ENTRETIEN AVEC JOANA HADJITHOMAS ET KHALIL JOREIGE (II)
Suite de l’entretien avec Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Lire la première partie.
Communauté et rencontre
HC (SA) : J’ai une question sur la communauté artistique. Vous parlez souvent de plusieurs artistes qui des années 90 à 2006, interrogeaient les images, le rapport à l’histoire, le rapport à la mémoire. Du coup, dans votre travail, est-ce que vous vous sentez solidaires de ces œuvres-là et est-ce que cette solidarité, vous la trouvez plus du côté des plasticiens que des cinéastes par exemple ou éventuellement des musiciens.
JH : C’est un mouvement général disons. Il y a eu une énergie extraordinaire dans ces années-là, une énergie très constructive, très créatrice parce que justement, en fait chacun s’est mis à travailler et puis on s’est rencontré, c’est-à-dire qu’il y a eu une rencontre au moment d’un travail en commun qui était un travail vraiment sur le terrain, donc il y avait un questionnement qu’on partageait, il y a eu beaucoup de collaborations. Nous avons par exemple beaucoup collaboré avec Rabih Mroueh. C’est un dialogue qui continue aussi à travers la musique, mais chacun garde sa spécificité. Ce sont des énergies qui se rencontrent, qui parfois se fondent pour créer encore autre chose. Je pense que c’est un fait, c’est un moment de rencontre autant avec des plasticiens que des écrivains, que des musiciens, que des cinéastes, des vidéastes, des architectes, des designers, qui est présent encore aujourd’hui, mais qui est différent. Il y a 2006, mais il n’y a pas que 2006. En 2006, il y a une rupture, on arrive à un autre moment de l’histoire, où il ne s’agit plus de parler seulement de guerre civile mais aussi du fait qu’il y a une nouvelle génération qui est apparue, une génération d’artistes, très intéressants et qui ont une autre énergie que la nôtre. Peut-être est-ce aussi parce que la situation géographique a changé au niveau du marché de l’art. Aujourd’hui, Beyrouth est devenu un lieu très intéressant pour des gens qui y travaillent et donc ça nous force à réquisitionner le regard que les gens posent sur cette ville et leur intérêt pour cette ville, et qui n’est pas forcément celui qu’on partage.
KJ : En plus, il y a la schématisation de la guerre de 2006, où le pays est vraiment divisé en deux. Je trouve que les gens sont beaucoup plus délicats, ils ont tout le temps peur d’être là ou là.
JH : Il y a une politisation quotidienne extrême. On ne parle que de politique, mais au fond il y a un éveil politique différent par rapport au travail artistique. Mais on ne peut pas faire de constat, parce que Beyrouth est une ville très complexe et les artistes libanais sont très divers.
Musicalités
HC (SA) : Vos deux derniers films retrouvent des ambiances de Brian Eno. Le groupe libanais Scrambbled Eggs et Joseph Ghosn (ancien chroniqueur aux Inrockuptibles) ont participé à la trame sonore, qui se rapproche de la musique ambiante de Eno. Comment travaillez-vous avec ces musiciens, est-ce que vous avez des prescriptions, des ordonnances, des directions que vous leur donnez, est ce qu’il ont vu les images avant de composer?
JH : Pour A Perfect Day et Je veux voir, on a enregistré des séances spéciales avec les Scrambled Eggs qui ont vu des images et ont joué sur les images, mais pas sur tout. Il y a deux façons de travailler : il y a de la musique préexistante, comme celle de Soap Kills dans A perfect Day ou encore beaucoup de morceaux qu’on utilise des Scrambled. On est au courant de ce qu’ils font, de ce qui se fait, on écoute beaucoup, et c’est important pour nous d’utiliser de la musique libanaise, qui nous parle aussi artistiquement, qui allait bien avec les ambiances des films aussi. Comme on disait, le travail qu’on fait est aussi un travail sonore, et la musique fait partie de l’ensemble d’un travail sonore. C’est important de bien travailler la musique. Je suis agacée quand un film comporte énormément de bande musicale. J’aime bien écouter le son et de temps en temps apercevoir un peu de la musicalité, puis que la musique arrive, mais qu’elle ne soit pas là toujours pour souligner les effets et les moments dramatiques. Je trouve que c’est souvent assez redondant.
KJ : La musique chez nous donne quand même pas mal d’ambiance, parce qu’on réalise des films très atmosphériques. On connait ces musiciens, on connait leur musique. Il y a certaines musiques qui tout à coup ont une couleur qui fait que ça va avec une séquence. Nos films travaillent sur la notion de rythme, c’est quelque chose de très important.
JH : Comme les ruines par exemple avec la musique de Joseph Ghosn, de Discipline dans Je veux voir. On a monté ce très long travelling sur les ruines avec cette musique sérielle. Ces ruines, qui étaient comme des visages, des gros plans, ça correspondait très bien à cette musique-là. Cette musique a conduit aussi le montage, et le rythme de la séquence. On utilise parfois la musique en sourdine de façon un peu latente. On aime beaucoup l’idée qu’on puisse entendre la musique, sans savoir si c’est du son, ou du son musicalisé. La sensation, c’est-à-dire la perception, est très impressionniste aussi au niveau musical. Comme le film a une narration qui n’est pas seulement un récit, il y a plusieurs couches qui se superposent, et la musique et le son sont des couches absolument essentielles, pas dans le sens d’appuyer quelque chose, mais de donner une couleur différente.
KJ : Mais c’est quelque chose qui n’est pas seulement au niveau musical et sonore, qui va jusqu’au mix. Je vais prendre un exemple de A perfect day. On est dans la boite de nuit, il y a une musique techno, et on doit entendre une respiration. Et ce n’est pas en baissant le son de la techno, c’est en travaillant sur l’attribution des fréquences. Mais ca devient un problème très important. Comment on trouve notre place dans un monde qui va vite, c’est le thème du film. Donc comment écouter une respiration au milieu du brouhaha de l’ambiance d’une boite de nuit. C’est quelque chose qui devient pour nous assez intéressant, quelque chose sur lequel on va travailler, jusqu’au mixage. Là ça prend vraiment sa dimension.
JH : On n’a pas travaillé la musique de la même manière dans A Perfect Day et Je veux voir, même si on a travaillé parfois avec les mêmes interlocuteurs. Dans A Perfect Day, il y avait une volonté d’inscrire la musique comme un document, une « nouvelle » de la ville, d’inscrire le moment musical de cette période : la variété, les boîtes, l’ambiance. Il était important aussi d’entendre la musique pop arabe. Alors que dans Je veux voir, c’est vraiment autre chose. Quand on travaille par exemple sur la musique des Scrambled eggs sur les plans du blé, c’est très plaintif. Il y a quelque chose qui se rajoute et qui prend la forme d’une certaine douleur. La musique raconte beaucoup dans Je veux voir.
KJ : La musique finale dans Je veux voir [la chanson Let it go des Scrambled Eggs] était quelque chose de particulier. C’était un morceau qui n’était pas encore sorti, et je ne crois pas qu’il soit sorti d’ailleurs. Comme on les connaissait bien et qu’on connaissait ce morceau, on avait envie de le mettre, et ça nous a poussés à reconstituer presque une séquence.
JH : Parce que Let it go, ce n’est peut-être pas le morceau le plus représentatif de la musique des Scrambled Eggs. Disons que c’était un morceau mélancolique et énergique et ça renvoyait à une ouverture à la fin du film. Ça correspondait très bien. On a enchainé beaucoup d’images et on est retourné tourner d’ailleurs pour faire correspondre des images à cette musique-là. Pour nous, il était important de clore avec quelque chose qui était d’une autre couleur, qui correspond moins au reste du film ou à la musique des Scrambled dans le reste du film, qui elle renvoie à une autre couleur. Parce qu’on est dans un autre moment aussi. Et puis ça ressemble beaucoup à ce qu’on vit au Liban. Prendre la voiture, rouler dans la nuit, ce sont des moments et des espaces de liberté.
KJ : Il y a quelque chose de notre vie qui revient. Il y a ce champ/contre-champ de Rabih et Catherine qui est ce à quoi on aspire. Si on arrive à croire à ce champ/contre champ, où il y a une réalité, un retour à la fiction, comme le dit Joana, à ce moment-là la séquence d’après a une signification très forte. Est-ce qu’ils sont ensemble, est-ce qu’il est seul dans la nuit ? Il y a en tout cas cette sensation qu’on est à Beyrouth. Pour nous aussi, ce sont des endroits qui sont très signifiants, et qu’on n’a pas forcément le droit de filmer aujourd’hui.
JH : C’est aussi l’idée du champ/contre-champ, parce que c’est le seul réellement du film, qui s’affirme en tant que tel.
HC (SA) : Le rapport musique/image se transpose aussi à l’écran par la physicalité, ou plutôt la corporéité des musiciens. On pense à Raed Yassine (Jazzman, qui a joué dans Autour de la maison rose), Zeid Hamdan (de Soap Kills, aussi dans Autour de la maison rose), de Ziad Saad (musicien solo, acteur de A perfect day) qui jouent tous dans vos films.
JH : Ce sont des rencontres. Avec Ziad Saad, c’était une rencontre. On ne le connaissait pas. On l’a vu et on s’était dit, « Tiens, c’est lui le personnage. » Il faisait moins de musique qu’aujourd’hui. Il a gagné plusieurs prix pour son interprétation du personnage. Mais en fait, ce n’est pas parce qu’il était musicien qu’on l’a choisi, mais peut-être que c’est parce qu’on cherche des gens qui ont un rythme un peu particulier.
KJ : Rabih est aussi musicien. Il a joué pas mal avec les Soap Kills, Rima Kcheiche…
JH : Mais avec Ziad, ce qui était intéressant, c’était qu’on communiquait sur un autre niveau, même si ce n’était pas à un niveau musical. On était sur autre chose quand on lui expliquait le rôle.
Visages et projections
HC (AH) : Dans votre court-métrage Cendres, dans A perfect day et Je veux voir, on trouve des visages très singuliers. Les visages de Rabih, Ziad et Catherine Deneuve sont des visages qui ont une même singularité : ce sont des visages qui sont sans psychologie, sur lesquels on peut projeter beaucoup de choses. Autrement dit, à aucun moment on ne sait ce qu’ils pensent de ce qu’ils voient. Il y a un mystère, même avec Catherine Deneuve, sur laquelle on peut de surcroît projeter à travers elle toute l’histoire du cinéma moderne depuis les années 60. Ces visages sont des pures surfaces réfléchissantes, des surfaces de projection.
JH : C’est très important pour nous de faire ce travail-là, parce que justement, quand on voit notre travail artistique ou cinématographique, c’est évident qu’ils appellent à une grande participation de l’autre, qu’ils ouvrent un espace pour l’autre, et c’est quelque chose qu’on a mis au point à partir de Cendres. On appelle le spectateur à se projeter. Ces visages-là sont des visages qui en même temps sont un écran, ils racontent beaucoup de choses, mais en même temps ils n’ imposent pas une grille de lecture, et pour nous c’est très important de laisser un espace pour l’autre, de laisser une possibilité de projection sur le visage de Catherine ou Ziad ou de Julia Kassab aussi. Évidemment, après, il y a le fait que le spectateur doit être actif. Si le spectateur ne prend pas possession de ça, il ne se passe rien pour lui. Mais s’il prend possession à ce moment-là, il y a des projections qui se mettent en place qui le renvoient à lui-même et c’est ce qui nous intéresse. On n’a pas envie de materner le spectateur, mais de le questionner, de provoquer chez lui une forme de dysfonctionnement, ou de partage, le rencontrer. Ça pour nous c’est très important.
KJ : Moins on donne un sens, plus on rend compte de la complexité. Si on accentue trop une signification, en fait, on ne donne plus que ça. C’est comme quand on s’habitue trop au sel, on ne sent plus le vin, on trouve ça trop salé. Ou les gens qui mangent trop de piment, et qui ne peuvent plus manger s’il n’y a plus de piment. En même temps, il y a quelque chose de très plaisant. Il y a quelque chose qui fait qu’on va découvrir les différents sens, la complexité de ces compositions, et c’est très jubilatoire. Il y a beaucoup plus de plaisir lorsqu’on mange un truc qui est complexe : il y a les premiers goûts, les arrières goûts, etc. Donc c’est à peu près la même chose au cinéma, et c’est une des sources de jouissance. Il y a un premier sens, et puis il y en a d’autres, et puis ça travaille après, et puis ça revient nous hanter et le soir on y pense un peu.
JH : Nous ne pensons pas que le spectateur doit forcément être assisté…
KJ : Et ça, par rapport au public libanais, c’est aussi important. On ne nous voit pas immédiatement, même si on est là. Par exemple, quand on a commencé à travailler sur la latence, ça a ressuscité des choses assez violentes et puis ça a été repris ; idem pour l’anecdotique, ou sur la notion d’individu.
JH : On n’est pas avant-gardiste. Ça veut dire tout simplement que c’est peut-être des choses qui se déploient dans un temps qui n’est pas immédiatement perçu ou accepté à ce moment-là. La psychologie c’est aussi que tous les films que tu as cités se passent en un jour, comme Open the door (2007) 1 On a fait des films qui se passent en un jour, et pas par une volonté totalement consciente, mais c’est sur que ça veut dire quelque chose…. Mais les visages ne disent pas tous la même chose, c’est-à-dire que entre Ziad [Saad, A Perfect Day] et Julia, ce n’est pas la même chose que leur visage réfléchit. Catherine c’est autre chose. Les gens attendent tellement d’elle, on veut tout de son visage, qu’elle nous dise quoi voir, comment le voir, comment l’interpréter et qu’il communique toutes ces images ailleurs, et c’est très difficile, alors qu’il fallait justement rester sur ce visage qui regarde et qui nous ne dit pas forcément quoi regarder.
« Si on n’accepte pas nos fantômes, devient-on des zombies ? »
HC (SA) : J’aimerais rapidement revenir sur la question du public. Vos deux derniers films sont clairement des combats contre l’oubli. Le personnage interprété par Ziad dans A perfect day est un personnage qui cherche à oublier. Le fait de ne pas lui donner de psychologie, d’en faire un zombie inaccessible, ne pourrait pas à votre avis être interprété comme un modèle à suivre dans son effort à se distraire de la mémoire personnelle et inévitablement collective ?
KJ : Nous sommes nous-mêmes très contradictoires dans ce rapport-là…
HC (AH) : Vous ne semblez pas très bien vous entendre sur ce point…
KJ : Si, nous deux peut-être à la rigueur, mais ça dépend aussi des moments et des sujets. Dans A perfect day, la question peut être : « si on n’accepte pas nos fantômes on devient nous-mêmes des zombies »…
JH : peut-être…
KJ : On pourrait devenir des zombies ?
JH : « Si on n’accepte pas nos fantômes, devient-on des zombies ? », je dirais. C’est une interrogation…
KJ : Le zombie est une personne qui ne voit pas, qui ne ressent pas, qui ne se voit pas. On peut l’appeler la latence. C’est une question aussi sur le rythme du deuil, c’est-à-dire à quel moment on fait un deuil et quel est le temps de ce deuil. Le deuil est un travail, qui peut être commun et qui nécessite différentes temporalités. Il y a des personnes qui s’en remettent en 24 heures, il y en a d’autres pour qui il faut dix ans.
HC (AH) : est ce que Malik (Ziad Saad), le personnage de A Perfect Day est en deuil ?
KJ : Malik a sans doute terminé son deuil, parce que pour lui son père est déjà mort. Or, pour la mère, il est mort aujourd’hui. Mais en même temps ça peut être contradictoire, parce qu’il peut ne pas l’avoir déclaré mort, et ne pas le voir.
JH : Disons que c’est assez complexe, parce que c’est justement la situation qui se pose au Liban. Au Liban de façon plus générale, Malik et Claudia sont des personnages qui reflètent une interrogation qui est très ambiguë. Au Liban, on nous dit : on ne veut plus parler de la guerre. Mais nous on ne parle pas de la guerre, on parle de notre présent, ce qui veut dire qu’en fait, quand on parle de notre présent, il évoque à tout le monde la guerre. C’est assez intéressant d’une certaine façon. Le personnage de Malik n’est pas dans une forme de négation, il veut juste vivre dans son présent, et il n’est pas dit dans le film que d’abord il a raison et ensuite que c’est comme ça qu’on vit mieux son présent, parce qu’il ne le vit pas très bien, au fond. Mais à la fin du film, justement la question est renvoyée à celui qui regarde. Elle renvoyait clairement en premier au spectateur libanais et puis à d’autres spectateurs : est-ce qu’il se réveille à la fin du film ou pas ? Et quelle est sa décision ? Ce n’est pas parce qu’il n’a pas un rapport direct avec son père que ça ne fonctionne pas de cette manière. C’est une question. Nous ne sommes pas là pour donner des réponses, nous ouvrons un champ d’interrogation qui est le nôtre et les personnages en eux-mêmes sont poreux à toutes ces interrogations. Ce ne sont pas des personnages qui eux-mêmes ont une réponse. Ils évoluent énormément, ils changent. Moi-même je ne sais pas qu’elle est leur décision pour demain. C’est important de garder ce champ d’ouverture et c’est pour ça que ces films ont un grand espace pour l’autre, parce qu’ils appellent l’autre à prendre possession du film. Je ne crois pas que le personnage de Malik incite à l’oubli. Je pense qu’il a un rapport compliqué à l’oubli et ne sait pas comment se débattre. Il est clair que beaucoup d’entre nous disent : je ne veux plus parler de cette période, je veux parler de mon présent, je veux vivre mon présent, mais n’arrivent pas à vivre pleinement ce présent, parce qu’il est encombré.
KJ : Cette question se pose aussi à travers une des séries de travaux qui sont présentés à Montréal, comme Faces. Faces ce sont les portraits de martyrs de toutes les confessions ou de tous les partis qui sont exposés dans les rues au Liban et espaces publics sur des réverbères dans des cadres en hauteur qui ne sont pas atteints par les mains de l’homme. Généralement il est dit aux martyrs qu’on va éternellement se souvenir d’eux, que l’image est une promesse, mais cette promesse ne tient pas. Le temps a altéré ces images et on ne les reconnait plus. On les a donc photographiées à différents moments, puis on a demande à des dessinateurs d’essayer de ramener le maximum d’informations qui étaient présentes dans l’image, pas d’inventer, par exemple si on ne voit qu’un œil, le dessinateur pourrait créer l’autre œil, mais s’il était plus présent dans l’image, il n’avait pas à le reconstituer, et on a demandé aux dessinateurs de le faire selon deux techniques que ce soit l’étude ou l’esquisse, parce qu’au 19e siècle c’étaient les deux modes de représentations du réel. On peut voir maintenant ces images selon deux axes : soit qu’il faut ramener l’image, soit que l’image est en train de disparaître parce que les martyrs eux-mêmes demandent à sortir du cadre, parce qu’ils veulent se reposer, et là il y a toute une mythologie. Les martyrs sont des morts qui errent avant de pouvoir se reposer, parce qu’on a besoin de les enterrer, ils demandent le repos…
HC (SA) : Ce que vous me dites me fait penser à Kairo, le magnifique film de Kiyoshi Kurosawa qui traite de spectres errants, et qui ne trouvent jamais le repos. La thèse du film est que même après notre mort nous errons éternellement dans la solitude la plus totale et la plus désolante. C’est un film entre l’horreur, le surnaturel et le spectral…
JH : Mais c’est sûr qu’il y a des fantômes. Nous vivons avec des fantômes, réels, irréels, des fantômes du passé, des fantômes qu’on veut renier, qu’on va parfois accepter, il n’y a pas un mode opératoire, c’est ça la difficulté. Il faut être hanté, il faut l’accepter. Mais à un moment donné il faut arrêter. Mais ce sont des questions du présent, c’est ça qui est important, le fait de ne pas donner à ces questions, leur contemporanéité, ça c’est un problème. Ce sont des questions du passé alors qu’on n’arrive pas à vivre pleinement aujourd’hui.
Sommeil, cigarette, voiture
HC (AH) : Un des plaisirs jubilatoires de votre cinéma consiste à reconnaître certaines figures qui reviennent de film en film. Notamment, une que je préfère, c’est le sommeil. Comme quand Catherine Deneuve dort sur la belle séquence des blés ; dans Cendres, le personnage joué par Rabih dort, les vieux s’installent dans les fauteuils, certains s’endorment, etc. Le sommeil est une thématique très importante de A perfect day, avec le personnage narcoleptique. Au début du film, c’est la mère qui regarde son fils dormir, et plus loin, c’est au tour du fils de voir la mère dormir. Le personnage de Malik dort sans arrêt. Parmi les autres figures dans votre cinéma, c’est bien entendu la cigarette. Catherine Deneuve fume, dans Cendres et A perfect day c’est une constante également. La voiture, serait une autre figure : encore une fois dans A perfect day et Je veux voir. À chaque fois, ce sont des sortes de dispositifs qui donnent lieu à des situations, mais qui à chaque fois n’ont pas la même signification. La voiture dans A perfect day n’a pas la même fonction que dans Je veux voir, la cigarette non plus, pas plus que le sommeil. Il y a un plaisir d’une part dans la familiarité, de reconnaître ces figures-là, et en même temps de toujours les replacer dans des fictions singulières. Est ce qu’il y a un travail conscient sur ces figures-là. Un plaisir de filmer quelqu’un qui dort par exemple ?
KJ : Le rapport au sommeil pour nous c’est un rapport au corps.
JH : Nos films sont assez centrés sur le corps de l’autre, de l’acteur, la façon dont on filme, dont on s’approche d’un corps, le coté charnel surtout, le toucher, les sens, le regard…
KJ : Peut-être parce qu’il y a à l’origine du sommeil l’idée d’un corps manquant. Le rapport au corps c’est quelque chose qui nous intéresse. Le sommeil tout de suite opère quelque chose d’autre. Zeina dans A perfect day est de nouveau attirée par Malik parce qu’il y a un corps abandonné, et donc fragile qui redevient désirable. On a tous connu ça. Parfois quand on est énervé contre quelqu’un et qu’on voit cette personne dormir, on a envie de le réveiller, mais au moment où il dort, on ne va pas s’acharner sur lui.
JH : La cigarette dans A perfect day, c’est la question de l’addiction, c’est l’action de la répétition, comme le téléphone. Ce sont aussi des éléments très présents. D’abord nous, on est très fumeurs, on fume beaucoup, on parle beaucoup au téléphone, ça a aussi à voir avec la durée…
KJ: Quand on fume une cigarette, on connaît la durée, ça dure 5 minutes, on sait ce qui se passe, on éprouve du plaisir, c’est comme le cinéma, on connait la fin…
JH : Mais c’est aussi la question du rythme. Le rythme est très important dans A perfect day. La question du rythme est une question très politique pour nous. Nous vivons dans une société où mondialement il faut être performant, au bon rythme, sinon tu es laissé pour compte, tu es marginal, tu n’es pas performant, tu es ce corps qui n’arrive pas, etc. Et nous on a beaucoup de respect pour ceux qui n’arrivent pas. C’est comme la phrase de Tati : « le monde moderne est fait pour les premiers de la classe, moi je fais du cinéma pour les autres 2 . C’est à peu près ça qu’on fait aussi. A perfect day est un film qui met en scène un corps qui n’arrive pas, et c’est pour ça aussi qu’il dort. Cet abandon est aussi un choix, un choix qu’on peut avoir, qu’on peut revendiquer aussi, de ne pas être ces êtres performants que le monde moderne voudrait qu’on soit. Et la cigarette c’est une addiction, c’est à dire que dans le film tout le monde veut arrêter de fumer, mais personne n’y arrive… le corps résiste, nous sommes des êtres faibles.
HC (AH) : Il y a aussi des scènes cocasses qui sont associées à la cigarette. Quand Malik sort de chez lui, il y a les deux vieux qui sont là, ou les trois gardes du corps qui prennent le paquet de cigarettes. Ça devient, non pas un « comic relief », mais un truc qui permet des petites scènes répétées, comme la bonne femme qui donne la bouffe aux chats…
JH : Ça c’est nos voisins en fait ! Tout le voisinage joue dans le film. C’était très intéressant parce que c’est là où l’on vit. C’est un lieu très poreux. Nos films se nourrissent de tellement de choses… Quand j’étais enceinte, j’étais alité pendant 5 mois, et Khalil m’a offert une caméra, et j’ai filmé tous mes voisins
HC (AH) : C’est Rear window !
JH : Oui, mais sans meurtre, on a fait une vidéo où on dit : « c’est pas comme dans les films, il n’y a pas de meurtre. » Donc qu’est ce qu’un événement ? Quand tu es dans ta chambre, l’événement c’est quelque chose de plus petit, c’est la voisine qui donne à manger au chat et c’est ce qu’on a essayé de reproduire dans A perfect day. Le monde de la mère est un monde où l’événement est une petite chose, dans le monde de Malik, l’évènement a une autre dimension.
KJ : L’événement, par exemple, de la mère c’est le passage d’une voiture. Elle est une oreille, elle est entièrement traitée comme une personne qui guette le retour de son mari…
JH : Elle, on l’a vue comme une oreille et lui comme un regard. C’est comme ça qu’on les a travaillés…
KJ : Et justement il y a une corrélation entre ce qu’on entend et ce qu’on voit et si à un moment on entend quelque chose qu’on ne voit pas, ça ouvre à quelque chose d’autre et c’est pour ça qu’elle finit par voir quelque chose que nous, on entend, mais qu’on ne voit pas. Elle ressent. À un moment, il y a quelque chose de terriblement cruel, Malik va provoquer un bruit qu’elle entend, et dont il va lui dire qu’il n’a pas provoqué.
HC (AH) : C’est comme le veston qui est tombé. Le bruit pourrait être expliqué par le veston tombé…
KJ : Nous on sait que c’est lui qui l’a fait tomber. Mais il va dire que ce n’est pas lui, parce qu’il n’a pas envie de se retrouver enchaîné à sa mère. Donc automatiquement elle est dans une autre dimension…
JH : C’est comme les grands angoissés. Mon père était un homme très angoissé, qui attendait aux fenêtres et dont je me suis beaucoup inspiré. La grand-mère de Khalil est comme ça, et nous-mêmes sommes très angoissés. Les angoissés ont une imagination excessivement fertile, ils embrayent toutes les possibilités.
Travail en couple, travail d’équipe
HC (SA) : En tant que plasticiens, vous travaillez les deux seuls, sans assistants. Or, vous avez nécessairement une équipe de techniciens pour vos films. Comment se fait ce passage d’un travail individuel à un travail d’équipe.
JH : Le fait déjà que nous collaborions ensemble, aide à passer à un travail d’équipe. Le fait qu’on travaille en équipe au cinéma aide aussi notre collaboration artistique. Le cinéma, c’est un partage de vision. On ne le fait pas seul. Il faut amener les autres à comprendre ce que tu veux faire. On a aussi tendance à travailler avec les mêmes personnes. Il y a une collaboration qui se continue de film en film et nos techniciens peuvent être Français ou Libanais. C’est une rencontre. On a des producteurs français depuis notre premier film. Ce sont les mêmes. Et on a un producteur au Liban qui travaille avec nous depuis Cendres. Notre monteuse c’est presque toujours la même, Tina Baz, qui est Libanaise, tout comme la chef opératrice française Jeanne Lapoirie (Le temps qui reste, Où git votre sourire enfoui ?).
KJ : Parfois ils changent de casquette. Zeina Saad était actrice dans Autour de la maison rose, ensuite costumière, décoratrice, scripte. C’est donc une famille. Il y a une logique de fidélité, on est très fidèle. Il y a aussi le fait que ce sont souvent d’anciens étudiants…
JH : Il y a autour de nous les mêmes personnes qu’on va retrouver, mais pas toujours. Mais une rencontre c’est une rencontre, c’est une rencontre artistique, c’est une rencontre humaine.
KJ : Les gens ont parfois peur de travailler avec nous, parce qu’on est deux, ils se demandent qui va diriger…
JH : Puis ils se rendent compte que c’est moi, et ça va mieux. (rires)
KJ : On ne se fait pas de concession. Quand on n’est pas d’accord au niveau d’un plan, tout à coup on s’arrête, et tout le monde assiste à notre discussion.
JH : C’est sûr qu’en travaillant à deux, et en travaillant des choses très personnelles mises en commun à deux, ça explique déjà une façon de travailler qui aspire à la collaboration.
HC (AH) : Est-ce qu’il y a un partage des tâches ? Quand on regarde les grands couples de cinéastes, comme Straub-Huillet, on sait que Danielle Huillet s’occupait plus du montage et du son, Jean-Marie Straub, des images. Il y avait une répartition des taches, même si évidemment chaque micromètre de pellicule imprimée a été conçu ensemble. Est ce qu’il y a cette dynamique dans votre collaboration ?
JH : Non. Il n’y a pas de partage, on est tout le temps ensemble, parfois l’un contre l’autre, l’un avec l’autre, ça dépend. Mais disons qu’il n’y a pas un qui écrit et l’autre qui filme, qui choisit les angles, qui dirige les comédiens. C’est assez organique, ça se repartit un peu naturellement. Parfois évidemment ça bloque et il faut résoudre le blocage. Il faut l’accepter aussi. La collaboration, ce n’est pas quelque chose qui est sans heurts, et c’est ce qui est intéressant. C’est au moment où l’on est l’un face à l’autre qu’on va questionner ce qu’on a décidé de faire. Comme on fait des films qu’on appelle des films d’auteurs, des films très personnels, comme nos travaux sont très personnels, il est évident qu’on a créé entre nous une nécessité commune. Il y a un vrai partage, mais on a quand même deux individualités très précises. Il faut aussi accorder ces individualités au but, et quand on ne trouve pas, il faut changer. Il ne faut pas faire de concessions. La concession et la frustration n’ont pas leur place dans la collaboration. Ça tue le travail artistique ou la collaboration elle-même.
KJ : Il faut accepter de se remettre en question de façon drastique. Par exemple, Joana n’était pas convaincue sur Cendres d’un casting pour un second rôle. Deux jours avant le tournage, comme on n’avait toujours pas trouvé le casting convaincant pour le rôle de l’oncle, on a changé le scénario. Toute l’équipe était catastrophée…
JH : L’oncle a disparu, c’était ça la solution drastique…
KJ : Donc on a réécrit le scénario deux jours avant, avec le découpage. Mais il vaut mieux ça que dire non, on va faire un arrangement… je ne sais pas comment on appelle ça ici…
HC (AH) : Un accommodement raisonnable…
KJ : Nous, on ne sait pas faire des accommodements raisonnables, parce que ensuite on vit avec, et on le voit tout le temps et on n’est pas contents…
JH : Tu ne peux pas vivre avec de la frustration quand tu es un cinéaste. Il faut aller au bout de quelque chose. Ça induit une méthode de travail. Ça veut dire que tu dois être a l’écoute de l’autre, qu’il faut être très réactif et que ce qui advient doit être pris en considération dans ce qu’on fait. C’est pour ça aussi que l’accident est intégré dans notre travail, que l’acteur n’a pas de scénario, que tout peut arriver sur le plateau.
KJ : Parce qu’on aime être surpris par le réel. Si on ne donne pas de scénario, ce n’est pas parce qu’on ne fait pas confiance aux acteurs. On préfère parfois des choses qu’ils vont nous apporter qui sont plus belles que ce qu’on aurait imaginé. Le coup de la ceinture de sécurité chez Deneuve, ça c’est quelque chose qu’on n’aurait jamais imaginé. Voilà une action qui aurait pu être mal interprétée. Pourquoi est-ce qu’elle s’accroche à cette ceinture. Elle en a parlé publiquement, c’est pour ça que je peux le dire maintenant : elle nous a dit qu’elle a beaucoup pensé à sa sœur, parce qu’elle devait faire un voyage avec sa sœur [Françoise Dorléac], l’année où sa sœur est morte dans un accident. C’est quelque chose qui transparait, qui transpire, qui est peut-être plus vrai que ce que j’aurais pu imaginer…
HC (AH): On a souvent posé la question à Jean Marie Straub et Danielle Huillet, et je vous la pose : est ce que c’est plus facile de résister à deux ? Vous faites un cinéma et des œuvres qui, sans vouloir romantiser la notion de résistance, sont en quelque sorte en résistance. Est-ce que c’est plus facile de résister à deux ?
JH : Oui, sûrement c’est plus facile. Tu as une solitude tellement forte déjà par rapport au monde. Je pense que c’est pour ça aussi qu’on a des collaborateurs et qu’on est à deux, nous nous repêchons…
KJ : À coté de ça, c’est le rapport qu’on entretiendra… C’est-à-dire que seul je pourrais être beaucoup plus paresseux et me mentir. Le fait qu’on soit cinéastes et plasticiens fait qu’il y a des coupures, des changements de lieux, qui font aussi que c’est exigent. Pour ne pas se répéter, on est obligé de se remettre en question, de recommencer. Ce n’est pas le temps de se reposer…
Tournage
HC (AH) : Vous travaillez beaucoup sur la spécificité du médium. Quand vous traitez de la photographie, vous travaillez la spécificité photographique. Je veux voir a été tourné en numérique, qui était différent des premiers films tournés en 35 mm. Vous avez tourné en numérique pour des raisons évidentes de légèreté, de souplesse…
KJ : Non, pas de légèreté. On était une très grosse équipe sur Je veux voir, mais c’était impossible de le faire en film, parce qu’on tournait tout le temps…
JH : On tournait tout le temps parce qu’il fallait être là pour capter cette aventure et on avait une caméra. Je veux voir est un film très particulier, tourné en six jours, avec très peu de prises. On ne répète pas beaucoup, mais tout est en place.
KJ : On répète mais si les acteurs provoquent autre chose, il faut être prêt à accepter ce qui va venir, ce qui advient. On parle de la rencontre, on parle d’un réel qui advient. Voilà, c’est de l’ordre de la surprise.
JH : Tout est préparé, mais beaucoup de gens pensent qu’il n’y a pas de scénario sur Je veux voir, et tant mieux quelque part, mais ça donne lieu à un problème qui est totalement propre au film. Beaucoup pensent que Catherine et Rabih ne jouent pas dans le film. Et on ne peut pas aller contre ça. Justement, il faut que le spectateur démêle le vrai du faux, il doit démêler le documentaire de la fiction, se reposer la question du documentaire et de la fiction, et évidemment cette question est à l’œuvre tout le temps quand on regarde Je veux voir. Maintenant les choix qui sont faits d’un spectateur à l’autre ne sont pas les mêmes, et certains spectateurs sont perturbés par ça. Parfois on me dit : « Mais Deneuve ne réagit pas comme ça ou comme ci. » Comme si elle réagissait comme Catherine Deneuve, comme si nous savions qui est Catherine Deneuve, et c’est tout le paradoxe de demander à un acteur de jouer son rôle. Mais quand on demande à un acteur de jouer son rôle, on emploie bien le mot jouer. Qu’est-ce que c’est qu’un rôle, qu’est-ce que c’est qu’être Catherine Deneuve, c’est une des questions du film, et c’est une question qui se pose beaucoup moins à Rabih. Quand on prépare énormément et qu’on laisse aux acteurs le soin de se débrouiller un petit peu dans la situation, il faut être très réactif. Dans A perfect day il y a un scénario de fiction injecté dans du réel, alors que dans Je veux voir, on travaille comme pour un documentaire en attendant le retour de la fiction. On prépare beaucoup l’imprévisible, on le provoque…
HC (AH) : Par exemple la séquence où Rabih arrive dans une zone qui est probablement minée, où la route n’est pas sécurisée. Ça c’était écrit, disons…
JH : Tu crois qu’on va répondre à ca ? (rires)
KJ : Beaucoup de chose ont été écrites, mais Catherine Deneuve n’est jamais venue au Liban pour un Gala. Le gala a pourtant eu lieu, parce qu’on a organisé l’événement avec une personne qui en a fait un gala et le gala est devenu vrai. La route est peut-être minée, il y a des mines partout.
JH : La peur est une vraie peur.
KJ : En fait, ce qui se passe chez Joana et moi, c’est que quand on prépare notre séquence, en terme de scénario, on a imaginé énormément de possibilités et on sait au moins celles qu’on ne veut pas. C’est comme aux échecs.
JH : On est obligé de préparer énormément parce qu’on est deux aussi, et on est obligé à tout prix à cause de notre méthode de travail de lâcher prise quand on arrive. Par exemple sur Open the door, on est en train de travailler dans le gymnase et puis il y a une petite porte qui s’ouvre, on regarde à travers la porte et on voit les ballons, et on n’avait pas trouvé cette scène-là avant. Tout de suite, en deux minutes, il faut tout casser. Là c’est un endroit extraordinaire qui s’ouvre à nous donc il faut le prendre. Mais on repère énormément avant de travailler, et on se nourrit beaucoup de nos repérages qui nourrissent nos scénarios et les font évoluer.
KJ : Et la fréquentation des acteurs est importante, même on ne leur parle pas directement de la scène. Dans certaines scènes, Ziad et Julia [A perfect day] réagissent pour différentes raisons exactement comme on le souhaite, mais sans qu’on leur ait dit ça.
JH : L’essentiel c’est d’y croire. C’est souvent le problème quand on écrit, quand on filme, ou quand on voit des acteurs qui jouent, nous on a besoin d’y croire, mais c’est personnel, c’est subjectif.
KJ : Parfois ils changent de casquette. Zeina Saad était actrice dans Autour de la maison rose, ensuite costumière, décoratrice, scripte. C’est donc une famille. Il y a une logique de fidélité, on est très fidèle. Il y a aussi le fait que ce sont souvent d’anciens étudiants…
JH : Il y a autour de nous les mêmes personnes qu’on va retrouver, mais pas toujours. Mais une rencontre c’est une rencontre, c’est une rencontre artistique, c’est une rencontre humaine.
KJ : Les gens ont parfois peur de travailler avec nous, parce qu’on est deux, ils se demandent qui va diriger…
JH : Puis ils se rendent compte que c’est moi, et ça va mieux. (rires)
KJ : On ne se fait pas de concession. Quand on n’est pas d’accord au niveau d’un plan, tout à coup on s’arrête, et tout le monde assiste à notre discussion.
JH : C’est sûr qu’en travaillant à deux, et en travaillant des choses très personnelles mises en commun à deux, ça explique déjà une façon de travailler qui aspire à la collaboration.
HC (AH) : Est ce qu’il y a un partage des tâches ? Quand on regarde les grands couples de cinéastes, comme Straub-Huillet, on sait que Danielle Huillet s’occupait plus du montage et du son, Jean-Marie Straub, des images. Il y avait une répartition des taches, même si évidemment chaque micromètre de pellicule imprimée a été conçu ensemble. Est ce qu’il y a cette dynamique dans votre collaboration ?
JH : Non. Il n’y a pas de partage, on est tout le temps ensemble, parfois l’un contre l’autre, l’un avec l’autre, ca dépend. Mais disons qu’il n’y a pas un qui écrit et l’autre qui filme, qui choisit les angles, qui dirige les comédiens. C’est assez organique, ça se repartit un peu naturellement. Parfois évidemment ça bloque et il faut résoudre le blocage. Il faut l’accepter aussi. La collaboration, ce n’est pas quelque chose qui est sans heurts, et c’est ce qui est intéressant. C’est au moment où l’on est l’un face à l’autre qu’on va questionner ce qu’on a décidé de faire. Comme on fait des films qu’on appelle des films d’auteurs, des films très personnels, comme nos travaux sont très personnels, il est évident qu’on a créé entre nous une nécessite commune. Il y a un vrai partage, mais on a quand même deux individualités très précises. Il faut aussi accorder ces individualités au but, et quand on ne trouve pas, il faut changer. Il ne faut pas faire de concessions. La concession et la frustration n’ont pas leur place dans la collaboration. Ça tue le travail artistique ou la collaboration elle-même.
KJ : Il faut accepter de se remettre en question de façon drastique. Par exemple, Joana n’était pas convaincue sur Cendres d’un casting pour un second rôle. Deux jours avant le tournage, comme on n’avait pas toujours trouvé le casting convaincant pour le rôle de l’oncle, on a changé le scenario. Toute l’équipe était catastrophée…
JH : L’oncle a disparu, c’était ça la solution drastique…
KJ : Donc on a réécrit le scenario deux jours avant, avec le découpage. Mais il vaut mieux ca que dire non, on va faire un arrangement… je ne sais pas comment on appelle ça ici…
HC (AH) : Un accommodement raisonnable…
KJ : Nous, on ne sait pas faire des accommodements raisonnables, parce que ensuite on vit avec, et on le voit tout le temps et on n’est pas contents…
JH : Tu ne peux pas vivre avec de la frustration quand tu es un cinéaste. Il faut aller au bout de quelque chose. Ça induit une méthode travail. Ça veut dire que tu dois être a l’écoute de l’autre, qu’il faut être très réactif et que ce qui advient doit être pris en considération dans ce qu’on fait. C’est pour ça aussi que l’accident est intégré dans notre travail, que l’acteur n’a pas de scenario, que tout peut arriver sur le plateau.
Tournage
HC (AH) : Vous travaillez beaucoup sur la spécificité du médium. Quand vous traitez de la photographie, vous travaillez la spécificité photographique. Je veux voir a été tourné en numérique, qui était différent des premiers films tournés en 35 mm. Vous avez tourné en numérique pour des raisons évidentes de légèreté, de souplesse…
KJ : Non, pas de légèreté. On était une très grosse équipe sur Je veux voir, mais c’était impossible de le faire en film, parce qu’on tournait tout le temps…
JH : On tournait tout le temps parce qu’il fallait être là pour capter cette aventure et on avait une caméra. Je veux voir est un film très particulier, tourné en six jours, avec très peu de prises. On ne répète pas beaucoup, mais tout est en place.
KJ : On répète mais si les acteurs provoquent autour chose, il faut être prêt à accepter ce qui va venir, ce qui advient. On parle de la rencontre, on parle d’un réel qui advient. Voilà, c’est de l’ordre de la surprise.
JH : Tout est préparé, mais beaucoup de gens pensent qu’il n’y a pas de scénario sur Je veux voir, et tant mieux quelque part, mais ça donne lieu à un problème qui est totalement propre au film. Beaucoup pensent que Catherine et Rabih ne jouent pas dans le film. Et on ne peut pas aller contre ça. Justement, il faut que le spectateur démêle le vrai du faux, il doit démêler le documentaire de la fiction, se reposer la question du documentaire et de la fiction, et évidemment cette question est à l’œuvre tout le temps quand on regarde Je veux voir. Maintenant les choix qui sont faits d’un spectateur à l’autre ne sont pas les mêmes, et certains spectateurs sont perturbés par ça. Parfois on me dit : « Mais Deneuve ne réagit pas comme ça ou comme ci. » Comme si elle réagissait comme Catherine Deneuve, comme si nous savions qui est Catherine Deneuve, et c’est tout le paradoxe de demander à un acteur de jouer son rôle. Mais quand on demande à un acteur de jouer son rôle, on emploie bien le mot jouer. Qu’est ce que c’est qu’un rôle, qu’est ce que c’est qu’être Catherine Deneuve, c’est une des question du film, et c’est une question qui se pose beaucoup moins à Rabih. Quand on prépare énormément et qu’on laisse aux acteurs le soin de se débrouiller un petit peu dans la situation, il faut être très réactif. Dans A perfect day il y a un scénario de fiction injecté dans du réel, alors que dans Je veux voir, on travaille comme pour un documentaire en attendant le retour de la fiction. On prépare beaucoup l’imprévisible, on le provoque…
HC (AH) : Par exemple la séquence où Rabih arrive dans une zone qui est probablement minée, où la route n’est pas sécurisée. Ça c’était écrit, disons…
JH : Tu crois qu’on va répondre à ca ? (rires)
KJ : Beaucoup de chose ont été écrites, mais Catherine Deneuve n’est jamais venue au Liban pour un Gala. Le gala a pourtant eu lieu, parce qu’on a organisé l’événement avec une personne qui en a fait un gala et le gala est devenu vrai. La route est peut être minée, il y a des mines partout.
JH : La peur est une vraie peur.
KJ : En fait, ce qui se passe chez Joana et moi, c’est que quand on prépare notre séquence, en terme de scénario, on a imaginé énormément de possibilités et on sait au moins celles qu’on ne veut pas. C’est comme aux échecs.
JH : On est obligé de préparer énormément parce qu’on est deux aussi, et on est obligé à tout prix à cause de notre méthode de travail de lâcher prise quand on arrive. Par exemple sur Open the door, on est en train de travailler dans le gymnase et puis il y a une petite porte qui s’ouvre, on regarde à travers la porte et on voit les ballons, et on n’avait pas trouvé cette scène-là avant. Tout de suite, en deux minutes, il faut tout casser. Là c’est un endroit extraordinaire qui s’ouvre à nous donc il faut le prendre. Mais on repère énormément avant de travailler, et on se nourrit beaucoup de nos repérages qui nourrissent nos scénarios et les font évoluer.
KJ : Et la fréquentation des acteurs est importante, même si on ne leur parle pas directement de la scène. Dans certaines scènes, Ziad et Julia [A perfect day] réagissent pour différentes raisons exactement comme on le souhaite, mais sans qu’on leur ait dit ça.
JH : L’essentiel c’est d’y croire. C’est souvent le problème quand on écrit, quand on filme, ou quand on voit des acteurs qui jouent, nous on a besoin d’y croire, mais c’est personnel, c’est subjectif.
KJ : On ne supporte pas les ficelles, c’est à dire que dès qu’on voit la ficelle, les recettes, les machins etc. ça nous fait rentrer du mécanique. La mécanique, l’archétype, le machin, ça nous empêche de croire…. nous on recherche du vivant.
Ici et/ou ailleurs
HC (AH) : Vous vivez maintenant entre Beyrouth et Paris, mais plus à Paris. Beyrouth, vous y allez à l’occasion. Paris était votre deuxième chez vous, mais ça s’est inversé avec le temps. Est-ce que vivre au Liban est devenu plus difficile ?
KJ : Non pas difficile puisqu’on y va beaucoup…
JH : Ce n’est pas difficile d’être au Liban, au contraire, le Liban c’est chez nous justement, mais en ce moment on a besoin de ne pas être chez nous. Nous avons besoin d’être hors de chez nous, hors de soi-même. C’est très étrange parce que nous vivons à Paris cinq ou six mois par an et le reste au Liban. Je ne considère pas Paris comme ici, et Beyrouth comme ailleurs, ou chez moi ou là-bas…
KJ : En terme de cinéma, quand on a fait Open the door, c’était véritablement se demander si on était capable de faire un film en-dehors du Liban et que ce film nous ressemble. On est donc parti à l’inverse de tout ce qu’on fait, c’est-à-dire sur un projet de film historique, en France, tourné dans des endroits qu’on ne connaissait pas. Et je crois que quand on regarde le film, au début, ça ressemble à un de nos films : il y a les mêmes interrogations, les mêmes recherches cinématographiques. Il y a le rapport à l’individu, au corps, à la modernité, ce que c’est que d’être contemporain, etc. Ce sont les mêmes questions que dans A perfect day, que dans Cendres, etc.
JH : Peut-être qu’en ce moment on a besoin d’une forme de mobilité. On est dans une mobilité différente.
KJ : Il y a aussi le fait qu’en ce moment au Liban, comme c’est très polarisé, les espaces, les niches de liberté sont moins présentes.
HC (AH) : Pour le financement aussi, j’imagine…
KJ : Il y a de plus en plus de sources de financement qui balisent un terrain, et ça aussi c’est un danger. Les coûts de production ont explosé. C’était déjà le cas avec la pub et le vidéoclip. Aujourd’hui un budget de vidéoclip peut être plus important qu’un budget de long-métrage. Eux ils vont faire quatre minutes, nous une heure et demie avec les mêmes équipes, le même matériel. C’est donc très difficile pour nous de continuer à faire nos films. Mais comme il y a de plus en plus de sources d’argent, il y a aussi un certain genre de cinéma qui est en train de prendre beaucoup de place. Dans quelle mesure on va continuer à exister ici ? On l’a fait avant. On essaiera de trouver d’autres formes de résistance…
JH : C’est aussi un besoin de se mettre en danger qui est un peu différent. On a aussi besoin d’être interpelé, d’explorer des territoires nouveaux. Je ne suis pas sur que quand je suis au Liban je suis au Liban et quand je suis à Paris je ne suis plus au Liban. Il y a des fois où je suis totalement au Liban en étant ailleurs, parce que je travaille, je réfléchis avec Khalil sur des choses, c’est très ambigu ce genre de situation géographique.
HC (AH) : Il y a une expression québécoise qui dit : « On peut sortir le gars du bois, mais on ne peut pas sortir le bois du gars ». Pour dire qu’on peut sortir les cinéastes du Liban, mais pas le Liban des cinéastes.
JH : Tout à fait. Je pense que quand je suis au Liban en ce moment, je ne suis pas aussi proche du Liban que quand je ne suis pas au Liban. C’est quelque chose qui est un moment, peut-être que c’est aussi une réaction, un parcours dans une vie et ce parcours a besoin d’une distance, d’une mobilité, d’une exploration de plusieurs territoires. Peut-être pour une mise en danger, une mise en question, pour ne pas s’adresser à ce qu’on connait. Parce que c’est un danger aussi au Liban, il faut s’avouer ça. La familiarité, c’est quelque chose de très important au Liban. La familiarité, la reconnaissance et le quotidien. Et peut-être que pour un cinéaste c’est aussi dangereux la familiarité, le quotidien et la reconnaissance. Il faut accepter aussi de ne pas être reconnu, de ne pas se reconnaitre, de ne pas reconnaître pour se poser de bonnes questions. Où nous habitons c’est une chose, alors que ce qui nous habite est clair.
Cet entretien a été réalisé le 13 septembre 2009 à la Galerie Leonard et Bina Ellen de Montréal, dans le cadre de l’exposition Je suis là même si tu ne me vois pas. Nous remercions chaleureusement Michèle Thériault de nous avoir permis de réaliser cette rencontre.
Propos retranscrits par Serge Abiaad. Texte final établi par André Habib.