Hommes à louer de Rodrigue Jean

UN EMBARGO INACCEPTABLE

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«Pourtant, ailleurs, ici et là, je rencontrais des hommes oubliés par les images, négligés par les littératures, et qui, eux, apprenaient à vivre en vivant.» (Pierre Perrault)

Par cette lettre, je viens donner mon appui au cinéaste Rodrigue Jean et souhaite que l’embargo qui touche son film Hommes à louer soit levé.

Hommes à louer est un grand film, un film important dans la cinématographie québécoise, qui renoue avec la tradition du cinéma direct – un cinéma qui a pour assises la parole, tout en proposant au spectateur une vision cinématographique radicalement nouvelle. Tout au long de la projection d’Hommes à louer, qui aborde la condition de jeunes hommes prostitués, on a l’impression que, pour la première fois, ces exclus de la société prennent véritablement la parole et nous interpellent. Le choc éprouvé est tel qu’on ne peut que reconnaître la vision du cinéaste et de ses collaborateurs, de même que la cohérence de la démarche de l’auteur des films Yellowknife et Full Blast.

Pourtant ce film unique est pris en otage par ses producteurs (l’Office national du film du Canada et la maison de production InformAction), qui refusent de le mener à terme. Dans ces circonstances, personne d’autre que les 160 spectateurs qui ont vu un montage final du film à la Cinémathèque québécoise à l’occasion des Rendez-vous du cinéma québécois pourront juger de l’œuvre. Depuis octobre 2007, les producteurs ont mis fin au dialogue avec le cinéaste. Ils n’ont jusqu’à présent pas pris la parole publiquement dans cette affaire, abandonnant le cinéaste à lui-même dans une situation proprement kafkaïenne.

En choisissant de produire une œuvre de Rodrigue Jean sur la prostitution masculine, les producteurs ne pouvaient pas ne pas connaître la rigueur que ce cinéaste s’imposerait face au film qu’il s’apprêtait à tourner. Hommes à louer est une œuvre exigeante et sans compromis, et dès le début du projet, son auteur a joué cartes sur table quant à ses intentions. En effet, Rodrigue Jean a toujours affirmé vouloir réaliser un long métrage, une oeuvre personnelle issue du lien tissé avec des jeunes prostitués tout au long des mois de recherche et d’une année de tournage; et c’est bien dans cet esprit que le projet a été accepté par l’ONF et InformAction.

Alors pourquoi, au moment où le montage est terminé, bloque-t-on la post-production du film et sa sortie?

Dans une entrevue publiée le 22 février 2008 dans La Presse, la directrice générale des communications de l’ONF, Nathalie Courville, laisse entendre que la durée actuelle du film empêche son exploitation commerciale. Or, si ce film de 2h 20 minutes présente certains défis, il est loin d’être inexploitable. Des œuvres documentaires ont connu une carrière remarquable en salles sans se conformer à une durée préétablie, et l’exigence d’écoute qu’elles requièrent souvent, peut être mise en relief, voire exploitée lors de leur mise en marché. Je ramène à la mémoire du lecteur Le grand silence, d’une durée de 2h40, ayant connu un succès international et qui, ici au Québec, a tenu l’affiche pendant plus de quinze semaines. Faut-il rappeler aussi le film de Wang Bing, À l’Ouest des rails, d’une durée de 9 heures, qui a été reçu par la critique et le public comme une révélation ? Je pourrais aussi parler des films de Robert Kramer (Route one USA, 3 heures), de Van der Keuken, (Amsterdam Village Global, 4 heures), de Yamina Benguigui (Mémoire d’immigrés, 2h40, présenté en trois épisodes sur Canal Plus lors de sa sortie en 1998). Comme ces films, Hommes à louer dans sa version actuelle a tout simplement trouvé la durée et la forme qui lui conviennent.

L’ONF, qui possède désormais un vaste département dédié au marketing, pourrait diriger quelques «effectifs» sur le cas d’Hommes à louer et je suis certain que des idées originales surgiraient. Ce département trouverait ainsi une occasion de corriger l’étrange impression qu’on y travaille de plus en plus à promouvoir l’image de l’ONF et de moins en moins pour les films eux-mêmes.

Madame Courville déclare que « les producteurs et diffuseurs ont un droit d’approbation sur le film et [que] l’auteur doit respecter certaines contraintes, parmi lesquelles la durée et le format du film. (…)Quand on fait appel à des fonds publics, il faut respecter les règles du jeu. »

Mais, par ailleurs, est-ce que les producteurs n’ont pas l’obligation de maintenir un dialogue avec le réalisateur et ce malgré les tensions qui naissent forcément au cours de la production d’un film ? En ce sens, ce n’est pas Rodrigue Jean qui fait défaut à ses responsabilités à l’égard des fonds publics, mais bien les producteurs en rompant la communication avec le cinéaste, puis en empêchant la finition et la sortie du film.

La Société Radio-Canada, qui participe au financement du film, exige, comme c’est souvent le cas, une version pour une case horaire d’une heure. Pour cette raison, nombreux sont les cinéastes et producteurs qui, tout en travaillant dans l’esprit d’un long métrage, prévoient une version écourtée de leur film, simplement parce que la participation de la société d’État donne accès à un financement plus substantiel et permet de rejoindre un vaste public. La classe de Madame Lise de Sylvie Groulx, Des Nouvelles du Nord de Benoît Pilon, L’erreur boréale et Le peuple invisible de Richard Desjardins, Sur le Yangtze de Yung Chang sont quelques exemples parmi de nombreux autres qui ont connu une vie en salle et qui ont été ou seront présentés à la SRC dans une version écourtée.

Le souhait qu’exprime Rodrigue Jean pour son film rejoint celui de nombreux cinéastes, producteurs et associations professionnelles : que la télévision d’État s’ouvre à un véritable engagement à l’égard du long métrage documentaire et que celui-ci ne soit plus un cas d’exception dans la grille horaire de la SRC. Malgré cela, Rodrigue Jean a respecté l’entente qui lie la production à la SRC en livrant une version d’une heure de son film. Mais cette version a été refusée. On lui demande de ne conserver que quatre personnages d’un film qui en compte onze. On lui demande d’enlever les passages où les jeunes parlent avec lucidité des conditions dans lesquelles ils pratiquent la prostitution et ainsi de vider le film de son contenu le plus bouleversant et le plus essentiel à une compréhension de la dimension politique de leur parole.

Enfin, lorsque Madame Courville de l’ONF s’interroge en disant : « si [Rodrigue Jean] résiste au point de faire tomber un projet qui est presque terminé, je ne sais pas quel producteur voudra travailler avec lui », ne réalise-t-elle pas alors qu’elle manifeste un réel mépris à l’égard d’un des cinéastes les plus rigoureux de sa génération et de tous ces cinéastes qui ont la même exigence que lui et qui défendent avec passion leurs œuvres. L’ONF n’aurait pas sa raison d’être sans les cinéastes qui lui ont insufflé une âme. Le producteur, lui, n’a de mérite que dans la mesure où il met son talent au service d’un film et de la vision d’un cinéaste. À force de mépriser ceux-ci, de vouloir les mettre au pas et d’espérer d’eux qu’ils consentent à toutes les compromissions, nous pouvons à notre tour nous demander quels sont les cinéastes qui auront à l’avenir un véritable désir de travailler au sein de cette institution.

Monsieur Perlmutter, président de l’ONF, Madame Nathalie Barton, productrice chez InformAction, vous avez entre vos mains un des plus grands films documentaires québécois des dernières années. Pour que le public puisse juger lui-même de cette œuvre, il faut lever l’embargo qui en empêche la post-production et la sortie en salle. Une fois cela fait, alors peut-être pourrons-nous entamer en chœur avec vous la chanson de Gilles Carles « Si c’est ça le cinéma, non merci, non merci. Ah! maman, je veux des vraies vues, des vraies vues comme on n’en voit plus. Ah! maman, je veux voir des films de l’Office. »

Sylvain L’Espérance, cinéaste et producteur

Hommes à louer (Rodrigue Jean, 2008)