Carnets de…

Une carte postale de Téhéran

À propos du Festival « Cinéma vérité »

Il semble difficile d’imaginer un temps avant que le coronavirus ne se répande dans les rues d’Iran, entraînant l’annulation des célébrations du Norouz ; un temps avant la pandémie, quand les cinémas étaient ouverts et vivants, que de nombreux événements et festivals de cinéma se déroulaient avec succès.

Néanmoins, je voudrais parler d’un important festival de film documentaire qui a lieu à Téhéran depuis treize ans, et qui porte le nom de « Cinéma vérité ». Au fil du temps, le festival a rassemblé des foules immenses au Cineplex Charsou au cœur de Téhéran. Au mois de décembre, on voyait apparaître de longues files de gens autour du cinéma dans l’espoir de pouvoir rentrer, et parfois c’est un millier de personnes que l’on retrouvait massé à l’extérieur du cinéma, parce qu’il ne restait plus de billets. Il n’est pas rare de voir des files devant les cinémas à Téhéran. Il s’agit de l’une des seules formes de divertissement public officiellement légal. Les films qui parviennent à obtenir l’autorisation du Ministère de la culture attirent des larges foules, et les téhéranais semblent disposés à affronter la chaleur, la pluie et la neige pour aller se glisser dans le confort d’une salle de cinéma pour regarder un film avec des amis. Il est difficile d’oublier que lorsque le film d’Asghar Farhadi, Forushande (Le client) fut présenté à Téhéran, la demande fut si grande qu’on dû rajouter des séances à 6h le matin, et même pour ces séances, les spectateurs devaient faire la file pendant des heures pour espérer obtenir des places.

Dans ce contexte, le Festival « Cinéma vérité », qui rassemblait un public d’âges et de classe sociales diversifiés, affichait une autre singularité : tous les films étaient projetés gratuitement. Grâce au soutien que l’état octroyait à l’institution responsable de l’organisation du Festival, le Centre du cinéma documentaire et expérimental, les spectateurs ne devaient rien débourser. Pourtant, lors de la 13e édition du festival, cette situation changea. Au mois de décembre dernier, l’équipe organisatrice annonça de façon inattendue que cette année le Festival exigerait l’achat de billets et que la priorité serait accordée aux professionnels du milieu et aux journalistes. Cette nouvelle politique laissa une part encore plus grande du public à l’extérieur des salles. L’annonce était, pour une part, surprenante, puisque le Festival annonçait une politique qui allait à l’encontre de son engagement qui était de se consacrer à la « réalité et à la vérité ». Toutefois, l’annonce n’était pas si étonnante puisqu’au cours des six dernières années, en particulier depuis l’élection de Hassan Rouhani, les institutions publiques ont été transformées de plus en plus en espaces privés et exclusifs.

J’ai abordé la question avec mon ami Davood Ashrafi, un chef opérateur et documentariste primé qui vit à Téhéran. Il considère que de vendre des billets pour un festival dédié au documentaire à Téhéran relevait du suicide. À son avis, cette décision n’était pas justifiée par un besoin d’argent en soi. Il s’agissait plutôt de miser sur les cinéastes et les professionnels d’une certaine élite, éliminant ainsi une très vaste portion du public que le festival n’était pas capable de contrôler. En d’autres termes, en donnant une priorité au milieu du cinéma, et en cherchant à créer de « l’ordre », le public ordinaire qui n’a pas les moyens de se payer une place, a été sacrifié.

Au cours de différentes conversations et podcasts qui ont été organisés pour s’opposer à la décision du Festival, plusieurs cinéastes exprimèrent la nécessité de garder ce public plus vaste, en particulier celui à l’extérieur des cercles de l’industrie. Lors d’un podcast, Davood expliquait que le public de ses films est précisément celui qui n’a pas les moyens de se payer un billet. Ce sont des spectateurs qu’il ne peut atteindre que si les projections sont gratuites. Une autre femme, qui fut présentée sous le nom de Salarvand, n’arrivait pas à croire que le festival veuille se couper de ce public-là, qui est lui-même la plupart du temps les protagonistes des films projetés. C’est comme si nous disions à ces spectateurs qu’ils font de bons objets pour le regard de la caméra, mais qu’ils ne sont pas assez intelligents pour apprécier ces films qui sont faits à propos de leurs vies. Pour défendre leur nouvelle décision de rendre l’entrée payante, les responsables faisaient référence aux festivals occidentaux à succès qui suivent ce modèle.

Malgré tous ces changements graduels qui affectent le système culturel et d’éducation en Iran, il est réconfortant d’entendre les voix de cinéastes iraniens s’élever pour contester la vente de billets dans des festivals qui présentent leurs films. En rentrant et sortant des salles de cinéma du Cineplex Charsou, ils répétaient que si le festival persistait à réclamer de l’argent, ils retireraient leurs films des prochaines éditions. Ils ajoutaient, avec une pincée d’humour, que s’ils cherchaient à se débarrasser du public ordinaire et à ne présenter leurs œuvres qu’à un cercle restreint de professionnels, ils se seraient simplement retrouvés chez eux, là où ils pourraient découvrir des versions non censurées de leurs films respectifs. Ce ton et cette attitude décontractée expriment une résistance inébranlable et nous rendent admiratifs de ces cinéastes Iraniens et de leur public obstiné. Ils résistent à tous les jours contre des décisions imposées qui risquent de les ruiner, de provoquer la censure de leurs scénarios ou même de les mettre en prison (et voici l’occasion de mentionner ce cinéaste d’une intégrité exemplaire, Mohammad Rasoulof!), Cela ne compromet pas leur adhésion publique à ce qu’ils jugent juste et vrai.

Traduit de l’anglais par André Habib.