Conversation avec Pascal Dufaux sur ses machines vidéo-cinétiques

TOUT CE QUI ARRIVE

Depuis 2008, l’artiste multidisciplinaire Pascal Dufaux développe des dispositifs automatisés qui filment l’espace avec des caméras en mouvement perpétuel, dans des géométries variables de trajectoires circulaires.

L’espace filmé dans un lieu donné, par ce « sujet » mobile, autonome et inhumain, acquiert une étrangeté nouvelle dans l’image projetée en direct. Le familier, retransmis dans une image proche de notre vision normale mais issue d’un point de vue étranger à notre corps, devient un champ expérimental de la perception. Nos repères de base dans la vision de l’espace – perspective, échelle, distance… – s’y trouvent constamment déjoués et redéfinis.

On arpente alors une mince frontière entre le calcul et l’imprévisible, entre le mécanique et l’organique. Étant appelé, comme Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception, à se saisir soi-même dans le phénomène de la vision, on est engagé à la fois dans un travail de connaissance analytique et dans l’exaltation d’une sorte de « ré-enchantement » du monde. Car le réel le plus banal peut soudainement devenir intéressant. Il n’y a pas d’événement provoqué, pas de drame, mais sous les yeux mobiles d’une machine et les perspectives inattendues qu’elle nous offre, tout peut devenir un événement. On est attentif par exemple au moment où l’on va entrer soi-même dans le champ de la caméra, ou au feedback de la projection re-filmée à son tour, à l’angle d’un mur déformé par le trajet courbé de l’objectif… On attend de voir ce que ça va faire, une fois capté dans les orbites de la machine. On songe à la simple et fameuse définition du « monde » par Wittgenstein : « le monde c’est tout ce qui arrive ». Les machines de Pascal Dufaux produisent en quelque sorte du documentaire à la plus petite échelle ; le monde immédiat, ordinaire, dédoublé dans une image mécanique arrachée à toute subjectivité, mais offrant un nouveau point de vue qui permet à notre perception de devenir le sujet de l’expérience.

Nous avons discuté de son travail à la veille d’une nouvelle exposition de sa machine no. 2 à Montréal, dans le cadre du Mois de la photo, dont le thème de l’édition 2013 est Drone : l’image automatisée. Intitulée Le cosmos dans lequel nous sommes, cette machine est un assemblage de lumières, miroirs et plaque rotative où une caméra de surveillance voyage comme une planète, c’est-à-dire en rotation sur elle-même en même temps qu’en révolution à distances variables autour d’un point fixe.

6 septembre au 5 octobre, à la Fonderie Darling, 745 rue Ottawa, Montréal.

HORS CHAMP : Lors d’une exposition de la machine no. 2, une photo dans la salle adjacente montrait la machine dans une vue en plongée. À l’aide d’une longue exposition captant la trace d’un point lumineux fixé à la caméra de la machine, on peut voir la trajectoire de l’appareil dans son cycle de mouvements circulaires. Cette photo devenait intéressante après avoir passé un moment avec la machine. Car on y voit un ordre qu’on soupçonne dans les mouvements du dispositif, mais qu’on peine à se représenter au départ car les changements continuels des images projetées prennent un air aléatoire. Les passages de l’objectif dans le miroir confondent aussi passablement notre sens de l’orientation. Quel intérêt avais-tu pour ta part dans cette photo et dans l’idée de l’exposer avec la machine ?

Pascal Dufaux : Montrer cette représentation en plongée de la machine, c’est montrer l’image d’une durée mécanique : les 12 minutes du cycle complet d’accomplissement du déplacement de la caméra dans l’espace. J’aime l’idée de donner à voir une information qui ne peut pas physiquement être perçue par l’œil humain. En un sens une grande part de ce qui m’inspire dans le travail sur les machines de vision est de donner à voir le monde ordinaire sous d’autre angles possibles. Ce sont toujours des angles voisins de la vision naturelle mais qui pour être perçus nécessitent un appareillage. Tout est toujours là sous nos yeux ! C’est en regardant à travers une optique débarrassée de considération sentimentale que l’on voit le cosmos dans lequel nous sommes! Je dis, débarrassé de sentimentalité, sachant que cela est très difficile de voir le monde sans y projeter nos sentiments. Je suis moi-même un grand sentimental et quand pour un court instant j’arrive à me représenter le monde dégagé du filtre de mes émotions, donc indifférent à ma condition de regardeur, j’éprouve un profond soulagement. Lorsque j’expose mon travail, je souhaite partager cette vision indifférenciée avec le visiteur et trouve donc toujours pertinent de disposer autour de mes machines différents indices ou sources visuelles qui permettent d’augmenter la perception de ce qui se joue sous nos yeux. De révéler la complexité du réel dans lequel nous sommes !

HC : Cette représentation géométrique sur la photo est limpide, les mouvements de caméra suivent un ordre visible, un calcul, mais ce qu’on ne pourrait contenir dans un calcul ou une seule image, c’est la totalité des variations qui en découlent en filmant l’espace. Quand on est dans l’installation, on devient attentif à toutes ces petites variations qui défilent dans l’image du même lieu, se rendant compte que le point de vue n’est jamais exactement le même dans chaque tour de la caméra autour de son axe. Est-ce que ce tracé précis des mouvements était un dessin que tu avais déjà élaboré sur papier avant de construire la machine ou l’as-tu toi-même découvert par après avec cette photo ? Comment s’élabore la relation entre l’effet recherché et le mouvement à programmer ?

P.D. : Je suis toujours le premier spectateur des phénomènes de perception que j’explore. En un sens je ne sais jamais vraiment à l’avance quel sera précisément le résultat de la prise de vue, du mouvement de caméra ou de la projection vidéo. J’ai d’abord l’intuition d’une possibilité visuelle, ensuite je développe une méthode pour me la rendre visible. Dans le cas de cette photo, c’était la première fois que je travaillais avec le mouvement hypocycloïdal – un mouvement secondaire en rotation inverse autour d’une première rotation, inspiré d’un mouvement géométrique élaboré par les astronomes de l’antiquité pour expliquer la course irrégulière de Mars au sein de leur mécanique céleste. Je souhaitais donc faire apparaître le tracé évolutif de ce mouvement, généré par une sculpture mécanique qui doit beaucoup dans sa forme au principe de l’astrolabe. À la différence qu’ici, l’objet céleste mis en orbite n’est plus un astre mais un point de vue, un objectif regardant l’espace.

Le cosmos dans lequel nous sommes (machine no. 2), 2010

HC : L’usage de caméras de surveillance dans les arts médiatiques de toutes sortes prend souvent un sens explicitement politique – critique de l’autorité, du contrôle de l’espace, des frontières floues des espaces privés et publics… On ne perçoit pas nécessairement cette motivation dans tes machines. Il y a d’abord l’utilité technique d’une prise de vue en direct et en continu… Mais peut-être le sens politique n’en est-il pas exclu, à un autre niveau ?

P.D. : Mes machines sont avant tout une manière de détourner les caméras de vidéo surveillance de leurs fonctions policières pour en faire un instrument d’exploration du visible et un moyen pour méditer la visualité du monde contemporain. L’usage que je fais des caméras de surveillance n’est pas à priori politique dans le sens d’une dénonciation mais plutôt revendicatrice dans le sens d’une réappropriation. Il s’agit de s’approprier les possibilités d’une technologie qui nous appartient d’abord en propre puisque nous en sommes les principaux sujets, regardeur et regardé. Il nous appartient donc de ne pas laisser cette technologie dans les seules mains des corporations et autre instances de sécurité. Je pense que la lecture Orwellienne / 1984 que l’on fait de ces technologies d’images n’est plus tout à fait juste. Car la dénonciation ne tient pas compte de la fascination que notre culture a développée depuis la dernière décennie pour tous ces nouveaux registres de visualité. À travers l’omniprésence actuelle des médias sociaux et autres systèmes de partage d’images nous sommes devenus des éléments très actifs et volontaires de notre propre « surveillance » et de ceux que l’on « suit » (follow). Quand cette surveillance est désirée par nous à un tel degré afin de se sentir connecté au monde, je pense que quelque chose de beaucoup plus complexe est en train d’avoir lieu entre nous et les images. Quelque chose qui brouille largement le lien classique entre puissance et regard sur lequel l’anticipation d’Orwell est construite. En effet, aujourd’hui être vu donne accès à une singulière puissance, celle de la reconnaissance et de la célébrité. Nous pouvons devenir célèbre d’être simplement vus par des millions de regards sans n’avoir rien accompli de particulier. En tant que praticien d’un champ d’activité que l’on appelle les arts visuels, qui a pour principal objet d’étude le visuel, la visualité des choses et les conditions qui font qu’une chose devient visible, je trouve totalement passionnants ces nouveaux paradigmes de la visibilité (ultra) versus invisibilité (infra) et des problèmes plastiques, conceptuels et voir corporels, comportementaux, que cela peut poser. Ainsi, apparaître dans la trame de l’écran augmente la valeur de notre vie. Nous sommes de chair mais devenons de plus en plus profondément et intimement médiatiques. À travers la diffusion du signal de notre image nous nous développons entre matérialité organique et idéalité radiante de nos corps. C’est fascinant ! Ça a presque les traits d’une nouvelle métaphysique. Une métaphysique qui poursuivrait de loin ces spéculations sur le réel et la perception élaborées par les physiciens présocratiques Grecs, je pense entre autres à Empédocle. Mais mon intérêt pour cette imagerie se situe aussi dans le spectre plus spécifique des robots et dispositifs d’exploration extra-terrestres de la NASA ainsi que tous les systèmes automatiques d’observation scientifique. Dans les faits je m’intéresse à tous ces moyens qui nous révèlent plus ou moins l’aspect indifférencié du monde qui nous entoure. Ainsi voir qu’entre l’image retransmise par un robot parcourant le sol martien et l’image maladroite d’un système de surveillance installé machinalement au plafond d’un dépanneur de Montréal, il n’y a conceptuellement que très peu de différence. Les deux me semblent braquées sur un même cosmos. La réappropriation dont je parlais plus tôt se situe là pour moi, dans le fait que chaque petite caméra de surveillance en circuit fermé bon marché que l’on pose devant soi nous montre cette part indifférente de notre monde visible. C’est finalement comme avoir accès à son programme personnel d’exploration spatiale, mais au lieu de scruter le lointain on scrute le proche, le familier et il en résulte une même connaissance étrange.

HC : En outre, ces petits appareils offrent des textures visuelles caractéristiques, qui s’écartent de la « beauté photographique », qui excluent même l’intention esthétique dans l’image, par leurs réglages automatisés et leur facture utilitaire, mécanique… C’est une limite, certes, mais je soupçonne que tu y trouves également ton compte, c’est-à-dire que cette image sans lustre est cohérente avec l’expérience proposée.

P.D. : Je ne sais pas pour toi, mais à mon sens le réel m’apparaît comme quelque chose qui ne va pas de soi ! Je le perçois comme un phénomène profondément vertigineux et mystérieux dans lequel à chaque jour j’apprends que j’existe. Les caméras de surveillance à travers la fadeur de leur retransmission machinale me renseignent quotidiennement sur ce mystère. Car contrairement à l’image d’auteur, à l’image cadrée par une volonté artistique de faire image, l’image automatique des caméras d’observation me permettent d’entre-apercevoir pour un court instant, lucidement, à quoi pourrait ressembler le monde en soi, avant l’injection du sentiment sur le paysage.

HC : Tu es sculpteur au départ, alors quelles sont tes préoccupations pour la machine qui trône au milieu de l’espace ? Je veux en venir à l’objet lui-même, car notre regard est forcément amené à faire des allers-retours entre la machine et les images projetées. Son action continuelle est certes ce qui nous interpelle comme étant la source des images, mais c’est un objet bien fini, soigné, complexe… Il est transparent quant à son fonctionnement et ses matériaux, mais non exempt d’une certaine aura de la technologie, la même qui mystifie les masses consommatrices… Comment abordes-tu ces questions en fabriquant et en exposant un dispositif technologique ?

P.D. : En effet le fait d’être sculpteur est un point capital de mon approche. Mon approche est plastique. Plastique de la forme et des extensions de la forme à travers la médiation des images et les effets visuels que la forme produit. Mes machines sont définitivement des sculptures dans le sens quelle sont conçues d’abord comme des présences spatiales qui se mesurent à l’échelle du corps humain, qui interrogent et interpellent le corps dans l’espace où la sculpture est posée. Ensuite, je trouve important de présenter un objet qui pose une énigme au regardeur quant à son origine, du fait de son degré de finition. Communément nous classifions l’origine des objets-machines selon leurs niveaux de complexité et de fini. Il est convenu de penser que notre seule façon d’être en rapport avec le raffinement technologique est en tant que consommateur et non en tant que producteur.

Radiant (machine no. 1), 2008

La présence de l’objet high tech autour de nous est puissante et très attractive. Nous adhérons presque tous à l’introduction dans le monde contemporain d’appareils qui nous projettent vers des vies ressemblant de plus en plus aux anticipations futuristes de la science-fiction. Mais nous laissons tout ce champ de l’objet-fascinant aux corporations internationales qui deviennent de fait les seuls grands pourvoyeurs des produits raffinés et complexes qui font maintenant partie de nos intimités. En un sens, indirectement, nous laissons le grand capital dicter nos usages et rêver pour nous nos vies futures. Dans mon travail je souhaite démontrer qu’en tant qu’individu on peut participer de façon beaucoup plus active à cette aventure, et ainsi inventer des machines dites futuristes qui ne servent à rien de ce que dictent les usages du marché. Mes machines, davantage « présentiste », donnent à voir le monde ordinaire, tel qu’il est. En enveloppant mes machines-sculptures d’une aura technique j’utilise le pouvoir de fascination de l’esthétique High Tech pour « ré-enchanter » la vision du présent. J’utilise les outils de la mystification technologique pour dans les faits démystifier l’idéologie du futur, son irréalité anxiogène, et remettre le présent, le réel et le regard au centre de la représentation. Le présent demeure toujours plus complexe, vertigineux et riche que n’importe quel fantasme futuriste. Nous vivons à chaque instant au seuil de l’infiniment petit et l’infiniment grand, entourés d’une quantité incroyable de phénomènes naturels dont nous avons encore peine à comprendre la dynamique d’un point de vue global. En un sens l’univers de la science-fiction est déjà là partout autour de nous. Et je ne parle pas d’un point de vue seulement technologique mais bien tout d’abord naturel, écologique. On n’a qu’à penser à la communication des insectes, aux nuages, aux vents, à la présence de la lune dans le ciel, à la formation des cristaux, à la sexualité, à la croissance des plantes, à l’eau, à tout ces phénomènes totalement incroyables et qui ont lieu quotidiennement dans nos vies!

Pour que mes machines puissent éventuellement exposer le regard à cette dimension du présent il est important, en tant qu’auteur de l’objet, que je n’apparaisse pas dans la facture de mes machines. Le design raffiné de mes sculptures permet de m’effacer pour ainsi donner à voir un objet qui est au-delà de moi, dont l’origine technique et économique demeure une énigme. De la sorte ces machines se dressent devant le regardeur comme des sortes de vis-à-vis, étranges automates de la vision en train de sonder le monde comme nous-mêmes le faisons. Là aussi il y a pour moi une volonté claire de réappropriation. La réappropriation des savoir-faire, des usages techniques et du sens que l’on souhaite donner à notre avenir.

HC : En revenant de l’exposition de Fontaine (machine no. 3) l’autre jour, le rapprochement fortuit entre deux choses qui n’ont au départ aucun rapport m’ont permis de prolonger mes réflexions : tes machines et les tableaux d’un peintre du 15e siècle, Pisanello. Lisant Vertiges de Sebald, j’étais rendu exactement au passage où dans l’un de ses voyages en Italie il va voir des peintures de Pisanello. Il aime son « réalisme », qui n’est pas dans une représentation en perspective, puisque celle-ci est absente des tableaux. Il perçoit plutôt ce réalisme dans l’égalité de toutes choses, où tout est ramené sur un même plan ; les détails, la lumière du feuillage dans un buisson ou les côtes saillantes d’un chien prennent autant d’importance que la figure étant supposément le sujet du tableau. De plus, certaines peintures de Pisanello font penser à une vue panoramique à 360 degrés qui aurait été condensée dans un cadre, ce qui évoque aussi, de loin, les vues circulaires « totales » des machines. Mais surtout, ce principe de l’égalité des moindres détails soumis à notre vision m’est apparu comme une façon de formuler en partie l’expérience de tes machines. Il n’y a pas de point d’attention dirigé, chaque recoin du lieu peut être un objet du regard à part égale… Tout ce qui est balayé par la caméra (les deux caméras dans le cas de Fontaine) existe dans ce même horizon d’un réel objectif, et « tout ce qui arrive » – nos gestes, un passant, un ajustement automatique d’exposition sur les fenêtres – peut devenir un événement…

P.D. : J’apprécie beaucoup que tu amènes ainsi dans la discussion la notion de « réalisme ». Je me souviens de mes premières interrogations devant l’usage étendu que pouvait avoir ce mot lorsque étudiant j’avais pris connaissance du mouvement artistique français des années 1960 autour d’Yves Klein et Jean Tinguely, que le critique Pierre Restany avait nommé les « Nouveaux Réalistes ». La réalité présentée ici n’avait plus rien à voir avec la fidélité de l’apparence du sujet dans sa représentation mais avec une aptitude à travailler plastiquement avec les événements que le réel pouvait produire, il s’agissait de provoquer à l’aide de différentes stratégies la réalité pour obtenir les traces de sa manifestation. Soudainement le réel n’était plus une chose passive que l’on cherchait à reproduire mais un milieu ambiant très actif dont toute chose était issue. Ma compréhension actuelle du « réalisme » est donc fondée sur cette manière de percevoir. Oui en effet il y a dans mon projet cette idée d’enlever toute forme de hiérarchie face à ce qui serait bon de voir ou non dans une image. Comme je le disais plus tôt il me semble que le réel est immanent, plein de détails, plein de sujets valables, plein de points de vue et en effet plein d’événements. En discriminant ce qui est intéressant à voir de ce qui ne l’est pas je ne perçois par conséquent que ce qui m’est connu et familier. Finalement je ne parviens pas à sortir de mes limites et le paysage dans lequel je suis reste une construction de mon esprit, une idée paradoxalement très irréel dans laquelle je circule sans pouvoir en ressentir le plein potentiel, la pleine profondeur. Pourtant, je suis si curieux de voir à quoi peut ressembler le monde quand tout rayonne également, quand tout est actif simultanément, quand tout est indifférent aux affections qui se jouent dans ma tête. Il me semble que voir le monde dans son plein « réalisme » doit en quelque sorte ressembler à ces expériences de la conscience vécues par les mystiques ou par les personnes sous l’effet de certaines drogues hallucinatoires… Tout arrive en même temps et la conscience voit tout ce qui est là dans un même continuum de temps et d’espace. Il n’y a donc plus ni passé ni futur, juste un présent multidimensionnel. N’est-ce pas aussi ce que la science des particules tente de nous faire comprendre à travers le concept de la mécanique quantique? Voici une compréhension de la réalité totalement provocante pour nos esprits mais combien stimulante dans laquelle on tente de saisir qu’une chose peut être et ne pas être dans un même instant. M’approcher un tant soit peu de cette expérience étendue du réel, c’est ce que je souhaite faire avec mes dispositifs de vision.

HC : Puisque tu évoques les années 1960 et certaines recherches sur de nouvelles sensations et conceptions du temps et de l’espace, on peut penser aussi à des formes du cinéma expérimental qui naissaient à cette époque. Y a-t-il là une inspiration directe pour ton présent travail ? Quand on parle de cette forme de « réalisme », puis d’une vision mécanique détachée des sentiments subjectifs, on est tenté d’y voir par exemple une parenté avec certains films de Michael Snow…

P.D. : En 1970 dans son livre Expanded Cinema, Gene Youngblood fait le recensement de toutes les formes naissantes de l’art électronique et expérientiel de l’époque. Il est fascinant de constater comment tous les paradigmes de ce qu’on nomme aujourd’hui arts médiatiques ont été pensés, imaginés et rêvés avec beaucoup d’enthousiasme et de sensibilité il y a maintenant plus de cinquante ans. Il est très clair à l’époque pour l‘auteur que expanded cinema va de paire avec expanded consciousness. Mais étrangement, 50 ans plus tard, alors que les machines sont mille fois plus perfectionnées et abordables qu’alors, presque tout a plutôt abouti au concept marchand « expanded entertainement ». Et au lieu d’être des acteurs dynamiques de cette expansion des sens on nous propose plutôt de devenir des consommateurs passifs de stimulations éphémères et irréelles. Et contrairement au souhait de l’auteur le drame narratif reste encore notre principal moyen d’aborder et d’envisager notre relation au monde. Ce programme de fusion entre arts et science capable d’aboutir à la formation d’une nouvelle conscience reste donc encore tout à fait d’actualité, d’autant plus que nous sommes aujourd’hui plongés dans le règne des machines à image automatique et que tous et chacun en faisons l’expérience quotidienne. Ainsi, à l’ère de l’omniprésence de la vidéosurveillance, poursuivre la voie ouverte par Michael Snow dans ses magnifiques documentaires expérimentaux La région centrale ou Wavelenght m’apparaît totalement pertinent puisque aujourd’hui notre œil est devenu lui-même une caméra qui se déplace dans le paysage.

HC : Dans des espaces assez neutres et lisses, comme une galerie ou le rez-de-chaussée de l’édifice de Québecor (exposition de Fontaine), ce renouveau d’une vision du réel « en soi » est en quelque sorte bien appuyé par le dénuement des lieux, par l’absence apparente d’objet attirant pour l’œil, absence de « drame » et d’affect… Mais bien que cela soit cohérent avec tes intentions – s’intéresser au phénomène de la vision elle-même sans autre interférence – ne serait-il pas intéressant de provoquer des interactions avec des réalités plus complexes, plus riches en mouvements, en détails, d’augmenter en fait les possibilités d’accidents, voire de narrativité accidentelle? On en voit d’ailleurs un exemple magnifique dans la vidéo d’une installation de la machine no. 2, la nuit dans un champ, où une lumière qui se réfléchit dans le miroir attire des quantités d’insectes qu’on voit en très gros plan quand la caméra passe dans le miroir. Alors envisages-tu poursuivre des possibilités d’interactions plus actives avec un environnement quelconque, comme la nature justement ?

P.D. : C’est exactement là-dessus que je travaille en ce moment et pour ce faire je suis en train de développer des nouvelles sculptures plus compactes que je pourrais aisément transporter dans différents sites comme je l’ai déjà fait avec mon premier prototype de la sculpture vidéo cinétique #4 à l’été 2012 à Saint-Jean-Port-Joli, sur les berges du Saint-Laurent, dans mon projet intitulé Infrarouge avant la nuit.

Infrarouge avant la nuit (machine no. 4), 2012


Site internet de Pascal Dufaux

Image d’en-tête : Fontaine (machine no. 3), 2012.