Un Lac de Philippe Grandrieux

VISION (RE)TOUCHÉE

« L’art est comme la prière, une main tendue dans l’obscurité, qui veut saisir une part de grâce pour se muer en une main qui donne.» -Franz Kafka

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Faire le noir

Aucune lumière parasite pour regarder Un lac. Exit donc sous un sac noir, les sorties de secours de la salle de cinéma. Le film doit être vu dans une obscurité totale et conditionnelle, une manière de rappeler la posture proche du rêve dans laquelle est maintenu le spectateur tout au long d’une projection. La matière du rêve est celle avec laquelle se fait aussi le cinéma. Celle qui l’éclaire : « Le noir est la condition de la naissance du cinéma des Lumière. Tout sort du noir. Tout naît du désir et de la peur concomitante par rapport au noir (…) » 1 Regarder Un Lac les pupilles entièrement dilatées, entrer dans sa lumière par la nuit cinématographique, se laisser transporter par l’inconscient du désir, non pas dans une posture assise et assoupie mais au contraire, dans un corps de veilleur (les veilleurs font les meilleurs rêves) aux aguets, toujours rendu soucieux par la possibilité d’une expérience sensorielle définitive.

La lumière

Certaines figures sont invoquées dès l’issue de la projection d’Un lac : Murnau (L’aurore) et Turner (après son voyage en Italie, lorsque la lumière devient le seul « sujet » – dévastateur – de sa peinture), entre autres. La moindre de ces apparitions sème quelques cailloux blancs qui permettent de tracer dans un fonds cinématographique immémorial et originel. S’y retrouver pour s’en éloigner et le réinventer. À la manière dont Un lac reprise (soit le mouvement qui consiste à reprendre et à repriser dans un même temps) la dimension mythique, archaïque de La vie nouvelle, avec celle du conte ou de la fable dans Sombre. Interpréter le mythe vécu dans le réel qui est la soif et l’aiguillon de chacun des trois films.

Philippe Grandrieux va chercher la lumière là où elle est, dans sa fragilité, dans ses retranchements et dans les plis : le contour d’un visage, les poudroiements scintillants de la neige, les réflexions minérales et végétales, les surfaces qui miroitent…

La lumière d’Un lac est une enveloppe qui se déplie dans le versant sombre, dans l’entre deux du jour et de la nuit. Le paysage est lui même frôlé et arpenté sous les auspices d’un fantastique onirique, parfois effrayant : « Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales ; vous hurlez comme l’orgue »… (Baudelaire, Obsession). Le cri, qui inonde certains plans est aussi un foudroiement, un f-lux- magnétique. Un éclat volcanique sombre et froid qui innervait déjà les deux autres films (les cris des enfants qui ouvrent le film dans Sombre et celui d’Alan Vega dans ce même film, celui de Seymour dans La Vie nouvelle, qui fait culminer la fonction du cri avec celle de la création), il continue de retentir dans Un lac comme un signal, un cri-origine 2 : « nous sommes bien trop forts », l’amour est un avènement, il déferle et crie : acharnons-nous. Il est une violence, une fureur, un coup avant d’être une douceur. La violence, l’éclat de l’amour à l’état pré-natal est retrouvé en esprit, intact dans ses mêmes impacts. Différent aussi car apaisé, peut-être.

L’expérience physique (l’œil, l’oreille et la main) :

L’univers diégétique d’Un lac est infra mince, une famille isolée en pleine nature, un père qui revient, une mère aveugle, deux enfants (Hege et Alexi) et un jeune homme (Jurgen) : l’intrus, le révélateur qui vient visiter la famille « pour le bois ». Le fils Alexi a des crises d’épilepsie violentes, la fille Hege tombe en amour comme les arbres qui s’écrasent sur le sol après que son frère les a vaincus à coups de hache. Pas de psychologie des personnages, plutôt une chorégraphie des gestes, de la marche, une amplification des respirations, du cri (muet ou pas) et un formidable éloge de la peau.

À l’issue du film, le spectateur voudrait un silence, juste, aucun commentaire ; toucher et être touché(e), simplement. À la manière dont on voit (dans le making of du film) le cinéaste enlacer ses acteurs après chaque prise. Expérience réciproque, réelle et violente de la blessure et de la caresse, celle que doivent vivre les acteurs comme une épreuve qui dissémine, dans le plan et dans le cadre, une énergie ascensionnelle. Et les voix chuchotent dans la langue ; étrangères les langues, des voix au grain froissé, tendues sur les abîmes, chaque mot prononcé devient ainsi une note pure. Le film peut être seulement entendu ou regardé les yeux fermés, chaque son frappé élance le récit vers des sommets que le spectateur à charge de gravir ; et la matière sonore amplifie le mouvement de l’image par des agencements d’intensités variables.

Un film épithélial ?

La proximité obsessionnelle de la caméra caresse au sens propre les visages et les corps. Les tremblements nerveux qui saccadent certaines prises en témoignent. La caméra est un outil pictural entre les mains du cinéaste, elle esquisse à grand trait la fièvre que toute vision nouvelle porte en elle. Une vision touchée irréductible à toute narration. La trinité œil, caméra, main, effleure la peau par la magnificence de la photogénie. D’autre part, les mains des personnages raccordent très souvent entre chaque plan et témoignent pour une inquiétude quasi métaphysique de la caresse, comme s’il y avait une métaphysique du strip-tease 3 et de la femme sauvage « I am woman, hear me roar » 4 dans La vie nouvelle portée à l’extrême par la séquence de la caméra thermique (lorsque la caméra vient capter la chaleur de Mélania transformée en animal sauvage qui se tord, se convulse, rugit) ; dans Un lac, Philippe Grandrieux augmente encore les puissances du raccord, celle de ses forces non seulement optiques mais aussi haptiques. Obstinément, la main rythme du bout des nerfs l’intérieur de chaque plan. Raccord rythmé, pulsionnel, obsessionnel. En ce sens, Un Lac invoque aussi les mains de l’univers bressonien.

La mère aveugle n’a que ses mains pour « voir » le visage de ses enfants. La nature elle-même est interprétée comme une peau, un tégument : la neige, l’eau, le vent, les nuages bas, les poils du cheval… La perte de l’hymen pour la jeune fille résonne comme la nécessité de l’autre rive, un lac – épiderme liquide ténébreux, dangereux en son fond – qu’il faudra traverser à deux. À cet égard, il est une séquence (celle de l’acte amoureux) qui est une pure réminiscence de Sombre, tant la manière de filmer et cadrer l’acte sexuel est proche dans les deux films : lorsque Claire, la vierge, connaît sa première nuit avec Jean, le passeur et l’étrangleur, celui qui la révèle à la lumière de la jouissance, la baptise pourrait-on presque dire, lui ouvre la porte à une Vita Nova. Jean, filmé de dos, face au lac de Sombre porte en lui autant de ténèbres que de lumière à transmettre, malgré lui : « Dans son corps, un autre corps, grand impénétrable, muet, un mutisme tout puissant. » 5 . Pour Hege et Jurgen, la nuit sexuelle qui les enveloppe semble rester en suspension, ne connaître aucun terme hormis celui de la sensation soufflée et captée par la caméra, corps cernés de noir, opacifiés en leur limite, impénétrables. L’acte sexuel est ici une constante qui interroge les forces descriptives et le lieu ultime de la représentation des sensations, il est reconduit, violenté, nuancé et jamais achevé dans Sombre, La vie nouvelle et Un lac

Les différents champs sémantiques de l’enveloppe donnent à Un lac une note fondamentale, ils débordent la narration pour porter le récit vers les zones pures de l’imaginaire qui excède et protège dans un même mouvement : car, selon la belle formule de Jean Oury, « On ne peut vivre que protégé par l’imaginaire et cette sorte d’enveloppe est nécessaire pour la mise en forme, la mise en consistance de toute existence ». C’est de cela qu’il s’agit pour chaque acteur du film, moins actif qu’« adepte bouleversé », à chacun de puiser dans son imaginaire pour sa propre survie et celle du personnage (imaginer par exemple un amour capable de fracasser les montagnes pour pouvoir dire : « je t’aime », tout bas)… Imaginer un autre corps, aussi puissant que les montagnes alentours.

Au cinéaste de trouver le point aveugle de chacune de ses visions. Le cinéma de Philippe Grandrieux atteint à chaque film un point extrême, il est un déni au retrait et à la frilosité tant il se coltine au corps, aux affects, à la matière psychique, aux délires, aux vertiges, tant il sait montrer combien il n’ait pas besoin d’aller chercher uniquement dans la nature, le sublime, la foudre, le tonnerre, l’ébranlement car le corps à lui seul et sa caméra le montre, est un tumulte, une averse, un tremblement de terre, une érosion… Matière minérale ou organique, les cellules éclatent sous l’œil parfois myope de la caméra. « Le corps sous la peau est une usine surchauffée, et, dehors, le malade brille, il luit de tous ses pores, éclatés. » 6 Nul mieux que le cinéaste ne creuse dans les déficiences physiques pour en donner (sa caméra et c’est toujours lui qui cadre, est un outil de transmutation, « une main qui donne »), révéler les forces et la grâce. Il cherche les processus d’intensification parfois jusqu’à la transe. Plus l’ombre est prégnante, plus la lumière sera forte ; la cécité rend le regard plus « voyant » et les crises d’épilepsie renforcent le souffle.

« Quel homme arrêtera le vent ? »

Notes

  1. André S. Labarthe, « L’espace, le hasard, le noir, la neige », Cahiers du cinéma, n°489, mars 1995, p. 53.
  2. Expression de Luca Governatori, « Le cri », La vie nouvelle, nouvelle vision, Paris, Léo Scheer, 2005, p. 173. Dans son article, Luca Governatori interroge le cri, son origine à la lumière du film de Philippe Grandrieux : « Violence d’une lutte, la lutte du premier ordre ; celle de qui entreprend de se regarder et de regarder le monde. », ibid., p. 171.
  3. J’emprunte ce titre à l’ouvrage de Jean-Pierre George, Le diable et la licorne, Métaphysique du strip-tease, Paris, La table ronde, 2004 : « (…) Une histoire d’amour hors norme vécue et consommée dans l’espace et le temps du théâtre de la cruauté ». Il est remarquable à quel point la figure de Mélania est proche de celle appelée L.M. dans le roman de JP Georges. Femme fatale, sauvage et insoumise qui obsède jusqu’au supplice le personnage masculin.
  4. « Je suis femme, écoute moi rugir », phrase extraite de la chanson « Smell my scent » parlée, murmurée, scandée par Mélania dans La Vie nouvelle. Chanson originale interprétée par Anna Mougladis (Mélania) et Josh Pearson de Lift to Experience, écrite par Josh Pearson et Philippe Grandrieux.
  5. Extrait d’un poème de Yannis Ritsos, Silence, Yaros, 1968.
  6. Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Paris, Gallimard, 1990, p. 92 : « Ainsi un paysage de van Gogh à midi »…