Un cauchemar climatisé
Public et critique s’accordent dans l’ensemble pour placer le cinéaste David Lynch au panthéon des cinéastes incontournables. Il y a des détracteurs mais bien peu se font entendre ou sont noyés sous le concert de louanges. Il s’agit ici succinctement de revisiter l’œuvre du cinéaste américain et de montrer en quoi cette célébration sent la hâte si on y regarde de plus près. Car de quoi parle le cinéma de David Lynch ? De quoi est-il fait ? Qu’est-ce qui permet de le considérer comme un grand cinéaste ? Il est une chose sur laquelle on s’accordera encore aisément, ce sont les innombrables interprétations que l’on peut tirer des films de David Lynch. Il faut quand même rappeler que cette diversité d’interprétations, voire l’incompréhensible en général, ne sont pas obligatoirement un signe de profondeur et de grandeur même s’il est très tentant de se servir de cette foisonnante multiplicité pour classer un cinéaste au rang de maître. Que la critique n’épuise pas une œuvre est une évidence mais célébrer celle-ci parce qu’elle suscite quantités d’interprétations, relève plus d’un discours autour de l’œuvre et non de la richesse de celle-ci en elle-même. On a souvent l’impression que la critique actuelle a fait sienne, à son insu, cette phrase de David Lodges dans Un tout petit monde : « Un critique de nos jours passe son temps à triturer l’expression la plus évidente pour en extraire mille significations… Son but, en fait, n’est pas de rendre justice à l’auteur, qu’il traite d’ailleurs avec beaucoup de désinvolture, mais de s’encenser lui-même et d’étaler sa science sur tous les sujets et sur toutes les ressources de la critique. »
I / UN CAUCHEMAR CLIMATISE
On parle beaucoup de la complexité de l’intrigue dans les films de David Lynch. Que nous racontent-ils ? L’histoire est-elle importante ? Les éléments qui la parcourent sont-ils prédominants ? Est-ce encore la manière de narrer qui importe ? Si on jette un point de vue général sur ses films, on constate que le cinéaste fait souvent référence aux petites villes américaines des années cinquante, c’est-à-dire d’une époque qui aimait donner d’elle-même un climat d’insouciance, de prospérité matérielle et respectueuse des valeurs morales et familiales d’après-guerre. Mais, nous dit-on, derrière cette apparence paisible, ce rêve américain, se cache un autre monde, terrible et obscur, malsain et pourri. Ce serait l’exploration de cet univers trouble et double qui ferait de David Lynch un cinéaste d’exception car, grosso modo, il ne s’arrêterait pas aux apparences. Jusqu’ici, notre curiosité est en éveil. Nous accédons à cet envers du décor généralement en nous plongeant dans le paysage mental torturé d’un personnage (Fred dans Lost Highway, Diane dans Mulholland drive, Henry dans Eraserhead) ou par l’entremise d’un protagoniste qui découvre des êtres pervers et peu fréquentables (Blue Velvet, Sailor et Lula) quand il n’est pas lui-même un peu dérangé aussi. On peut dire, sans trop se tromper, que les oeuvres de Lynch sont des descentes aux enfers, des univers cauchemardesques qui auraient le mérite de contrarier l’imagerie sereine et douceâtre que l’on peut se faire du réel. Au tout début de Blue Velvet, une scène est représentative de cette thématique : un homme arrose sa belle pelouse puis il tombe à terre, terrassé par une crise cardiaque ; la caméra s’enfonce alors dans le sol et nous fait découvrir un monde obscur, grouillant d’insectes.
Le problème va être de savoir si l’auteur de Mulholland Drive est cinématographiquement pertinent dans l’illustration de ce thème fondamental. Certes, les défenseurs ne manqueront pas de rétorquer que David Lynch a un style différent des autres cinéastes qui explorent un sujet similaire. Pour autant, je ne crois pas que c’est en disant qu’il y a une différence de style qu’on arrivera à quelque chose mais en montrant que cette différence de style est une différence de richesse dans le contenu. C’est plutôt sur ce point qu’on remarque qu’un cinéaste a réellement un propos à transmettre dans la manière dont il aborde les choses. Chez Lynch, c’est précisément là que le bât blesse. Au lieu d’approfondir cette thématique, on a l’impression que l’auteur de Lost Highway ne fait que l’emballer dans une forme maniérée et boursouflée, déguisant une trame narrative simpliste, forme qui, dans tous les cas de figure, brouille les cartes en jouant sur la réversibilité des signes et de leur interprétation.
Descendons les cercles de ce supposé enfer. Soyons concret et arrêtons-nous un moment sur Lost Highway, film considéré comme un des meilleurs de David Lynch, à juste titre par ailleurs. Nous avons bien ici une petite ville d’apparence tranquille cachant une réalité sordide. Que nous conte-t-il ? Beaucoup de personnes se torturent les méninges pour y comprendre quelque chose mais c’est bien plus simple que cela en vérité si on retire la gangue tarabiscotée qui le recouvre. Le film nous peint le paysage mental torturé de Fred Madison, musicien de free jazz, qui, ne supportant plus son mode de vie et la faillite de son couple, tue sa femme, Renée, et son amant, Eddy, gros et gras caïd à la tête d’un réseau de films pornographiques. Banale histoire d’adultère. Dans la première partie, Fred reçoit trois cassettes montrant successivement la façade de sa villa, Renée et lui-même dormant dans leur chambre et enfin le moment où Fred dévore sa femme après l’avoir assassinée. Ces cassettes nous révèlent en quelque sorte le crime que Fred a commis ou va commettre. Au moment où il visionne la dernière cassette, il n’a pas pu commettre cet assassinat et pourtant, c’est tout le contraire qui a lieu. Le point crucial à saisir est que Lost Highway s’amuse sans cesse d’un paradoxe temporel en instaurant deux plans narratifs distincts mais qui n’arrêtent pas de se chevaucher constamment. Ce subterfuge joue plus du casse-tête chinois que de nous faire comprendre ce qui se passe réellement. Rappelons-nous la fin : ayant la police à ses trousses, Fred retourne chez lui, appuie sur l’interphone et dit : « Dick Laurent est mort ! », ce qui nous fait retourner au tout début du film quand ce même Fred entendait cette phrase dans son propre interphone ! Les enquêteurs arrivant, il s’enfuit et se métamorphose à nouveau… ce qui lui permettra, suppose-t-on, d’échapper à la police. En effet, l’impression de cauchemar joue simplement sur l’idée que Fred n’a fait que du surplace. Le film semble nous dire que dans le réel, impossible d’échapper à son enfer intérieur. Vraiment ? N’est-ce pas plutôt le film lui-même qui pédale dans le vide ?
Non seulement cette intrigue est inutilement emberlificotée, mais la mise en scène de Lynch se révèle incapable de traiter un tel sujet d’envergure. En distinguant ces deux plans narratifs, le cinéaste se prive de la possibilité de les unifier. Tout d’abord, on a bien du mal à saisir la cohérence dans l’enchevêtrement entre réel et irréel. Si Fred se fait bien arrêter par des policiers après avoir tué sa femme, s’il rêve bien d’être Pete, comment arrive-t-il réellement à s’échapper de la prison et à être poursuivi à la fin par la police ? Le co-scénariste de Lost Highway, Barry Gifford, dans le Hors série Les Inrockuptibles consacré à Lynch, nous donne une explication qui vaut ce qu’elle vaut (page 61) : « Ce qui vient de David, c’est cette idée de quelqu’un devenant quelqu’un d’autre. Pas un dédoublement, pas une illusion : une vraie transformation charnelle. Par la suite, j’ai parlé à des toubibs et je me suis assuré que ce qu’on faisait était cliniquement exact. Ca s’appelle une fugue psychogénique [qui prend naissance dans l’esprit]. » Cette fugue psychogénique, cette idée de quelqu’un devenant quelqu’un d’autre, « vraie transformation charnelle », n’est qu’un dédoublement. Personne n’a encore vu un homme se métamorphoser physiquement en quelqu’un d’autre d’une manière aussi radicale et en aussi peu de temps. L’argument donné par Barry Gifford ne tient pas une seconde. Il s’agit là d’une explication maladroite pour tenter d’instaurer les deux plans narratifs distincts dont je parlais plus haut : par exemple, Pete ou le personnage mystérieux sont Fred sans l’être tout à fait. C’est un peu aisé mais pratique pour faire le grand écart et de faire comme si les personnages menaient leur petite vie chacun de leur côté tout en étant étroitement liés entre eux. Évidemment, on peut trouver aussi une solution de facilité à tout cela : Fred est dans un hôpital psychiatrique ou ailleurs et imagine le film même qu’on est en train de voir.
Ensuite, si la première partie de Lost Highway est plus intéressante et constitue plutôt une bonne surprise, nettement moins emphatique dans le traitement que les précédents films de Lynch, la seconde s’enlise dans une trame narrative usée et inutile entretenant des accointances avec le clip vidéo trashy mais propret. Que se passe-t-il une fois que Fred se métamorphose en Pete ? Il ne faut pas être grand devin pour comprendre très vite tout l’enchaînement qui suit : Eddy tient Alice sous sa botte, Alice vient le soir même au garage pour séduire Pete qui va tout d’abord refuser puis finalement accepter l’invitation. À cet égard, il aurait été nettement plus intéressant qu’il refuse car le scénario prenait vraiment un risque où tout devenait possible. Cette hésitation trouve son explication (comme dans Mulholland Drive , on y reviendra) dans le fait que, dans la réalité, Renée trompe Fred avec Eddy. Ici, c’est Fred/Pete qui conquiert Renée aux dépens d’Eddy ! Vu l’invitation de la dame, où cela finit-il ? Au lit. Alice avoue à Pete qu’elle a été contrainte de jouer dans des films pornographiques et de faire partie de cette maffia. Et notre brave Pete va vouloir la sauver. On se dit que cela ne va pas faire plaisir à Eddy qui va avoir des doutes. Cela ne rate pas : Eddy bougonne et à soupçonne Pete. Sans tambour, ni trompette, il vient lui dire son fait dans le garage où Pete travaille. Rassurez-vous, personne n’est inquiété. Comme on s’y attend, Pete redevenu Fred tue Eddy. Et tout cela dure plus d’une heure. On n’en sort pas.
À quoi cela sert-il de nous imposer un parcours fléché où l’on va voir et revoir des situations que l’on a déjà vues et revues des dizaines de fois dans d’autres films, scènes qui constituent la plus grande matière de Lost Highway ? Dans la réalité, Fred a commis un acte terrible car sa femme le trompe avec Eddy. Dans le fantasme, Fred ne fait que se revaloriser en la reconquérant au nez et à la barbe du même Eddy, homme fort, viril et violent, canevas féminin similaire dans Mulholland Drive avec le personnage de Betty / Diane. Fred joue à cache-cache avec lui-même. Le monde parallèle et les personnages imaginaires que Fred s’invente le ramènent paradoxalement à prendre plus ou moins conscience du crime qu’il a commis. C’est tout, serait-on tenté de dire ? Belle idée romantique mais mensongère. Il ne fait que compenser sa frustration première, inversion un peu simplette de ce que peut être la complexité d’un esprit torturé. On peut même dire que Lynch rate la thématique du double en axant l’apparition de ceux-ci comme étant une simple lubie de Fred surgie de nulle part. Au lieu de se concentrer sur son sujet, Lynch se disperse. Le véritable double de Fred est Eddy et personne d’autre. Ce qui fascine Fred, ce n’est pas la perte de Renée mais plutôt qu’un tel homme comme Eddy ait pu la lui subtiliser. Paradoxalement, c’est ce dernier, le véritable rival abhorré, qui n’est pas mis en valeur et approfondi. Absent de la première partie, Lynch escamote ensuite son rôle en le caricaturant à l’excès, portrait qui justifierait presque que Fred l’élimine. Ce qui aurait été réellement surprenant, c’est qu’on s’aperçoive qu’Eddy ne correspondait en rien à l’image que s’en est faite Fred. Au lieu de cela, Lynch préfère se perdre dans les relations entre Pete et Alice, la reconquête de cette dernière et brosser un tableau d’Eddy absolument négatif. Car le schéma simpliste que met en avant le film n’explique en rien le pourquoi de ce détour fantasmatique. Il ne fait que l’entériner sans démasquer l’illusion romantique dont Fred est victime à la base. Au fond, Fred a bien commis deux meurtres, il en est perturbé mais la véritable cause de son enfer est escamoté purement et simplement. Le cauchemar de Fred n’est qu’une vision mystificatrice du personnage envers lui-même mais que le film ne met jamais au grand jour. D’où cette impression de vacuité que procure Lost Highway.
Si Lynch avait été conscient de cela, il aurait compris que l’homme mystérieux (qui ressemble à celui de la mort dans Le Septième sceau de Bergman) devenait inutile et compliquait l’histoire. Nous découvrons ce personnage dans la première partie quand Fred le rencontre à une réception. Au cours de celle-ci, cet homme annonce de vive voix à Fred qu’il est aussi chez lui. Intrigué, Fred compose son numéro et effectivement, l’homme en personne lui répond ! Ce dernier ajoute qu’ils se sont déjà rencontrés. Où ? Chez lui, chez Fred. En rentrant, Fred fouille son appartement persuadé qu’il y a quelqu’un d’autre. Il n’y a bien entendu personne, sinon lui-même. Si on remplace ce personnage mystérieux par Eddy, tout s’éclaire quand on sait que ce dernier est l’amant de Renée. Le cinéaste multiplie les doubles comme on multiplie les pains en occultant le véritable double qui fait basculer Fred dans le cauchemar : Eddy. Hélas, David Lynch ne prend pas cette voie. Au contraire, il en rajoute : ce personnage emblématique chevauche les deux parties du film sans subir de changement et devient explicatif. Il apparaît vers la fin, tenant, comme on pouvait s’y attendre, une caméra vidéo à la main. C’est encore lui qui avoue un peu plus tard à Fred qu’Alice est en réalité Renée (scène bavarde « Alice who ? Her name is Renee ! » grande découverte, non ?), qui glissera un couteau à Fred pour trancher la gorge d’Eddy. Juste après, il abat Eddy d’un coup de revolver puis… disparaît et… c’est Fred qui se retrouve l’arme à la main. L’homme mystérieux est donc bien un double de Fred et c’est ce dernier qui s’envoie les trois cassettes vidéo à l’insu de son plein gré. Ne pouvait-on pas le comprendre sans son intervention ? Quand bien même, on a du mal à avaler que Fred s’envoie les cassettes avec autant d’inconscience. D’où l’intervention du personnage mystérieux, double de Fred sans l’être en même temps, qui résout ce dilemme. Que d’inutiles complications alors qu’il aurait été plus signifiant que l’on découvre que ce soit Eddy qui les lui envoie.
Bref, qu’apprend-on vraiment dans cette échappatoire par le fantasme ? Au fond, peu de choses : derrière l’apparence d’une petite ville tranquille, d’un côté, le couple formé par Renée et Fred est névrosé jusqu’à la racine, cachant une pute et un assassin et de l’autre côté, règne la pègre et la pornographie. Point. Le symbolisme des deux femmes, l’une brune, l’autre blonde que l’on retrouve aussi ailleurs (Blue Velvet, Mulholland Drive ) évoquant soit le monde obscur et mystérieux du fantasme ou la banalité de la vie diurne est tout aussi schématique et manichéen. Car si on comprend bien que Fred s’évade dans un monde idyllique, ce mode de vie en apparence si tranquille et si rassurant des petites villes américaines dont nous parlions plus haut, il était inutile de faire un détour aussi insignifiant pendant plus d’une heure. Si Lost Highway n’est pas réaliste, David Lynch aurait pu déguiser les nombreuses facilités du scénario et donner une véritable cohérence à l’univers absurde qu’il met en scène. Il aurait été plus ambitieux de prendre tout d’abord cette voie et d’en dévier ensuite très vite. Ce que l’on pouvait accepter avec intérêt de prime abord tourne vite à l’exercice de style. C’est sur ce terrain que David Lynch a débuté sa carrière avec Eraserhead où on assiste à des séquences plutôt ridicules (le poulet cuit qui éructe une sauce brunâtre, la petite bonne femme aux joues gonflées qui écrase du talon des cordons organiques qui tombent sur la scène) qu’ayant réellement un potentiel créateur et signifiant. Le cauchemar se ratatine en platitudes, clichés et tics modernistes.
Cela ne s’arrange guère quand on examine comment David Lynch traite tout cela. Réponse : par l’emphase et les facilités. Détaillons. Pete échappe, sans rien faire pour déguiser son départ, à la surveillance des deux inspecteurs juste au moment où Eddy propose à celui-ci d’aller tester sa belle voiture. On peut dire aussi que les deux inspecteurs sont de parfaits imbéciles mais le procédé est un peu maladroit quand on constate que, dans la scène suivante, Eddy brutalise un automobiliste. Évidemment si les deux inspecteurs les avaient suivis… Cette séquence purement gratuite et tonitruante souligne qu’Eddy, un truand, apprend les bonnes manières à un chauffard. Fallait-il faire aussi lourd et appuyé ? Sur ce point, les films de Lynch sont parsemés d’effets gratuits que certains critiques ou certains spectateurs oublient étrangement. L’un des plus grotesques se trouve dans la séquence où Pete découvre un film pornographique diffusé sur un écran avec Alice comme protagoniste principal (Pete ne fasse aucune remarque à Alice sur ce sujet). Andy, l’homme de main d’Eddy, pénètre alors dans la pièce, Pete l’assomme, et comme dans les bons films hollywoodiens, Andy se relève et se jette sur Pete qui l’évite… Dans sa chute, Andy s’est enfoncé un coin de la table basse dans le front ! Comme le plan est singulier, Lynch n’hésite pas à revenir six fois (!) dessus avec l’arrivée des inspecteurs.
Poursuivons. Dans le même genre de kistcheries, on a droit, quand Pete découvre pour la première fois Alice dans la voiture d’Eddy, à un ralenti complaisant, avec force regards appuyés, le tout nappé d’une musique rock-cool (plus d’une minute). Suivra un peu plus tard une scène où Pete et Alice feront l’amour tout nus sur le sable, éclairés par la belle lumière des phares de la voiture avec en prime une chanson sirupeuse en bande-son… et tout cela dure deux minutes trente. Si on comprend que Fred veut copuler avec Alice (rappelons qu’il a des problèmes sexuels avec Renée) et qu’il s’entende dire « Tu ne m’auras jamais », on se demande bien pourquoi David Lynch est obligé de faire aussi cliché et d’infliger une suite à Neuf semaines et demie d’Adrian Lyne (même genre de choses kitschs dans Twin Peaks où tout à la fin, nous assistons à l’envol d’une femme-ange sur une musique religieuse). C’est juste après cette scène que Pete redeviendra Fred. Il s’enfuit et découvre que sa femme couche avec Eddy dans un motel intitulé Lost Highway. Fred attend que Renée s’en aille, assomme Eddy, le fourre dans le coffre d’une voiture et va dans le désert. Une fois là, quand Fred ouvre le coffre, eh bien le pauvre bougre est attaqué par Eddy ! Diable, il ne s’y attendait pas. Un conseil pour les novices : bien assommer et ligoter votre homme auparavant. L’homme mystérieux réapparaît et glisse un couteau à Fred qui tranche la gorge à Eddy, ce qui n’empêche pas ce dernier de parler normalement, de visionner une vidéo avant de se faire tuer par le personnage mystérieux… enfin Fred.
Autre gimmick où Lynch excelle : le bougé de caméra avec flou à la clef. Quand un personnage ne se sent pas bien, le cinéaste souligne souvent ce malaise par des effets de caméra. C’est le cas à plusieurs reprises dans Lost Highway notamment quand Pete regarde la lampe au plafond… qui devient floue, et aperçoit des insectes. Même genre d’effets dans Mullholland Drive au moment où Diane se masturbe et où à trois reprises, la caméra se met à trembler, fait le point sur le plafond avec un grondement sonore. Autre variation : Fred, lors de sa métamorphose, se met à bouger la tête dans tous les sens. Là encore même procédé tout à la fin du film quand il est poursuivi par la police. Si on saisit bien où Lynch veut en venir, Fred ayant des problèmes avec son cerveau, cet effet visuel fait plus vidéo clip et poseur qu’autre chose (il en est de même des éclairs qui parsèment le film pour créer une soi-disant ambiance). En a-t-on même besoin ? Qu’apporte-t-il ? Ne peut-on pas imaginer Fred avec un visage anxieux et juste après les gardiens de la prison découvrir le jeune Pete à la place de Fred ? Pour le coup, c’était déconcertant en plus d’être sobre, sans compter que le spectateur avait tout à imaginer.
L’objection que l’on pourrait soulever est de dire que Fred se met lui-même dans un monde kitsch et qu’il est donc normal que le film le soit ! Fred peut bidouiller intérieurement les événements qu’il vit ou complètement les fantasmer. Premièrement, on a vu que ce détour est vain et mystificateur. Deuxièmement, certes, on peut sortir une telle explication mais alors on s’engage dans une voie malaisée car à ce compte-là, on peut faire du décousu et de l’emphase à volonté et les mettre sur le compte de la folie du personnage. Fred pourrait se mettre une fleur dans les fesses que cela paraîtrait normal. Pour le moment, cela excuse plus l’accumulation de clichés que de renforcer le développement pertinent du sujet et des personnages.
On pourrait dire encore que cela est mineur ou le fait de quelques imperfections passagères. Hélas, David Lynch est aussi le réalisateur de Sailor et Lula, film noyé par une musique incessante, truffé de personnages plus névrosés et plus cinglés les uns que les autres au point que le résultat est d’un grotesque achevé. Et ici, il n’y a plus l’excuse du fantasme. Que penser des innombrables gros plans sur une cigarette qu’on allume ? De la première scène où Sailor s’en prend à un homme et lui « éclate » la tête alors qu’on entend en bande son une grosse musique rock ? Cela ne rappelle-t-il pas la scène où Eddy fait de même avec un automobiliste ? Sailor et Lula semble compiler toutes les lourdeurs possibles et inimaginables et de préférence dans le genre trash : relation de Sailor avec une fille, Marietta ; la mère de Lula qui se barbouille de rouge à lèvres et que la caméra se complaît à montrer sur une musique insistante ; des plans où Sailor et Lula font l’amour avec des teintes rouges et jaunes ; l’histoire du cousin de Lula (c’est cette dernière qui raconte l’histoire) qui croyait que l’esprit et la foi de Noël avaient été détruits par des idées inspirées par des créatures extraterrestres en caoutchouc noires (il finira par se mettre un cafard dans le derrière) ; Sailor et Lula batifolant et s’embrassant sur fond de coucher de soleil sur les Quatre derniers lieders de Richard Strauss ; la scène où Johnny est sacrifié d’une balle dans la nuque par un homme pendant qu’une femme se caresse ; celle encore où Bobby, blessé à mort par un policier lors de l’attaque de la banque, se fait sauter malencontreusement la tête avec son fusil (son crâne retombant mollement sur le sol) ; sans oublier celle où le même personnage pénètre dans la chambre du motel de Lula (qui vient de vomir et on a le droit à un plan dessus) et lui presse le sexe comme un citron etc.
Si on peut convenir que Lost Highway en fait moins, n’a-t-on pas là l’indice d’un certain style qui ne doit rien au hasard ? La fin de Sailor et Lula est d’un comique rarement atteint : Sailor sort de prison. Lula vient l’attendre avec leur fils, Pace, mais finalement Sailor décide de partir seul. Il est attaqué par une bande de loubards et une fée lui apparaît. Celle-ci lui dit, en substance, qu’il ne faut pas fuir l’amour. Sailor se relève et remercie les loubards de lui avoir appris la vie, se met à crier Lula, court à sa recherche, monte sur les voitures et la rejoint. Sous le regard de l’enfant, ils se réconcilient et Sailor chante à Lula Love-me tender d’Elvis Presley ! Quelle perspective d’ensemble peut-on donner à tout cela ? Ce ne sont plus de simples détails quand on s’appesantit aussi lourdement durant tout le film avec force musique pop-rock-trash pour jouer dans le clip-destroy ? Ce n’est pas prendre des risques dans la cinéphilie actuelle. Que reste-t-il du prétendu cauchemar dantesque qui sent plus l’antichambre du trip branché ?
Mieux maîtrisé techniquement mais nettement moins dramatiquement, Mulholland Drive est en quelque sorte la caricature de Lost Highway : ce que nous n’avions pas compris dans ce dernier nous ait ici explicité en deux blocs de narration qui se télescopent violemment. Bien plus intéressant aurait été de nouer ces deux blocs qui auraient joué à l’intérieur même de la narration de cette confusion entre le réel et l’irréel. Lynch, qui prétend aimer Kafka, en est à l’opposé ici. Là encore que nous raconte le film qui entremêle plusieurs histoires ? Pour le dire rapidement, il raconte la jalousie obsessionnelle d’une jeune fille Betty/ Diane qui a rêvé sa vie (celle d’être comédienne à Hollywood) et en a une tout autre. Elle a eu une histoire d’amour avec une autre actrice, Camilla, qui l’a aidée à percer dans le métier mais cette dernière l’a quittée pour se marier avec Adam Kersher, un réalisateur. Diane qui n’a pas supporté cette rupture et d’être frustrée sexuellement, décide de la faire assassiner. Toute la première partie est le rêve que fait Betty/Diane. On se demande pourquoi elle imagine l’objet de sa haine et de sa jalousie, Camilla, en une femme fragile qu’elle va aider et se donner ainsi le beau rôle ? J’ai beau cherché au plus profond de moi, je n’arrive pas à me rappeler quelqu’un que j’aie pu haïr et, dans le même temps, que j’aie imaginé sauver et venir en aide. Si on essaye de sauver un peu le bateau, on dira que cette première partie est le vieux rêve de Betty mais comment relier cela à l’histoire en cours puisqu’au tout début du film, on entend quelqu’un respirer et on voit la caméra s’enfoncer dans les couvertures, signe patent que la personne se remémore des faits ? On comprend que l’on puisse se tromper sur l’image de quelqu’un mais pourquoi l’esprit de Diane invente-t-elle rétrospectivement une histoire parallèle… qui n’a jamais existée ?
Nonobstant, le personnage fantasme la réalité et la reconstruit d’une manière idyllique. Dans son rêve, Diane réussit un casting. Dans le réel, elle n’a que de petits rôles. Dans son rêve, Diane aide, héberge Camilla. Dans le réel, Camilla est dominante. Dans son rêve, Diane séduit le réalisateur et imagine même que celui-ci est humilié par sa femme et renvoyé de chez lui comme un malpropre. Dans le réel, le réalisateur sort avec Camilla. Dans son rêve, Diane invite Camilla à dormir près d’elle, couche avec elle (compensation dans le fantasme d’un objet perdu, transition logique qui annonce la seconde partie). Dans le réel, Camilla a quitté Diane. Frustrée, mécontente d’avoir échoué sur toute la ligne et que son rêve lui échappe, elle renverse simplement tout comme Fred dans Lost Highway. Au moins, dans ce dernier, on participait un tant soit peu à l’enfer intérieur du personnage. Ici, Lynch David singe David Lynch et le cauchemar est climatisé d’emblée. Dans cette structure en deux parties, le lien est tellement systématique et direct qu’il en devient d’un simplisme navrant, et le spectateur ne saurait jamais ce qui a permis un tel glissement, le mécanisme intime et terrible qui nous amène à fantasmer et à mélanger réel et irréel. Qui nous dit d’ailleurs que c’est à cause d’Hollywood, du cinéma, des clichés qu’elle s’est mentie comme le suppose le film ? Cela peut-être tout simplement parce qu’elle est névrosée dès le départ ou que son amante l’a quittée, voire même pour une autre raison. C’est le flou le plus total là-dessus. Au final, tout est réduit au niveau d’un simple énoncé : elle est jalouse, elle ne va pas bien, elle a voulu tuer son amante, à Hollywood, il y a la pègre etc. Les situations, les personnages ne sont jamais creusés et approfondis par la narration mais agissent comme des signes aussi expressifs que des mannequins (outre que les comédiennes ne jouent pas très bien ou ne sont pas très bien dirigées). Pas de détour ici pour nous faire palper une quelconque complexité encore une fois. Il ne fallait pas non plus être grand clerc pour deviner que les deux femmes allaient coucher ensemble depuis le début pour tenter de rajouter une touche d’ambiguïté factice, scène d’un érotisme facile et complaisant. Des digressions semblent inutiles comme celle du jeune homme qui raconte son cauchemar et emmène son ami sur le lieu où il a vu un personnage monstrueux. Au mieux, on peut la relier à ce problème réel / irréel mais on surcode. Pourquoi même Betty invente cette trame ? Si on retire cette séquence, le film ne s’en trouve pas changé le moins du monde. Des détails paraissent peu crédibles comme le fait que le réalisateur Adam Kersher fracasse la limousine des mafiosi avec une canne de golf qu’il semble avoir apportée exprès à l’avance… à une réunion de production !
Si on arrête le film à la première partie, on a un objet stylisé mais creux. Pour montrer ce qu’il montre, cela pouvait tenir en une demi-heure. Fallait-il faire une première partie qui raconte une histoire banale d’une heure quarante-cinq pour subitement, dans la seconde partie, la compliquer à loisir, en jouant sur une stratégie de l’éparpillement et en disloquant gratuitement la narration ? Et tout cela pour nous faire simplement comprendre que le personnage est névrosé et a tout fantasmé ? La seule justification, comme dans Lost Highway, est l’esprit torturé du personnage principal, gimmick que l’on peut resservir à foison. L’intérêt du film ne se joue pas sur la richesse du contenu mais sur le temps passé à réordonner le puzzle dans un sens acceptable et potentiellement crédible. Ce qui procure une apparente complexité, c’est de faire débarquer sur le moment des scènes incompréhensibles du fait qu’elles saturent et submergent le spectateur par leur abondance et leur accumulation successives. Perdu dans ce labyrinthe, il lui restera ensuite à reconstituer le tout et à s’amuser ainsi pendant un petit moment. Ajoutons à cela une mise en scène sophistiquée et le tour est joué. Une fois le décryptage opéré, il reste que le contenu est d’un vide abyssal. Au lieu de nous faire éprouver les affres d’un personnage, David Lynch nous livre un jeu interactif que l’on peut offrir à Noël et qui amusera petits et grands. Le DVD même du film, comme dans tout bon jeu, fournit des indices pour le décryptage. Le film insiste lourdement sur ce côté puzzle qui permet de relier première et seconde partie : les plans sur la serveuse qui s’appelle une fois Diane et une autre fois Betty, le contrat que passe Diane avec un tueur à gages, le rôle de Coco (elle est la mère du metteur en scène), Diane racontant sa vie (elle pleure et personne ne le remarque ou ne s’en soucie) etc. Suivez la piste. À quand le CD-Rom « Que raconte David Lynch ? »
On a peut-être une explication à cette structure artificielle par le fait que Mulholland Drive devait être un pilote pour une série télévisée commandée par la chaîne ABC et devant se terminer avec une fin ouverte. La chaîne ayant décidé de renoncer au projet, Pierre Edelman décida d’en faire un film de cinéma. David Lynch poursuit dans le magazine Positif n°490 décembre 2001 : « Je compare cela à un corps sans tête : il y a un cou qui émerge, mais il manque la tête. Je ne sais pas comment le processus s’enclenche, mais il implique qu’on désire les idées avec une telle intensité que ce désir les tire de l’éther. Un soir, je me suis assis, j’ai fermé les yeux. Il était 18 h 30. Une demi-heure, toutes les idées m’étaient venues. J’étais tout heureux et je me suis mis à les coucher par écrit. Après quoi, j’ai dû reprendre le corps du scénario, le restructurer. Des scènes nouvelles demandaient à être tournées, ce qui a affecté l’ensemble, mais le projet a fini par épouser la forme qui devait être la sienne. » Miraculeux, non ? Ces scènes tournées ne peuvent être, en grande majorité, que celles de la seconde partie avec des raccords dans la première. En effet, difficile de présenter un pilote pour une série télévisée avec une telle narration déglinguée. On comprend peut-être mieux le problème qui mine Mulholland Drive que David Lynch a tenté de rafistoler en accolant une seconde partie totalement déstructurée… à une première d’une grande banalité.
Le cauchemar tant annoncé, ce monde trouble et double n’est souvent peuplé que d’individus dont on chercherait en vain la réelle épaisseur. Il est étonnant qu’un tel cinéaste porte si peu d’attention à ses personnages, tombant dans un psychologisme de bazar comme l’a trop souvent pratiqué Hitchcock. En remontant dans la filmographie de Lynch, on découvre Blue Velvet, film qui nous fait scintiller lui aussi l’apparence kitsch de ce genre de petite ville dissimulant un envers plus sombre et plus cruel. Sauf qu’ici, David Lynch n’a plus ouvertement l’excuse du fantasme pour laisser passer tant de facilités, signe patent au fond de sa superficialité dans le traitement de sa thématique.
Jeffrey Baumont (Kyle MacLachlan) fait la connaissance de Sandy Williams (Laura Dern) avec une facilité déconcertante. Il venait de rendre visite au père de cette dernière, un détective. En sortant, Sandy l’aborde, engage la conversation et l’aiguille directement sur la bonne piste : une femme brune (Dorothy Vallens) surveillée par la police et impliquée dans une histoire de meurtre. La complicité est immédiate bien sûr… Jeffrey parviendra sans trop d’efforts à pénétrer dans l’appartement de cette Dorothy Vallens (Isabella Rossellini). Le premier soir, caché dans un placard, il assiste à tout et même s’il se fait surprendre, il obtient les confidences de Dorothy. Comme on peut là encore s’y attendre, une séduction se noue entre eux… Jeffrey découvre la vérité, réussit dans son entreprise (comme on sait la police est toujours incapable dans ce genre de film ou alors elle arrive toujours trop tard) et s’en sort indemne. S’il est vaguement attiré et fasciné par le monde glauque qu’il découvre, il l’oublie rapidement. Étonnamment, ce monde bizarre ne touche pas les gens bien installés (Sandy, son père etc.) mais des truands et des cinglés bien identifiés. On sombre ici dans le manichéisme purement et simplement. On se demande même comment Jeffrey peut-il tuer Franck d’une balle en pleine tête sans être traumatisé ? Comme on peut encore s’en douter, on lui donne au final, en cadeau bonux, la jeune Sandy qui, pendant tout le film, a plus servi de cruche et de confidente, permettant de faire avancer l’intrigue d’une manière explicative. A-t-on douté une seconde que les deux tourtereaux ne finiraient pas dans les bras l’un de l’autre… sur une musique sirupeuse, en plein milieu d’un couloir juste après que Jeffrey ait tué Franck ?
Dorothy Vallens (Isabella Rossellini, lourdement maquillée) fait plus icône que personnage de chair et de sang, sorte de veuve éplorée un peu sado-maso, séquestrée et brutalisée par Franck qui lui a enlevé son petit enfant et son mari. Terrible destin que le sien : chanter une suave chanson tous les soirs dans un cabaret et endurer pareils tourments. Dur labeur que la vie ! Lors de ses discussions avec Jeffrey, elle ne lui parle guère de son enfant ou de son mari et Jeffrey ne se propose même pas de les aider ! Quant au personnage de Franck (Denis Hopper), il est sans doute le plus risible de toute cette mascarade, sorte de gros bébé pervers qui en fait des tonnes. Le rituel sado-masochiste qu’il impose à Dorothy sombre dans le symbolisme psychanalytique pompier avec scène primitive à la clef, Franck venant pour baiser et se nommant tantôt Daddy et tantôt Baby, et Jeffrey observant tout de son placard. Pour nous faire comprendre que ce personnage est non seulement pervers mais que son comportement délirant l’amène à s’étouffer, le cinéaste ne trouve rien de mieux que de lui coller de temps en temps un masque à oxygène pour lui permettre de reprendre sa respiration. Chez Lynch, l’artifice fait le moine… À aucun moment, le film n’explicite la raison pour laquelle il a enlevé le mari et l’enfant de Dorothy. Mais rassurez-vous spectateur, tout finit bien… avec happy end hollywoodien à la clef : Jeffrey a tué Franck, il obtient Sandy ; Dorothy Vallens retrouve son petit garçon (pas un mot sur son mari mort !) ; le père de Jeffrey va mieux etc.
En regard de ce film, comment être étonné de voir dans Lost Highway, un personnage comme Eddy qui est bien caricatural aussi dans la description qu’on nous en fait. C’est une brute épaisse, la bave à la bouche, prête à tuer à la moindre occasion, brutalisant des automobilistes. Il est cliché, sans nuances, tracé tout d’un bloc du début à la fin. C’est le méchant de l’histoire. On pourrait le comparer avec le personnage de Noah Cross dans Chinatown. Si Polanski nous montre un personnage odieux, assoiffé de pouvoir et de reconnaissance, il n’en est pas moins humain et complexe. Lynch ne nous présente qu’une caricature. Ce n’est pas mieux avec le personnage de Pete, jeune voyou-mignon-mais-paumé, et de celui d’Alice/Renée réduit au rôle de cruche, prototype de la blonde/brune pulpeuse, mi-ange, mi-démon. Ce n’est guère mieux dans Mulholland Drive. Que nous raconte le film du milieu hollywoodien même ? Rien. Le personnage du metteur en scène est-il complexe ? Que nous raconte-t-il des relations entre Diane et Adams ? Rien. Que nous raconte-t-il des relations entre Betty et Camilla ? Pratiquement rien non plus. Sauf une scène où l’on voit Adam qui, pour montrer à un comédien comment on doit interpréter une scène, prend sa place et embrasse Camilla dans une voiture. Le désir montrant le bout de sa queue, Adam demande alors que toute l’équipe de tournage sorte ! Comme si cela n’était pas déjà invraisemblable et appuyé, Camilla demande que Diane reste. Évidemment, Diane reste. Et nous voyons le réalisateur embrasser Camilla sous les yeux de Diane pas contente du tout. Si on a une explication basique de la jalousie de Diane, cette scène n’a aucun mystère, est purement cliché en plus d’être d’une grande prévisibilité.
Au lieu d’aborder réellement les affres cauchemardesques qui nous feraient voir l’envers éprouvant de la condition humaine dans sa concrétude, l’œuvre de David Lynch ressemble plus à un macramé post-modernisant, bourré de tics et de gimmicks. Le cinéaste se révèle incapable de nous plonger dans un véritable malaise qui, en retour, nous poserait d’épineuses questions sur notre identité. On croit débarquer dans les cercles de l’enfer mais l’on ne fait que visiter les différents étages d’une galerie de photos papier glacé au malaise confortable comme en faisait par exemple Helmut Newton. Dante en rays-bans et en smoking au pays du vidéo-clip.
II / UN CINEMA CONCEPTUEL
Les défenseurs de David Lynch ont un argument qu’ils estiment imparable par rapport à ce genre de critique : c’est fait exprès. On a vu ce qu’il en était. Mieux, malgré le simplisme de l’intrigue camouflé sous des tics modernisants ou des boursouflures évidentes, son cinéma est en général mis à l’abri dans un second degré, voire une ironie vis-à-vis des mystifications qu’il prétend déconstruire. Autrement dit, l’auteur de Lost Highway jouerait avec pertinence des rapports subtils entre réel et irréel, vérité et mensonge, factice et non-factice, illusion et désillusion et aurait un métadiscours envers les clichés que nous nous faisons vis-à-vis de la réalité ou du cinéma lui-même. Qu’en est-il vraiment ?
Prenons un autre exemple. Un film qui comporte un cliché (et un happy end) qui se dénonce en tant que tel est The Player de Robert Altman. Le producteur Griffin Mill (Tim Robbins) rejoint et embrasse sa nouvelle femme June (Greta Scacchi) enceinte jusqu’aux dents, le tout étant ponctué par une phrase humoristique. Or ce happy end est ironique par rapport au sujet que traite Altman (le cinéma hollywoodien). Cette séquence est la reprise à peu de choses près de la scène finale du film Habeas corpus que le producteur vient précisément de produire. Le metteur en scène qui voulait un film sans stars et sans happy end parce que disait-il… « c’est réel aussi. » s’est trahi par rapport à ses intentions de départ : quand l’ex-femme de Griffin Mill le lui reproche en salle de projection, il renverse sa propre équation et répond : tout a été changé car à une projection test, les spectateurs n’ont pas aimé et « parce que cela aussi… c’est réel ». On n’oubliera pas qu’avant ce happy end, le scénariste qui envoyait au début à Griffin Mill les cartes postales au contenu menaçant, lui raconte maintenant au téléphone le scénario du film même qu’on vient de voir : l’histoire d’un producteur qui, ayant reçu des cartes postales, tue par mégarde un auteur et couche avec sa petite amie. Robert Altman ne peut mieux déshabiller le mensonge de ce cinéma qui, à partir d’une situation tirée de la réalité la transforme en un fatras sentimentaliste pour plaire au plus grand nombre. La mise en abîme opérée par le cinéaste fonctionne à merveille et fait sens. Ce qui est clairement établi d’une manière narrative dans le film d’Altman l’est nettement moins dans les films de Lynch.
Comme il a été remarqué plus haut, la seconde partie de Lost Highway développe une intrigue d’une banalité affligeante : Fred s’incarne en Pete qui, bien évidemment, tombe amoureux d’une pulpeuse blonde qui, bien évidemment, est aux mains d’un méchant caïd et bien évidemment, il va vouloir l’en libérer. Mulholland Drive joue aussi d’un canevas semblable en passant à la moulinette les « clichés » des films noirs : tentative de meurtre, amnésie, dollars dans un sac, une enquête, une mafia, hommes de main en costard et lunettes noires, jeune actrice fraîchement débarquée. Toute l’imagerie hollywoodienne semble y être convoquée jusqu’au cow-boy de pacotille. Tous ces ingrédients pourraient être développés par la suite dans la narration mais en eux-mêmes, ils n’ont rien de factice. Même les romans à l’eau de rose de la série Harlequin ont toujours une thématique d’importance (jalousie, trahison, espérance etc.) mais dont la facture sentimentaliste est mensongère, précisément kitsch. Ce qui n’en fera jamais de grands romans à l’inverse de Madame Bovary de Flaubert qui ne déploie jamais un tel enfer rose.
Non seulement rien ne vient contrarier ce schéma archi utilisé, mais au contraire, le cinéma de Lynch en rajoute en plaçant des scènes kitschs comme celle où, dans Lost Highway, Pete fait l’amour avec Alice sous les phares d’une voiture, le tout filmé au ralenti et nappé d’une musique indigeste. J’aurai pu prendre une autre scène dans tel ou tel autre film comme Sailor et Lula ou Blue Velvet. Qu’apporte le cinéma de Lynch en recourant à de tels clichés et figures ? Que tout ceci ne véhicule que des menteries ? Nous avons vu plus haut qu’il n’en était rien et que le cinéaste n’était pas réellement critique vis-à-vis d’eux et s’emmêlait les pinceaux. L’explication est ailleurs.
On a l’impression que le cinéaste réutilise des clichés ou des figures souvent utilisés et ne fait que les mettre en miroir ou les alignent les uns à la suite des autres comme autant de clins d’œils autoréférentiels vis-à-vis du cinéma. En bon cinéaste post-moderne qu’il est, David Lynch ne peut pas ouvertement aligner un cliché et nous laisser y croire purement et simplement comme dans les films hollywoodiens. L’habileté du cinéaste est d’habiller le cliché d’un léger décalage : citation, emphase, bizarreries, outrance avec musique chargée ou mièvre. La légère distorsion obtenue fait croire à une illusion de profondeur étant donné que le cliché n’est plus véhiculé avec la naïveté habituelle. Outre que le procédé est assez facile, le résultat n’est pas très convaincant. Même si on peut admettre une séquence kitsch un peu décalée dans ce genre de film, en aligner plusieurs à la suite devient problématique car on n’évite plus la confusion et la mystification comme on l’a vu. On contente en même temps ceux qui veulent du cliché et ceux qui veulent une dérisoire distance ironique. Quand on raconte une histoire même complexe, encore faut-il que les ingrédients de celle-ci obéissent à d’autres lois que celle des clichés, du surcodage et de l’autocitation car on s’enferme vite dans une circularité et une mise en abîme gratuite. L’auteur de Lost Highway semble se complaire à brouiller les pistes, à accumuler les affects et les signifiants, à les mettre en surbrillance dans une stylisation monomaniaque au point où le spectateur glisse sur ce qu’il voit et perd peu à peu finalement pied. L’ambiguïté de cette esthétique est de jouer à la fois sur la fonction critique et la fascination, c’est-à-dire de jongler avec des signes contradictoires, permettant de les annuler et d’échapper à toute critique même. Guère étonnant de constater que les interprétations peuvent être multiples et opposées en ce qui concerne ses films. On ne fait plus cliché mais on les cite et ce qui compte alors n’est plus le traitement singulier de la scène mais le décalage qu’on y a opéré, signe croit-on d’une incontestable mise à distance…
Le problème est que le cinéaste ne prend pas une autre voie, celle de raconter une histoire en évitant purement et simplement les clichés ou les citations comme l’ont fait un Buñuel ou un Polanski. Ces derniers creusent des situations en évitant les passages obligés. Si je reprends la comparaison entre le personnage de Noah Cross dans Chinatown et Eddy dans Lost Highway, on a la mesure de la différence qualitative dans le traitement. Chinatown nous présente un vieil homme boiteux, assoiffé de pouvoir et non un jeune loup bien viril et bien portant. Au contraire, ce personnage joue d’une manière sentimentaliste de son vieil âge, de sa faiblesse pour manipuler tout le monde et acquérir encore plus de puissance. Roman Polanski débusque précisément ce qui se cache derrière les bons sentiments et l’image policée que l’on veut donner de soi-même. Dans Lost Highway, Eddy n’est nullement envisagé dans sa complexité. Au contraire, il est dessiné d’une manière caricaturale tout au long du film et on se saura rien de son humanité. Dans un mauvais film, on dirait précisément : c’est caricatural. Ce qui va faire passer un tel portrait, c’est l’emphase qu’on y apporte en créant un surplus de caricature. Qu’avons-nous à l’arrivée de plus qu’un surplus de caricature, un excès de signifiant ? Rien d’autre qu’un surplus dans la caricature et un excès de signifiant ! On ne fait que surcoder.
C’est toute la problématique de Lynch en quelque sorte. On a l’impression que le cinéaste ne parvient pas à établir une frontière critique entre ce qui est kitsch et ce qui ne l’est pas comme si au fond, il n’arrivait pas à les différencier nettement l’un de l’autre et à mettre le doigt sur leurs rapports ambigus. Il voit bien que les clichés comportent une part de mensonge et de factice mais sans réussir à aller jusqu’au bout de son interrogation, de son dévoilement et de l’inclure cinématographiquement dans une forme pertinente et achevée. Dans cette optique, il devient très facile de faire un film kitsch style Peyton Place pendant une heure et demie sous prétexte que cela est fantasmé par un personnage principal au tout début, au milieu ou à la fin. C’est un peu ce qui arrive à Mulholland Drive. On prétend nous monter un envers mais c’est juste un envers souligné au stabilo : « Voilà, derrière l’apparence des choses, il y en a d’autres terribles mais ne vous attendez pas à ce que j’aille plus loin dans la démonstration. » Ce qui était critique chez Altman devient ici jeu formel et conceptuel. On cite des clichés et dans le même temps, on s’en repaît.
Malgré cela, certains avancent que le cinéma de Lynch s’organiserait selon un ordre poétique plutôt que narratif. Si l’argument peut impressionner, faut-il encore vérifier si l’effet poétique ne sent pas trop l’emphase, si telles ou telles images ne font pas trop agglomérats bizarroïdes sans grande signification ou d’une signification pauvre. Que nous dit la (trop longue) scène du Club Silencio dans Mulholland Drive ? Éloge de la facticité et sa dénonciation ? Critique du mensonge mutuellement consenti par le spectateur au cinéma ? Dans cette séquence, des artistes jouent ou chantent en play-back. Au lieu de nous faire comprendre intuitivement les choses, le film se met à être lourdement explicatif. Pourquoi nous dire verbalement, par l’intermédiaire du personnage du magicien, que tout est factice, que tout cela n’est que play-back etc. ? Pourquoi répéter cela plusieurs fois ? La chanteuse qui tombe subitement sur scène alors que le play-back se poursuit était sur ce point amplement suffisant. Au lieu de laisser le spectateur se débrouiller avec l’interprétation, là on nous mâche tout. Au lieu de développer ce thème à travers la complexité des personnages et des situations, la scène ne semble être placée là que pour nous délivrer un métadiscours sur l’illusion et la facticité au cinéma bien mis en évidence : « Regardez spectateurs ce spectacle, je réfléchis sur l’illusion au cinéma à travers le cinéma même ! » Cet ordre poétique, voire même surréaliste selon certains (on peut préférer les véritables surréalistes comme Jan Švankmajer), est plus un catalogue théâtreux qu’une réelle poétique. Buñuel n’est pas aussi péniblement bavard.
En cela, le cinéma de David Lynch n’est pas un cinéma de l’affect mais plutôt de l’affectation. Il s’accapare même deux styles, l’un narratif, l’autre expérimental en ne faisant ni l’un, ni l’autre. Il semble s’inscrire dans une tendance post-moderne ou l’on déconstruit la narration à tout va, ou l’on joue sur l’étrangeté du décor, des signes, des signifiants, des citations pour donner l’illusion d’une profondeur. À ce jeu, on finit par ne plus rien raconter sur le fond. Certains n’hésitent pas à rapprocher son cinéma de la peinture abstraite. Je dirais plutôt qu’il est plus un plasticien qu’un cinéaste. Ou encore que c’est un cinéaste conceptuel digne des artistes avant-gardistes qui s’amusent à citer dans une stérilité sans fin. Les premiers films expérimentaux de Lynch ne sont peut-être pas étrangers à cette affaire. Il suffit de lire l’essai de Michel Chion consacré au cinéaste pour se rendre compte que ce dernier n’en est pas à son premier coup d’essai (voir ses premiers courts-métrages comme The Grandmother et lire le descriptif qu’en fait Michel Chion). Les multiples plans insistants du front d’Andy encastré dans un coin d’une table basse dans Lost Highway pourraient figurer comme happening ou installation au Centre Georges Pompidou. On trouve d’autres choses similaires par exemple dans Blue Velvet avec le personnage immobile dans l’appartement de Dorothy Vallence. Comme je le disais plus haut, difficile de faire platement kitsch sans échapper à l’accusation d’académisme. Le recours à une légère mise à distance par la citation, la boursouflure, le décalage malin permet de s’auréoler des oripeaux du modernisme, donc d’une certaine originalité et par ricochets d’une incontestable complexité. Fort de la pérennité de cet acquis dans l’histoire de l’art même, il devient aisé de se voir célébré comme un grand cinéaste genre moderne-rétro. Pourtant, on peut se demander pourquoi ce « modernisme » n’aurait plus rien d’académique ? Un prétendu art échapperait comme par magie à l’académisme en ayant lui-même authentifié que l’académisme, « c’était avant, c’était l’autre » car lui était nouveau, profond, révolté, décalé, sensationnel ? Ou n’aurait-on pas plutôt une nouvelle variation de l’académisme ?
En effet, il est intéressant d’analyser l’œuvre de David Lynch sous cet angle, c’est-à-dire de son apparition dans les discours qui règnent dans les milieux artistiques et critiques à la mode. Avec une telle manière de conceptualiser le récit, il devient facile de dissoudre ce qu’on veut car on trouvera toujours quelqu’un, artiste ou critique, pour mettre l’accent sur un détail et broder dessus ad nauseum. C’est évident non seulement dans les exemples que j’ai cités mais on en trouve un bon prototype dans Blue Velvet. Après avoir accumulé scènes simplistes, personnages creux et happy end, David Lynch insère à la fin un plan où l’on voit un rouge-gorge portant un hanneton dans son bec, ce qui nous renvoie au début du film quand la caméra s’enfonçait dans le sol où grouillait tout un monde étrange. Ce qui nous fait deux plans grosso modo. Mais voilà, ce n’est qu’une déclaration d’intention, imagée certes, mais qui n’en dit pas plus long et ce n’est pas le film lui-même qui nous fera comprendre l’envers infernal de ce monde. Ces deux plans sont agités comme des signaux censés indiquer une prétendue profondeur à tel point que l’on peut enfiler n’importe quel cliché par derrière. Autrement dit, on se raccrochera à ces deux plans qui permettront de finir en happy end et d’oublier la vacuité de tout le reste. En regard, ces signes restent pauvres et ne peuvent pas rivaliser avec le développement que prennent d’autres cinéastes pour nous faire envisager les choses concrètement… tout au long de leur film. Tout de même, on peut rester dubitatif sur une telle façon de s’en sortir. Pourquoi finir par un happy end et ne pas finir autrement ? Pourquoi ne pas développer une intrigue qui serait moins simpliste ? Peut-on honnêtement accumuler clichés et intrigue poussive et tout retourner d’une pichenette conceptuelle ? D’où cette sensation aussi de produits bien emballés mais creux que l’on peut ressentir à la vision des films de Lynch. Ici, le signe vaut pour le tout. La profondeur chez Lynch est prétendue. On dit que son cinéma est profond… mais on ne fait que le dire.
Est-il même étonnant de voir David Lynch devenir un cinéaste incontournable à l’heure où l’expression « L’art est dans l’œil du spectateur » est devenue réalité concrète ? Cela ne s’arrange guère quand on peut constater les œillades complaisantes que se lancent critiques et cinéastes, les premiers dissertant à foison sur tel ou tel détail que les seconds ont soigneusement parsemés dans leur œuvre pour se voir estampillés artiste. Il faudra un jour se pencher plus avant sur ce discours critique et cinéphilique qui ruinerait le fond de commerce de beaucoup. On ne compte plus les nombreux articles qui glosent à n’en plus finir sur tel ou tel aspect, sur telle ou telle figure occultant souvent tout le reste, le jeu des acteurs, la vacuité du traitement, le style ampoulé et criard. On peut ainsi défendre tel ou tel film car celui-ci s’amuse à faire des mises en abîme vide de sens (Brian de Palma), tel ou tel film qui en cite un autre (citer un maître ou y faire référence est une caution), tel ou tel film qui jongle avec des symboles psychanalytiques (gloser sur E.T de Steven Spielberg en le reliant à la merde ou au stade anal). Par exemple, en lisant le livre que Michel Chion consacre à David Lynch, on constate que ses analyses portent la plupart du temps sur ce genre de fétichisme oedipien comme par exemple la scène primitive dans Blue Velvet (la partie sur le Lynch-kit, tout un programme, est assez révélatrice). Sans cette dérive individualiste, David Lynch n’aurait pas trouvé tant de thuriféraires.
Historiquement, pour qu’un tel renversement ait pu s’effectuer au point d’avoir contaminé tout le champ artistique (mais pas seulement), il a fallu asseoir la suprématie de l’égo de l’individu sur l’oeuvre elle-même. C’est pourquoi il est commode de ne garder de Duchamp que la surface de l’énoncé : cet urinoir est de l’art, et, puisque je le dis, cela en est donc. Et le voilà à Beaubourg. Mais ce n’est qu’un urinoir ! Si l’on décide que là est la vérité de l’oeuvre, la parole de l’artiste a plus de poids que son oeuvre, la parole du critique plus de poids que le réel intérêt de ce qu’il examine. L’art est devenu de la critique d’art et celle-ci ne s’est pas fait prier pour prendre le relais. C’est ce que veut dire la politique des auteurs où l’on entérine la suprématie de l’artiste sur l’œuvre. Comme cela ne suffisait pas, on y a rajouté le mot politique comme un véritable décret ministériel. On ne fait plus un nouveau roman parce qu’un nouveau roman a été édité mais parce qu’on en a fait avant tout une théorie qu’on clame sur un tambour pour justifier la vacuité de l’entreprise. À ce niveau-là, l’art n’interroge plus grand chose mais disserte philosophiquement, universitairement, conceptuellement sur l’oeuvre d’art et le discours grossit, s’enfle au détriment de la pertinence du contenu (des tonnes de dissertations vaines sur un tableau blanc, sur les attaches qui soutiennent le tableau, sur le mur qui entoure le tableau). L’hypertrophie des commentaires et du concept justifie a posteriori l’atrophie de ce qu’on a fait (quand on a fait quelque chose).
Ce solipsisme esthétique est par conséquent inséparable non seulement de l’histoire de la subjectivité mais de la façon dont l’Homme se conçoit en tant qu’ego, c’est-à-dire centré uniquement sur lui-même (anthropocentrisme). L’intérêt va se situer dorénavant dans la surévaluation et la subjectivisation du monde intérieur de l’artiste, de ses obsessions, de son ressenti, de ses idiosyncrasies plutôt qu’une interrogation sur le monde comme l’a très bien analysé Hannah Arendt dans La crise de la Culture. Les implications sont plus grandes qu’on ne le croit dans le contexte actuel car alors un auteur a tout loisir d’authentifier comme art tout ce qui lui passe par la tête. Si celui-ci a envie de raconter l’incroyable originalité de se curer le nez et qu’on a repéré son obsession de décrire l’incroyable originalité de se curer le nez, on dira « c’est son monde » ou « c’est son obsession » et on le qualifiera d’original. Qui dira si c’est l’œuvre qui maîtrise l’obsession ou l’obsession qui contrôle l’œuvre ? On n’a en fait qu’une confession de l’ego de l’artiste ou du critique comme le relevait David Lodges que je citais où tout un chacun prend l’art pour un déversement de son propre monde, de ses lubies, de ses névroses, de son ressenti (parler du rapport névrotique qu’entretient l’artiste avec les femmes) au lieu de sortir de la cage de son moi. Parvenu à ce stade, l’oeuvre d’art se racornit en ragots de concierge pour clamer sa banale différence, version sinistre et grotesque de la volonté de puissance.
Ici, chez Lynch, on a l’impression d’un manuel conceptuel de survie face à un film. Tout cela a finalement peu d’importance sinon que de ne s’intéresser qu’à l’ambiance, aux affects dont on saura peu de chose finalement. L’important est de faire parler sur ce qui fait signe, potentiellement étrange et bizarre, de jouer de l’incompréhensible, de rajouter un peu de musique rock-trash, des femmes fatales, l’une blonde, l’autre brune, un peu de sexe, des belles lumières, de déstructurer l’ensemble et le tour est joué. Comme on sait, un cinéaste qui déstructure, cela ne peut pas être superficiel. En retour, chaque spectateur, transformé en stakhanoviste cérébral, peut y trouver son compte, avoir un trip, en retirer sa propre interprétation et réassembler comme bon lui semble le puzzle disséminé ça et là par Lynch. À l’heure de la compromission des sphères économiques et artistiques, poétisée sous le nom d’interactivité, il n’est guère même surprenant de voir le cinéaste réaliser des publicités (la dernière en date est celle sur la marque Nissan), non pas comme on s’y attend parce qu’il en réalise une, mais parce qu’il parvient à y recycler son propre univers pour cibler une clientèle jeune et branchée. Je laisse maintenant à tout un chacun deviner dans quel cercle de l’enfer l’on risque de visionner le cinéma de David Lynch au seuil de l’ultime voyage.