Gran Torino

UN TESTAMENT D’EASTWOOD

En Amérique, la fin 2008 aura été marquée par le triomphe critique de deux petits films bien dans l’air du temps, Slumdog Million et The Wresler, par une célébration sans fin des Studios Pixar, par l’attention méticuleuse dont The Curious Case of Benjamin Button a fait l’objet et par cette espèce d’excitation qui entoure déjà la sortie du prochain Tarantino. Le phénomène est ancien, mais toujours aussi triste : plus l’œuvre accroche rapidement l’attention, autrement dit moins elle perd de temps pour présenter son projet, plus elle existe dans les médias. Au même moment, Revolutionary Road, superbe adaptation du livre de Yates, et Gran Torino, œuvre testamentaire et donc fondamentale pour accèder à une meilleure connaissance de l’auteur, auront été appréciés mais hâtivement regardés. Dans sa critique du New York Times, Manohla Dargis écrit à propos du second le commentaire suivant : « These spectral figures, totems of masculinity and mementos from a heroic cinematic age, are what make this unassuming film small in scale if not in the scope of its ideas — more than just a vendetta flick ». Le film crève pourtant les yeux du contraire : on n’y trouve ni « totem de la masculinité venu d’un autre âge », ni « modestie » (au sens où elle l’entend en parlant de « unassuming film » c’est-à-dire en désignant une œuvre sans prétentions) et il n’est pas « davantage qu’un simple récit de vengeance » pour l’unique raison qu’il est « tout sauf un récit de vengeance ».

Gran Torino (Clint Eastwood, 2008)

Pas un film de Clint Eastwood où un personnage ne garde le souvenir précis et obsédant d’un événement. Que cet événement soit antérieur au récit ou qu’il survienne durant celui-ci, il y a toujours un moment où le regard « n’avance plus » et où il mesure ce qui s’est passé. C’est d’ailleurs si vrai que même si on prend des films aussi différents que A Perfect World et Space Cowboys, on y trouvera une façon similaire de traiter de la mémoire (les derniers plans sont inversés, mais identiques : un mort dans les champs regardé par l’enfant depuis un hélicoptère qui s’envole, un mort sur la lune regardé depuis la terre par l’ami survivant). Et dans Gran Torino, le cinéaste traite de la mémoire à peu près la même façon que dans Honkytonk Man. Mais avant de détailler cet aspect du film, il convient de faire un détour et de rappeler qu’Eastwood est tout autant un cinéaste de l’enfance et de la famille. À cet égard, et pour faire vite, on peut dire que dans les films où il ne joue pas, le cinéaste filme des enfants molestés par les adultes (Mystic River et The Changeling). Quand il se met en scène, il devient le cinéaste de la paternité contrariée et de l’adoption, l’une menant souvent vers l’autre. La paternité contrariée, ou disons la difficulté d’un père à s’occuper de ses enfants, occupait tout l’arrière-plan des récits policiers de Tightrope, True Crime ou Absolute Power. Avec Million Dollar Baby, la défaillance paternelle prenait une forme bien plus explicite, à travers l’absence même de l’enfant et le manque qu’elle occasionne. Dans Gran Torino, ce manque existe toujours et se double d’une incompréhension des enfants à l’égard du parent (les enfants de Meryl Streep dans The Bridges of Madison County étaient d’ailleurs, au moins au début du récit, dans ce même registre de l’incompréhension). Ce qui est très beau, et qui fait d’Eastwood un cinéaste moderne de la famille, c’est que dans les deux cas, le cinéaste ne s’appesantit pas sur l’échec de la relation familiale, n’en fait pas l’objet de son récit ni n’essaie de le résoudre (il offrirait une vision classique de la famille si l’objet de ces films était justement de parvenir à la réconciliation), mais le transforme au contraire en une véritable apologie de l’adoption. Dans Million Dollar Baby, l’entraîneur redevenait pleinement père au contact de sa boxeuse, même si sa mémoire allait rester jusqu’au bout un tombeau. Dans Gran Torino, le vieil homme retrouve lui aussi un enfant. Non qu’un enfant se remplace facilement, mais parce qu’il est toujours possible dans son cinéma de faire la rencontre « extra-familiale » de sa vie. D’où l’impression paradoxale de victoire qui émane du dernier plan du film et rappelle beaucoup celle ressentie à la fin de Honkytonk Man, lorsque, recueilli sur sa tombe, le jeune garçon tenait dans sa main la guitare de son oncle. Car même s’il ne s’agit plus aujourd’hui d’une guitare mais d’un véhicule de collection, le symbole lui n’a pas changé : il s’agit d’un lègue spirituel, de la trace matérielle d’une émancipation, de l’affranchissement salutaire de deux garçons par rapport à leur seul milieu familial. Certes, ils sont orphelins de ce parent de substitution, mais ils auront l’un comme l’autre gagné le temps de cette rencontre les moyens de s’épanouir. D’où le caractère initiatique de telles rencontres, véritables récits d’apprentissage toujours filmés comme positifs par le cinéaste quelle que soit la personnalité de l’adulte (cf. A Perfect World).

Gran Torino (Clint Eastwood, 2008)

Mais il y a plus, car outre l’approfondissement de cette thématique de l’adoption chère au cinéaste, Gran Torino est sans doute le film où Eastwood l’acteur paraît le plus vulnérable. C’est qu’il s’aventure dans certaines séquences et n’a jamais semblé aussi exposé. Trois moments clés du film le montrent bien. D’abord, le tout début et la toute fin dans l’église, quand il est seul devant les autres : vivant ou embaumé dans son cercueil, il y est vraiment à la merci du regard de chacun et pas seulement du nôtre comme c’était le cas autrefois, lorsqu’il lui revenait encore de foudroyer des yeux ceux qui se mettaient en travers de son chemin. Ensuite, il y a cette petite scène en apparence digressive où il quitte la fête des adultes donnée chez les voisins, pour descendre dans la cave et se retrouver parmi les jeunes. Les regards s’échangent, il y a un rap très doux en fond sonore qui produit une certaine mélancolie et si lui, le vieil homme, n’aura fait que passer parmi cette jeunesse qu’il filme bien, on a la sensation que ce peu de temps lui aura quand même suffit pour être de tout cœur avec elle. Cette scène assez courte, nullement filmée comme importante, mérite vraiment d’être regardée comme l’une des plus accueillantes de sa longue carrière. Enfin, il y a ce geste plusieurs fois répété de « tireur à mains nues » qui montre à quel point la figure de la vengeance (et du meurtre) a évolué dans son cinéma depuis Unforgiven. En 1992, il s’agissait encore – et pour la dernière fois – de revenir tuer. Dix ans plus tard, à la fin de Mystic River, Kevin Bacon ne fait plus que mimer le geste et aujourd’hui, dans Gran Torino, Eastwood fait semblant lui aussi de tirer et ne tue plus personne. Autrement dit, il ne s’agit plus ici de filmer la vengeance, mais au contraire le renoncement à celle-ci. Ne reste alors qu’une belle scène d’impuissance et de colère. Et le plan qui suit, qui le montre assis dans la pénombre les doigts en sang, doit être vu comme un grand moment de vieillissement de l’œuvre.

Gran Torino n’est enfin pas plus modeste que ne le serait le cinéaste, et pour une raison simple : un film d’Eastwood dans lequel il joue, c’est toujours deux histoires filmées en une, à égalité de temps. Celle du scénario et celle qui n’a pour cadre que la présence solitaire et picturale de l’acteur. L’image devient alors tableau, avec un contre-jour et des ombres qui mettent en valeur la beauté de son visage. On est bien ici dans une esthétique de l’homme seul à mi-chemin entre le cavalier et la piéta. Et puis c’est Eastwood lui-même qui, en se filmant, a fait de lui l’icône qu’il est aujourd’hui. Il ne faut pas y voir une démarche prétentieuse, mais simplement celle d’un auteur qui s’est pris aussi pour objet. D’où le caractère finalement mémorial du film et cette sensation d’aboutissement qui émane de son avant-dernier plan où on le voit couché, la tête dépassant du cercueil. Une fausse mort certes, mais qui inviterait presque à se recueillir pour de vrai.

Gran Torino (Clint Eastwood, 2008)