Une fleur comme preuve de son passage

Dossier: Image(s) et parole(s)

Autant y aller par la fin, par la dernière pierre de l’édifice d’images. Le visage de Jean-Luc Godard, ce visage désormais familier au spectateur (tantôt philosophe au travail, tantôt poète maudit, tantôt émule de Jerry Lewis), apparaît à l’écran. Par flash nerveux, une fleur apparaît en surimpression au niveau de la bouche (en lieu de l’habituel cigare). Devant ses yeux, les habituels verres fumés, autre attribut clé du personnage (retirer le trait d’union) Godard.

Une citation de Borges, aux teintes autobiographiques : « Si un homme (une brève hésitation, un tremblement agite sa voix, comme si, regardant derrière son épaule, il prenait la mesure du travail accompli)… Si un homme traversait le paradis en songe, qu’il reçut une fleur comme preuve de son passage et qu’à son réveil il trouva cette fleur dans ses mains. Que dire alors ? J’étais cet homme ».

On ne pourrait imaginer conclusion plus appropriée ou plus poignante aux Histoire(s) du Cinéma, somme de près de 10 ans de travail monastique et acharné.

On dit « Histoires avec un s » : portrait du 20ème siècle, exercice d’auto-analyse filmique, collage cinéphilique impressionniste, requiem-réquisitoire du cinéma, etc. La plus importante de ces histoires est peut-être celle de ce voyage initiatique, où Godard, s’appropriant le manteau d’un Dante visité par Leopold Bloom, traverse (et est traversé par) le cinéma, l’histoire et la nuit, entraînant avec lui le spectateur, invité à traverser lui aussi le paradis comme en un songe, avec pour preuve de son passage ces images éparses, comme autant de pétales éparpillés sur sa table chevet.

Comme chez Joyce et Dante, le moindre de ces pétales se prête aisément à un examen obsessif (à preuve, le présent texte), le moindre détail ayant le potentiel de lancer le spectateur dans un délire interprétatif des plus minutieux. D’abord, cette fleur, symbole récurent de l’œuvre godardienne (« Combien de scénarios sur un nouveau-né, sur une fleur qui pousse, mais combien sur des rafales de mitraillette? » se questionnait-il un peu plus tôt). Cette fleur fragile, si délicatement portée à la bouche, porte en elle les signes d’une (re)naissance joyeuse de l’esprit, revenu du paradis (mais aussi de l’enfer), l’éveil de Dante au lendemain de la Divine Comédie. Mais cette fleur renvoie aussi aux inévitables Fleurs du mal, envers nocturne et souterrain, pulsion de mort traversant les fondations de l’œuvre gordadienne, se manifestant par éclairs crus et sordides.

Nous quittons cette image de la fleur pour l’émouvante Étude pour un portrait de Van Gogh de Bacon, où le peintre figure tourné vers le lointain, toujours en mouvement, toujours avançant vers son inévitable destin, aux portes de l’éternité. Comme l’ange de l’histoire, Van Gogh/Godard se dirige résolument (inévitablement) vers l’avenir (« [Je] ne suis pas non plus là où vous croyez encore que je suis encore. En fait je suis d’autres pistes ») tout en étant du même souffle amené à se retourner vers le passé et son amoncellement sans fin de ruines : « J’irai dorénavant là ou je suis resté ».

Ainsi de la fin et du début en ouroboros de Finnegans Wake : « A lone a last a loved a long the / riverrun, past Eve and Adam’s, from swerve of shore to bend of bay, bring us by a commodius of recirculation back to Howth’s castle and environs »: Dante est revenu à Florence, le rêveur s’est éveillé, Godard reprend le travail. Adieu peut tout aussi bien vouloir dire bonjour.

Revenu du paradis, une fleur à son chevet, Godard est celui qui a vu, peut-être trop vu, au point de l’aveuglement, comme autrefois Homère et Tirésias (à ce titre les lunettes fumées amènent à l’esprit celles portées par le personnage de voyant de The Man with X-Ray Eyes de Roger Corman : « If thy right eye offend thee, pluck it out »). Il lui faut pourtant continuer : à preuve, les 20 dernières années de cinéma, éternelles renaissances plutôt que les « films-testaments » annoncés.

Le livre n’est pas encore fermé qu’un pressentiment nous agite : on rembobine fiévreusement jusqu’aux premières images du 1A (la machine à écrire, la table de montage, la bibliothèque, qu’on retrouve comme de vieilles connaissances). C’est là qu’on trouve, sans surprise, aussi fugitif qu’un soupir, ce discret plan (à peine quelques secondes) de Chaplin reposant la fleur qu’il avait portée à ses lèvres, juste avant de se lancer sur le piano, furieusement.

On laissera alors la parole à Georges Bataille, dont l’ombre discrète plane sur les Histoire(s) et qui concluait ainsi l’Expérience Intérieure : « Dans le silence nuageux du cœur et de la mélancolie d’un jour gris, dans cette déserte étendue d’oubli qui ne présente à ma fatigue qu’un lit de maladie, bientôt de mort, cette main qu’en signe de détresse j’avais laissé tomber à mon côté, pendant avec les draps, un rayon de soleil qui se glisse à moi me demande doucement de la reprendre, de l’élever devant mes yeux. Et comme si s’éveillaient en moi, étourdies, folles, sortant d’un coup du long brouillard où elles s’étaient crues mortes, des vies comme une foule et se bousculant à l’instant d’une miracle de fête, me tient une fleur et la porte à mes lèvres. »

Que dire alors? Nous avons vu, et, quelque part, cela doit suffire.