, ça peut être long quand tu ne sais pas quoi faire. Courant était présent et m’a demandé si je voulais le faire. J’y ai réfléchi, j’ai pensé qu’il y avait une chose qui était très près de moi et que moi seul pourrait faire, mon originalité, mais je n’étais pas sûr de pouvoir le faire. Plus tard, ayant eu l’idée de mon film, j’ai demandé à avoir une cassette… Ce que j’y ai vu m’a frappé, j’ai compris qu’il y avait là quelque chose qu’il fallait que je pousse plus loin. Retirer mon œil artificiel était une chose que je ne pouvais faire devant qui que ce soit, même pas devant ma copine. C’est donc aussi à ce moment que j’ai commencer à me questionner sur le pouvoir de la caméra…

Entre l’œil et la caméra, ton film soulève plusieurs questions pertinentes au regard particulier du cinéma…

Oui, j’ai poussé des idées… beaucoup de choses s’y retrouvent, mais ça ne veut pas dire que la question plus profonde derrière tout ça soit verbalisée dans le film…

Par exemple, avec l’éventualité de l’œil-caméra, une question qu’on peut se poser est la suivante : est-ce du cinéma si on filme tout le temps, si c’est toujours le même regard qui enregistre tout ? Est-ce que le cinéma ne commence pas avec le cadre, le montage, et non l’enregistrement continu ? Le cinéma comme dispositif, comme art, n’implique-t-il pas que le temps du regard soit défini ?

C’est peut-être justement une différence entre le “cinéma” et la vidéo. En vidéo on tourne beaucoup trop. Il y a des opérateurs qui en ont assez de la vidéo, parce qu’ils ne se sentent plus comme des caméramen, mais simplement des capteurs d’images en direct et en continu. Même un caméraman d’expérience, comme Jacques Leduc, est pris dans ce piège. Il me parlait des réalisateurs qui s’inquiètent, après 30 min., des quelques secondes qu’il faut pour changer la cassette, comme s’ils allaient rater dans ces quelques secondes un moment clé du film. En effet, on est loin du cinéma quand on tourne avec l’anxiété de rater quelque chose si on ne filme pas tout !

Et c’est avec ce surplus d’images qu’on voit entrer tant de faiblesses dans les documentaires tournés en vidéo…

Oui, parce que Leduc me disait que c’est justement ridicule de vouloir être concentré ainsi sans arrêt, à tout moment, pendant qu’on filme. Pour bien faire son travail un caméraman doit pouvoir se concentrer sur ce qui est significatif de tourner. Et le réalisateur, que voit-il dans tout ça ? Il capte, c’est tout. Et le monteur ? Comment travaille-t-il quand on lui amène des centaines d’heures de rushes ?

Revenant à ton film, tu crées des parallèles entre Vertov, l’idée de la caméra-œil, de filmer les gens comme ils sont, et le désir, ou disons l’éventualité, pour l’instant non réaliste, de se faire implanter une caméra à la place de l’œil. Mais disons que ceci ne ferait pas de toi le “cinéaste absolu”.

Non, on est plus proche de la caméra de surveillance.

Le cinéma, du moins l’art qu’on nomme ainsi, implique donc un choix, un montage, quelque part…

Pour moi le cinéma, c’est peut-être quand on commence à couper. Avec la caméra dans l’œil je serais plus proche du web cam, ou bien ce qu’a fait Warhol, filmer quelqu’un qui dort pendant des heures, un enregistrement continu. Enfin, l’idée derrière ça est que, en filmant en continu, quelque chose va arriver, on va capter une chose, mais pas le moment qu’on a choisi.

Et quelque chose qui n’est pas nécessairement intéressant…

J’aime le fait que la caméra peut provoquer des choses, et si on filme en continu, on finit par perdre ce pouvoir…

Dans les bulletins que tu publies sur internet, tu traites de différentes questions autour de la caméra. As-tu abordé ce sujet ?

Pas directement. J’ai seulement discuté du reality show, comme on en voit ces dernières années, avec la prétention de montrer vraiment ce qui se passe. Évidemment ce n’est pas la réalité, on choisit les gens, on les met dans des conditions difficiles et les plus exhibitionnistes deviennent les vedettes. Est-ce du documentaire quand on filme des exhibitionnistes ? La captation à long terme, en continu, vs le cinéma, serait une idée à approfondir.

Revenant au rapport film-vidéo, on voit dans ton film des extraits de super 8 tournés par ton père. On remarque tout de suite une certaine qualité cinématographique. Ne crois-tu pas que les gens faisaient plus attention quand ils filmaient en super 8… (voir notre article sur le sujet)

Oui, tout à fait. Mon père ne connaissait pas grand-chose au cinéma mais était forcé de penser un peu à ce qu’il faisait. Et puis on entend la bobine tourner… Le temps est très important. Une bobine est courte, on fait attention à ce qu’on filme.

Et il y a souvent une ébauche de montage à la caméra. On se dit, beaucoup plus précisément qu’avec une caméra vidéo, “j’arrête ici la prise de vue”, on ne veut pas gaspiller de pellicule.

Et ça pourrait bien sûr se faire en vidéo, la conscience d’un plan avec un début et une fin, mais les gens n’ont pas ce réflexe…

Tu tournes aussi en super 8 dans ton film, ça semble surtout servir à multiplier des points de vue, avec des textures différentes, souvent en même temps que d’autres tournent en vidéo dans la même scène…

C’était simplement d’explorer la vision, avec des regards différents. Avec la super 8 je retrouvais le regard de mon père.

Et un rapport à l’enfance…

Oui, et toute la dimension du souvenir en faisait partie. Et puis il y a les points de vue vidéo, Hi-8, digital… jusqu’à la caméra de surveillance, avec sa texture et son point de vue non humain. Avec plusieurs caméras, dans certaines scènes, les points de vue dépendent des gens derrière la caméra. Par exemple lors de l’opération, l’un restait en retrait, alors qu’un autre s’approchait, l’autre zoomait… La vision est une aventure personnelle. Et moi, un œil en moins, je ne saurai jamais comment les autres voient. Entre vous deux il y a plus des ressemblances, mais vous “focussez” sur des choses différentes. L’un n’aura jamais la vision de l’autre et nous sommes quand même tous limités. Bien sûr moi encore plus, je peux seulement imaginer ce qu’est votre vision avec deux yeux. Mais la caméra par contre est un outil de vision plus proche du borgne, bien qu’une lentille grand angle me donnera un champ un peu plus large que celui de mon œil.

Avec toutes les possibilités entrevues dans ton film, on doit toutefois faire face aux changements qui guettent cette aventure de la vision, la technologie va la modifier…

Oui. Steve Mann, un des personnages du film, fait de la recherche sur ces amalgames de l’œil et de la technologie. Il vit complètement dans cet univers. Il veux expérimenter la “vision du futur”. De plus en plus on pourrait être appelé à avoir une vision médiatisée, trafiquée par des appareils.

Ses recherches doivent être utiles à l’industrie militaire !

Évidemment, par exemple la vision infra-rouge; faire voir dans des conditions où notre œil ne peut voir. Puis l’importance de l’ordinateur pour traiter l’information. Des recherches sont aussi menées sur le cerveau, son rôle dans la vision. Le cinéma lui-même n’est qu’une question de perception faisant voir le mouvement. Alors certains poussent diverses expériences dans ce sens. Mann peut inverser sa vision avec ses lunettes, et quelques jours plus tard, observer s’il peut fonctionner dans la réalité, en voyant tout à l’envers…

Et c’était là un cas cher à Maurice Merleau-Ponty pour écrire sa Phénoménologie de la perception. Les cas de lésion au cerveau qui inversaient la vision, mais après un certain temps le patient pouvait recommencer à fonctionner, sa conception de l’espace se jouait beaucoup dans la modification du langage : ce qu’on nomme haut, bas, etc.

Oui, et Mann provoque ces situations pour voir la manière dont le cerveau répond.

Allais-tu le voir en espérant qu’il puisse te doter d’une caméra-œil ?

Et bien je n’y croyais pas vraiment, dès le début du projet je me suis dis qu’on ne pouvait aujourd’hui insérer une caméra dans une prothèse de la grosseur d’un œil et la relier au cerveau. Mais je dois dire que par la suite, quand j’ai découvert Steve Mann sur internet, ça m’a donné un peu d’espoir, mais ce n’est pas non plus son domaine premier de recherche.

D’autres chercheurs dans le film sont plus au fait des limites actuelles…

Oui, pour eux, il est clair que le cerveau pourrait difficilement jumeler une vision naturelle et une vision artificielle.

Et si oui, ce serait sans doute au détriment de la vision naturelle, une perte des capacités de l’autre œil…

Et puisque je n’en ai qu’un et qu’il fonctionne très bien, je ne prendrais pas le risque ! Ceci est clair pour les chercheurs travaillant sur la vision artificielle et les prothèses, il y a des essais avec des gens complètement aveugles, mais tout ce qu’on leur donne, ce sont des phosphènes, des taches lumineuses, pas des images. Quel mal de tête si j’avais des taches lumineuses constamment imprimées par-dessus ma vision naturelle! Mon rêve s’est effondré avec Steve Mann, quand j’ai compris que s’il essayait quelque chose, il dirigerait un laser dans mon œil, celui avec lequel je vois, et je refuserais de courir les risques que ça comporte.

Pourquoi un laser ?

Malheureusement je n’avais pas le matériel pour bien expliquer ce point dans le film. Mais c’aurait été une sorte de petite projection au laser, retransmettant à mon œil ce que voit une caméra miniature mise à la place de mon œil manquant.

Le principe est quand même intéressant, vision et projection simultanée dans un œil… !

Et l’écran est aussi mon œil ! Le signal serait projeté sur la rétine de façon à ce que l’influx puisse être décodé par mon cerveau. S’il avait tenté quelque chose avec moi, c’était dans l’intérêt d’étudier la réaction de mon cerveau dans une telle situation. Mais un certain mystère plane toujours autour de lui. On ne sait pas ce qu’il va faire, comme une espèce de savant fou! Aussi je n’ai pas pu utiliser les images de ses lunettes et au début il ne voulais même pas qu’on parle de ses recherches, on pouvait se rencontrer, mais sans parler directement de ce qu’il fait… Top secret !

L’armée !

Oui sans doute…

Tu as vu le documentaire sur lui à la télé ?

Oui je l’ai vu au festival à Québec. Fait par le cinéaste Peter Lynch, lèché, en 35 mm, mais même avec un long métrage il ne perce pas le mystère ! On n’en sait pas beaucoup plus.

C’est vrai, par exemple lorsqu’on le voit prendre des photos à Time Square, avec ses énormes flash, je n’ai pas vraiment compris ce qu’il faisait.

Oui, il y a 20 minutes de cette séquence et à la fin on ne sait toujours pas ce qu’il faisait là. Tout le film demeure nébuleux. Donc, je fus réconforté de ne pas bien l’expliquer moi-même en 10 minutes! Ce que du moins je retiens du personnage, c’est qu’il se détourne de la réalité et cherche constamment des médiations, des filtres…

Et pour plusieurs, cette médiation inspire une certaine crainte, un malaise, nous demeurons attachés à nos yeux, à notre vision naturelle. L’humanité qui siège dans le regard est peut-être celle que nous voulons le moins toucher. Il y a tout ce que l’on capte, ce qui y entre, mais aussi ce que nos yeux expriment, ce que les autres en voient. D’ailleurs, si on ne sait pas grand-chose de Steve Mann, c’est aussi parce qu’il a toujours ses grosses lunettes dans le visage, on ne voit jamais ses yeux. On ne sait pas ce qu’il voit et son visage ne communique rien non plus.

Un homme-machine.

Justement, jusqu’où irais-tu toi-même dans cette médiation ?

Je me suis rendu compte que je suis bien trop humain ! À la fin je me suis dit qu’au fond, je suis déjà comme une caméra, je suis monoculaire, c’est bien ainsi, je ne vais pas me brancher toutes sortes de gadgets. J’oublie le rêve de voir avec mes deux yeux. En fait, le rêve tombe dès le début du film, quand le docteur me dit que ce serait impossible de transplanter un œil, car il faudrait pouvoir faire 1 million de connections dans un diamètre de 1,5 mm. Mais il fallait entreprendre la quête, pour faire le film et me rendre compte par moi-même que c’est impossible…

Tu avais deux ans lors de l’accident, tu ne te souviens sans doute pas d’une autre vision, de voir avec deux yeux ?

Non, et ce n’est pas la quête d’un souvenir, mais de l’inconnu et de la conformité…

T’es-tu toujours posé la question sur le fait que tu n’as qu’un œil et que tu voulais être cinéaste ? Et dire que tu es à l’ONF, où on faisait avant du cinéma direct avec la méthode qu’on avait développée de garder l’autre œil ouvert lorsqu’on tourne avec un œil dans le viseur !

Eh bien ce n’est pas quelque chose qui m’avait vraiment préoccupé avant la trentaine. Comme à certains moments de la vie, on fait le point, sur ses passions, c’est quand je me suis arrêté pour penser à celle du cinéma que ces questions sont apparues. Je m’étais toujours simplement demandé ce que les autres voyaient. Par exemple quand est arrivé le cinéma imax avec les lunettes 3d, moi j’ai couru, je voulais voir ça. Bien sûr je n’en ai rien tiré ! Je regardais toujours ailleurs que les points d’attention où les autres semblaient être absorbés, et alors je me questionnais vraiment, mais qu’est-ce qu’ils voient ? Est-ce vrai qu’ils voient vraiment quelque chose plus près d’eux en ce moment, qu’une autre dimension sort de l’écran ? Dès l’enfance, quand par exemple j’allais avec mes sœurs pour l’examen d’optométrie, et qu’elles pointaient le papillon qu’elles voyaient en relief dans une espèce d’hologramme, et que moi je ne voyais rien de tout ça, j’ai commencé à me demander si le monde que les autres voyaient était différent du mien. Mais jamais ces questions n’avaient-elles eu quoi que ce soit à voir avec mon intérêt pour le cinéma.

Je ne vois pas tellement la différence toutefois, si je ferme un œil, d’accord le champ est plus étroit, mais…

Il y a une différence dans la perception de la profondeur, si tu gardais un œil fermé pendant plusieurs jours tu le constaterais dans certaines situations. Bien sûr ce n’est pas si radicalement déréglé, sinon je serais complètement dysfonctionnel, je peux très bien conduire… Ma copine a fait l’expérience, avec un œil de pirate pendant quelques jours, et par exemple elle répandait de l’eau en versant trop près du rebord d’un verre…

Et peut-être que le fait que ton père filmait beaucoup a eu plus à voir avec ton intérêt pour le cinéma ?

Peut-être, mais quand nos parents filment, c’est tout simplement quelque chose de normal, on ne se dit pas “mon père fait du cinéma”. Vous aurez des enfants, vous allez les filmer bébés et ils ne deviendront pas nécessairement cinéastes, sinon de nos jours tout le monde serait dans le cinéma! L’intérêt, avec les films de mon père, était d’avoir sa vision. Comment a-t-il vu tel pays dans son premier voyage ? Et bien j’ai sa vision, elle est immortalisée. Qu’est-ce qu’il filmait, les femmes ? Et j’ai sa vision avec la façon dont il les cadrait !

Nous sommes généralement séduits par la texture de l’image super 8, du moins je le suis, mais je pense qu’effectivement beaucoup de gens ont tendance à facilement trouver ça “beau”. D’où crois-tu que nous y tenons cette charge affective, est-ce quelque chose de sensible dans la matière de l’image, ou seulement une question d’association avec la mémoire, l’enfance, la nostalgie ?

Je ne sais pas qu’elle est la part des choses, dans mon cas c’est beaucoup la nostalgie, le souvenir des moments où mon père me montrait ses films. La scène chez le brocanteur, seulement par la texture, me rappelle ses films.

Et tu juxtaposes des plans similaires en vidéo, il est intéressant de comparer les deux côte à côte. Encore là, “instinctivement”, on est porté à préférer l’image super 8…

Il y a quelque chose qui donne envie de faire du cinéma. C’est curieux quand même, on peut tourner la même chose en vidéo qu’on tournerait en pellicule S8, et ce ne sera pas aussi “cinématographique”…

Je persiste à vouloir interroger la matière de l’image film, pour le “naturel”, l’attachement immédiat de nos yeux en la regardant, comme si on pouvait y trouver une filiation secrète avec notre appareil physiologique de vision. Et avec le super 8, le grain pourrait aussi être plus près, du moins c’est une impression, de la visualisation de la mémoire, du rêve, du grain d’une image mentale…

La chimie peut-être ? La pellicule s’imprime par un processus chimique, et notre vision est un processus électro-chimique. Qui sait, peut-être cette parenté de la matière est-elle sentie…

D’ailleurs la caméra, à son origine, comme bien d’autres outils inventés par l’homme, n’a fait que reproduire mécaniquement quelque chose de très similaire à notre œil : lentille, foyer, iris et réponse chimique au message lumineux, sur une pellicule située à l’arrière. En vidéo, il reste la lentille, mais la lumière est traduite en signal électronique ou code digital, ce qui ne ressemble plus autant à notre corps.

Mais quelle fut au départ ta première intention en incluant des images tournées en super 8 ?

Le temps. En tournant mais aussi au sens historique, en marquant différents regards avec différentes textures. Ainsi Vertov filmait une femme travaillant avec une machine à coudre, moi en 2000 je filmais ma mère avec sa Singer, on amène aussi des images des années 60 et mises ensemble, ces images disent quelque chose. Toutes seules mes images ne diraient pas grand-chose, mais montées avec celles de Vertov, on traverse le temps à partir d’une réalité similaire et des visions individuelles. Ça revient aux multiples points de vue que je voulais avoir pour monter.

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