TOUT SUR MON NOMBRIL
De plus en plus d’émissions de télévision confondent délibérément les registres fictionnel et documentaire. Analyse d’une tendance de fond qui tend à jouer le jeu de la peopolisation.
Depuis une dizaine d’années au moins, l’idée de fiction à la télévision semble traverser une crise, dont la multiplication des concepts de téléréalité apparaît comme un symptôme parmi d’autres. Non pas que les émissions de fiction soient appelées à disparaître du petit écran – elles sont encore très présentes, et le resteront – mais quelque chose se passe qui concerne en substance le statut attribué au processus de fictionalisation lui-même, affectant profondément au passage la nature des liens qui se tissent dans une partie de la programmation entre le réel et l’imaginaire. D’autres avant nous l’ont remarqué et bien analysé, la plupart des concepts de téléréalité (Loft story, Occupation double, Survivor) conservent, quelle que soit leur aspiration à l’authenticité, des liens très forts et pourtant souvent mal assumés avec les mécanismes propres à la fiction ; et il y a aurait long à dire sur la manière dont l’information et les nouvelles formes du documentaire tourné pour la télévision flirtent de plus en plus avec des procédés habituellement associés à la fiction.
Mais ce que nous avons à l’esprit ici implique une autre forme d’hybridité et concerne, plutôt que des émissions de non-fiction s’appropriant des procédés fictionnels, des programmes de fiction qui tablent sur le pouvoir authentifiant de procédés documentaires. Témoins de ce phénomène, ces quelques émissions offertes à notre attention par les aléas de l’actualité télévisuelle, et qui ont justement en commun d’étirer considérablement la conception traditionnelle de la fiction: au Québec, Tout sur moi, Les Morissette, Taxi ; aux États-Unis, Curb your Enthusiasm, Extras ont toutes en commun d’être des émissions de fiction au sens premier du terme (un scénario relatant des situations imaginaires, des acteurs, une mise en scène, etc.) dont au moins une partie des protagonistes incarnent leur propre rôle. Dans certains cas, il s’agit des rôles principaux : Larry David, Macha Lemonchick, Véronique Cloutier et Louis Morissette sont les vedettes de leurs émissions et y existent en tant qu’eux-mêmes. Dans le cas de Taxi et d’Extras, ce sont les vedettes invitées qui se présentent sous leur véritable identité et les réguliers de l’émission qui assument les rôles « imaginaires » (Patrick Huard en chauffeur de taxi et Ricky Gervais en éternel figurant).
Bien sûr, le caméo existe au cinéma depuis son origine, et la télévision – en particulier la comédie de situation – ne s’est guère privée d’une telle ressource dont les effets comiques potentiels sont nombreux. Mais les titres que nous évoquons ici ne tablent pas sur l’apparition occasionnelle de vedettes hors de leur contexte habituel ; elles en institutionnalisent le procédé, qui devient la raison d’être même, le concept en quelque sorte, de l’émission. Qu’est-il besoin pour la fiction de s’offrir cette sortie hors de pistes habituelles de l’imaginaire ? Qu’est-ce que l’on gagne en arrimant de la sorte au cadre fictionnel des plages entières de réalité, ou à tout le moins présentées comme telles ? Je crois qu’il faut pour mieux comprendre le phénomène commencé par bien cerner ce qui caractérise fondamentalement la fiction, notamment au cinéma et au théâtre. Dès lors qu’un acteur s’empare d’un rôle, qu’il s’en vêt si l’on puit dire, il tend à disparaître derrière les traits du personnage qu’il incarne. Meilleure est sa performance, moins la véritable personnalité du comédien ne subsiste. La scène très certainement permet cet effacement, encourage la fusion du corps de l’acteur avec son rôle, qui en vient à prendre toute la place. Le cinéma – dans une moindre mesure, certes – permet tout de même fréquemment à de telles compositions d’avoir lieu.
La télévision, elle, plus que de comédiens, a besoin de vedettes. Elle s’en nourrit, elle les crée au besoin, elle les affiche partout, et il n’y rien de pire pour elle que le bête anonymat du quidam. Des formats entiers – le talk-show, une bonne partie des émissions de variétés, les actualités culturelles- n’existent que dans la mesure où ils peuvent servir de vitrine aux stars du petit écran. Un genre est même né récemment qui s’y consacre entièrement : le celebreality, telle l’émission québécoise diffusée sur MusiMax et consacrée à Michelle Richard, est un genre « documentaire » qui propose de montrer le quotidien d’une vedette, habituellement sur son déclin (on imaginerait mal Madonna se prêter à ce genre de jeu). Mais contrairement à l’analyse que faisait Edgar Morin du statut mythologique de la star de cinéma durant l’âge d’or d’Hollywood, pavoisant au faîte de l’Olympe sans un regard pour le commun, la vedette de télévision – c’est surtout vrai au Québec – est familière ; la rencontrerait-on à l’épicerie qu’on s’adresserait à elle sans plus de cérémonie. La télévision, plutôt que de générer de la distance, crée une proximité artificielle que les spectateurs semblent ressentir comme un droit d’appropriation sur la vie des figures rendues publiques par elle.
C’est en ce sens-là, croyons-nous, qu’il faut entendre le caractère particulier de Tout sur moi ou de Curb your Enthusiasm. Sitcoms au sens traditionnel du format qui les porte, ces émissions, en doublant le registre fictionnel d’une plus-value de réalité, s’assurent que rien du statut de vedette des acteurs ne se perde dans leur personnage. En fait, la fiction se met ici au service de la vedette, lui composant une scène sur laquelle il lui est désormais loisible d’exister en elle-même, libérée en quelque sorte des artifices d’un personnage. Le spectateur, alors même qu’il assiste à une fiction, se croit en prise réelle sur l’existence de la star, posture voyeuriste par excellence qui s’apparente fortement à celle qu’occupe une certaine presse spécialisée, surtout concernée par les diverses formes de potinage. Même si l’on sait fort bien que l’acteur-vedette ne peut faire autrement que jouer à être lui-même (un lui-même écrit et scénarisé par un autre), c’est comme si cette médiation obligatoire s’évanouissait et que le ou la comédien-ne se livrait nu-e en pâture aux regards des téléspectateurs.
Dans la mouvance de Seinfeld, qui est en quelque sorte le point d’origine de cette tendance prise par le genre (Larry David en était le co-producteur…), ces émissions surfent donc plus ou moins subtilement sur la vague de peopolisation qui déferle sur l’univers de la télévision. L’espace de réalité qu’elles ouvrent ainsi permet de multiplier les occasions de caméos, véritables ceux-là ; aussi verra-t-on tel ou tel comédien connu venir faire une apparition dans Tout sur moi, apparition jugée audacieuse (il paraît que plusieurs appelés refusent l’invitation…) parce que l’attitude qu’il y affiche pourrait révéler un trait de caractère, une disposition inconnue du public (!). Durant les premières décennies de la télévision, il arrivait fréquemment qu’on entende les acteurs se plaindre que le public les assimilait trop facilement aux personnages qu’ils incarnaient (c’est l’histoire classique d’Andrée Champagne recevant des vêtements pour Donalda) ; serait-il possible que maintenant qu’une grande partie du public a atteint un haut degré de culture médiatique, ce soit le médium lui-même qui travaille à produire cette confusion ? Et le cas échant, faudrait-il conclure que cette confusion joue le jeu du médium, l’a toujours joué et qu’elle lui est en quelque sorte non seulement profitable, mais consubstantielle ?
Par un effet de retour intéressant, on constate que le cinéma n’échappe pas complètement à ce phénomène. On peut penser à tous ces films qui exploitent à un titre ou un autre la popularité de la téléréalité (Louis 19, The Truman Show, Ed Tv, etc.), mais l’exemple récent du film français Jean-Philippe du réalisateur Vincent Tard permet de pousser l’idée un cran plus loin . En imaginant une sorte d’univers parallèle dans lequel Johnny Hallyday ne serait que Jean-Philippe Smet, le film soulève de manière intelligente quoique paradoxale la question du statut de vedettes dans la société contemporaine. C’est que d’une part le scénario du film montre bien l’espèce de vacuum culturel que constitue l’univers des fans clubs et de la célébration du vedettariat, mais également comment l’atomisation et l’aliénation sont les conditions sociales qui préexistent à cette nouvelle forme de servitude volontaire. D’autre part, le film ne réussit cela – à poser les balises d’une réflexion de nature critique- qu’au prix d’une exploitation sans nuances du statut d’icône de Johnny Hallyday. Il apparaît dans ce film fidèle au mythe qui l’a construit, et il y gagne au surplus un aura d’humanité qui ne pourra que nourrir sur le long terme l’extraordinaire popularité de son personnage. Tout le paradoxe de cette tendance de fond est là, qu’on retrouve aussi dans les sitcoms Tour sur moi et Curb your Enthusiasm : posture en apparence distanciée, sorte de pirouette postmoderne qui tend à mettre en abyme le statut de l’acteur en jouant sur la confusion des registres, il s’agit tout aussi bien d’une stratégie, qui tire son efficacité parfois redoudable d’un voyeurisme apparemment très répandu et d’une fascination malsaine pour la vie des vedettes…