TOC TOC TOC: LES YEUX À LA HAUTEUR DU COEUR
Avoir des enfants en bas âge vous ouvre à un aspect de la programmation télé auquel peu de critiques et de commentateurs sont exposés, d’où, j’imagine, le silence qui entoure généralement les émissions destinées à un jeune public. Il est vrai par ailleurs que face à cette matière, on se trouve souvent à court de mots tellement le produit est fade et sans imagination, édulcoré, platement pédago-démagogique, « correct » politiquement et sous tout rapport qu’on se surprend à s’ennuyer des cartoons américains de notre enfance, violents, racistes, sexistes dans des proportions indicibles mais porteurs de cette part de folie qui faisait leur charme et nous tenaient rivés au petit écran. Une émission québécoise pourtant fait exception, laquelle, si elle n’est pas tout à fait exempte des tics caractéristiques d’un passage dans les officines du MEQ, propose aux enfants un monde original et fortement marqué par l’imagination littéraire, un monde qui ne ressemble pas tant à l’idée que se font du jeune public de bien-pensants psychologues entichés de « réalisme pédagogique » mais plutôt à la projection très justement délirante d’un univers qui semble prolonger l’entendement propre aux tout-petits. Autrement dit, une fiction qui parle leur langage, et qui pour cette raison fait bien plus que les « éduquer » ou les « faire rêver » : elle se place à leur hauteur et jette sur les choses un regard tantôt étonné, tantôt curieux, tantôt gourmand qui leur ressemble.
Le titre déjà est porteur : Toc toc toc, trois petits coups frappés à la porte du voisin, dans l’espoir qu’il est là et qu’il pourra me recevoir, une image – acoustique – des rapports de proximité qui forment notre lien à l’autre. Toutes les portes dans Toc toc toc ont des mécanismes compliqués qui nécessitent que l’on maîtrise une sorte de code secret pour qu’elles s’ouvrent, symbole des efforts qui doivent être consentis pour que la relation puisse exister, et des rituels qui organisent la vie sociale. Rabou, qui est le doyen du village et un peu sorcier, fabrique également des « portes magiques », utilisables seulement par les enfants à qui elles donnent accès tantôt à un élément du monde naturel, tantôt à un monument de l’histoire, parfois également à des œuvres du patrimoine artistique qu’ils découvriront seuls – c’est-à-dire sans adultes – telle une matière brute qui s’offre à eux sans médiation et donc sans jugement et sans a priori, tel une mémoire du monde à s’approprier.
Le deuxième élément qui frappe dans Toc toc toc, c’est la manière dont se déploie la structure familiale. Devant cette communauté d’enfants sans parents et d’adultes sans rejetons, on pense bien entendu au proverbe africain : « il faut tout un village pour élever un enfant », et c’est bien l’esprit qui règne ici. Les personnages représentant la jeune génération – tous joués par des adultes – ont chacun leur propre maison au Village, ils circulent comme bon leur semble, vaquent à des occupations diverses qui tournent invariablement autour du jeu, et sont parfaitement autonomes. Les adultes pour leur part – à l’exception de Monsieur Craquepoute, mais on y reviendra – « travaillent » mais sans jamais que cela ne ressemble à une obligation ; la musique, le jardinage, la cuisine, le bricolage, la couture, qui sont leurs occupations ordinaires, participent davantage d’une sorte d’identité intrinsèque qu’ils ne constituent des professions. En réalité, chacune correspond à une réponse aux besoins divers des enfants, qui se trouvent de la sorte « élevés » à part égale par l’un et par l’autre. On peut – si on y tient – voir là une transposition de la famille moderne, éclatée et disparate à laquelle beaucoup d’enfants pourraient s’identifier ; mais plus encore, c’est à un modèle contre- ou para-familial qu’on pense, à une structure fondée sur les liens de confiance et d’amour mais sans la rigidité d’une cellule fermée sur elle-même ; ni plus ni moins qu’une extension des valeurs familiales au domaine de l’espace public et à laquelle tous les enfants peuvent aisément adhérer.
Le contrepoids à cette liberté plus joyeuse que surveillée, représentant inflexible d’une autorité exercée arbitrairement mais sans contestation, se trouve incarné par le plus suave des personnages, Monsieur Craquepoute, qui fait office simultanément de chef de gare, de régleur d’horloge, de postier et de balayeur. Son nom laisse clairement entendre que quelque chose ne va pas chez lui ; pourtant, loin d’être fou, ce qui le définit par-dessus tout, c’est sa rigidité, la manière dont il se range en toute circonstance du côté de la loi ou du règlement contre la désobéissance, de l’ordre contre le désordre, d’un quadrillage pointu du temps contre toute forme de laisser-aller, du travail contre le jeu. Alors que tous les autres personnages d’adultes sont bienveillants et représentent des figures nourricières, Craquepoute symbolise la Loi, d’où son amour immodéré pour les uniformes, les médailles, les processions et sa haine concomitante des arts ou de tout ce qui s’écarte de sa conception hyper-rationnelle du monde. C’est le type même du névrosé, dominé par une obsession de contrôle qui le rend incompétent socialement, en conflit continuel avec les autres parce que capable ni de souplesse ni d’empathie, un contre-modèle au Bon Parent dont il représente l’image inversée. La caricature est grosse (et désopilante !), mais on saisit bien qu’elle mobilise efficacement tout ce que les enfants abhorrent naturellement dans l’attitude de leurs propres parents et des adultes en général: préoccupation constante pour l’ordre et la propreté, manque de disposition pour le jeu, manie pour les horaires contraignants, surveillance et sévérité.
Face à Toc Toc toc, l’enfant se trouve donc projeté dans une représentation très manichéenne du monde, avec d’un côté des adultes dont la maturité est synonyme d’ouverture, de joie de vivre, d’appréciation des arts et de la bonne chair, et de l’autre d’un adulte-enfant acariâtre qui a vieilli sans perdre ses fantasmes d’omnipotence, ses peurs et ses manies. Autrement dit, d’un monde où vieillir veut dire conserver la part de l’enfance qui nous porte vers les autres, et refuser celle qui brime cet élan et nous enferme en nous-mêmes.