The Voice
La Voix, développée pour le Québec par l’équipe de Julie Snyder (Productions J) et diffusée sur le réseau TVA, se présente d’emblée comme l’un de ces formats internationaux tout droit sortis du moule hollandais d’Endemol, sorte de mélange entre Star Académie et American Idol qui consacre une fois de plus l’emprise croissante de la téléréalité sur le domaine des variétés musicales. Plus que l’aspect Variété, justement, c’est le dispositif de l’émission qui ressort comme le véritable coup de force de ce concept, qui se décline à l’heure actuelle en quelques dizaines de moutures nationales : quatre vedettes de la chanson (pour la version québécoise : Ariane Moffat, Marc Dupré, Marie-Mai et Jean-Pierre Ferland) y jouent le rôle de « recruteurs » et doivent constituer, dans le premier segment de la saison et sur la base de performance des candidats, une équipe qu’ils entraineront dans une série de compétitions menant ultimement au couronnement d’un grand gagnant. La première série est maintenant terminée, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’un très grand nombre de personnes (du public comme des médias) se sont ralliés au concept, saluant dans la plupart des cas l’originalité et l’intérêt d’un dispositif très « accrocheur ». Pour le dire très franchement, nous ne partageons pas cet enthousiasme.
Le point « aveugle » du talent
La caractéristique de La Voix qui, immédiatement, force l’attention se trouve dans le choix délibéré d’opérer la sélection des candidats sur une base « anonyme », à l’aveugle donc, avec comme seul critère mis de l’avant (les juges entendent mais ne voient pas les candidats lors de la première ronde de sélection qui est diffusée) les qualités vocales du ou de la chanteuse. On comprend bien tout ce qu’une telle stratégie implique : à un niveau superficiel mais important sur le plan de la rhétorique, elle laisse supposer que La Voix, contrairement à d’autres émissions du même registre (Star Académie, par exemple), refuse de jouer le jeu des beaux « casting » et s’élève artistiquement au-dessus d’une partialité fondée sur l’avantage trop souvent accordé aux jolis minois. Soit. On y insiste moins, toutefois, sur le fait que les candidats qui se retrouvent à la télévision sont en quelque sorte les « gagnants » d’un processus qui remonte très loin en amont et durant lequel on a déjà amplement eu le temps d’opérer une sélection extrêmement serrée (pour les quelques dizaines de participants qui auront ultimement eu accès au plateau, 5000 autres auront passé leur chemin sans jamais accédé à la visibilité). On ne sera donc pas trop étonné de constater au final que les meilleures voix à faire leur chemin sont très rarement (jamais ?) l’organe sublime d’un cul de jatte ou d’une obèse. Les Suzan Boyle sont l’exception qui confirme la règle, et certainement pas une norme que l’on tente de reproduire ici…
Ce qui ne veut pas dire que la stratégie ne génère pas ses effets. Ainsi, les sélections à l’aveugle ont permis à une jeune femme en chaise roulante, à des jumelles identiques, à un homme bien mûr à la voix de castra et à quelques autres castings atypiques d’être choisis – et notamment quelques has been, à qui on n’aurait jamais donné leur chance en d’autres contextes. Tout le sens de La Voix est là, il nous semble, dans cette impression habilement produite qu’on y carbure au talent brut, en une espèce de célébration de la pureté indépendante des contingences physiques ou sociales. En ce sens, les freaks, les handicapés, les pas trop beaux, les poqués de bars sont absolument essentiels pour installer dès les premières semaines un cadre particulier, assimilable sur le plan politique à une sorte de méritocratie transversale au sein de laquelle aurait été isolé un, et un seul critère d’accession à la célébrité. Il s’agit bien sûr de la « Voix », trésor chéri mais caché jusque-là, entretenu quasiment en secret (« comment se fait-il qu’on ne l’ait pas vue avant, celle-là ») et que l’émission permet enfin de révéler. La Voix est, plus que tout et comme l’ont toujours été en quelque sorte les émissions télévisées de variété, un dispositif de visibilité, une machine destinée à pomper du sang neuf dans le star system. Celle-là le fait, il nous semble, avec juste un peu plus d’hypocrisie.
« Une belle leçon de vie »
Les autres ingrédients de la formule nous montrent bien toutefois qu’une vedette ne se construit pas sur une voix seule, quelque harmonieuse, puissante ou envoûtante soit-elle. Dans l’ordre de la « révélation », des médiateurs sont nécessairement convoqués qui faciliteront la transformation du candidat de l’état de Voix à celui de Personnalité. Ici les juges-vedettes ont une fonction qui est plus qu’instrumentale : ils « qualifient», « sélectionnent », « éduquent », « encouragent », réprimandent » et ultimement « éliminent » les membres de l’équipe qu’ils ont formée, ils sont – encore plus que dans Star Académie – les guides chargées de mener le troupeau au pâturage. On peut légitimement se demander ce qu’une Mari-Mai ou un Marc Dupré (!) ont accompli de si fantastique pour remplir un tel rôle. La réponse est pourtant toute simple : ils sont éminemment visibles ! C’est là la qualité première qu’on recherche en régime médiatique, pour reprendre l’analyse de Nathalie Heinich : les gens visibles constituent une nouvelle élite, une caste dont le principal mérite, souvent, est d’être connu du plus grand nombre (« je suis surtout connu pour ma notoriété », affirmait Warhol… ). L’accession à la notoriété passe ici, nécessairement, par des effets de contamination, parfaitement encapsulés dans ces courtes séquences qui nous montrent les candidats, à tour de rôle, en tête à tête avec leur mentor, travaillant ensemble à faire accoucher le miracle de la performance achevée. Ces séances, contrairement à celles de Star Académie, ne sont pas collectives mais toujours individuelles, renforçant de la sorte le dispositif de transfert permettant au candidat de gagner dans l’opération un peu de l’aura ainsi produite.
L’autre ingrédient important de cette « formule gagnante » se trouve dans la manière dont on insiste à toutes les étapes de la compétition sur l’entourage immédiat des candidats. Pas une performance, pas une apparition significative de ces derniers sans que leur garde rapprochée (parents, conjoints, enfants) ne soit directement impliquée, présente à l’image, sollicitée pour moult accolades, embrassades, effusions multiples. Il me semble que cette stratégie a au moins deux fonctions. La première est directement liée au genre de la téléréalité : il s’agit ici de générer autour des « performers » un halo d’émotivité, de produire des situations dominées chaque fois que cela est possible par des postures chargées qui assurent un haut degré d’intensité relationnelle. On ne s’y prend pas différemment, lors de la retransmission télévisée des Olympiques, pour « doper » au drame la moindre épreuve sportive (dixit le commentateur : « elle le fait pour son père, qui fut aussi son entraineur et qui a combattu un cancer il y a trois ans …»). La seconde fonction de cet entourage toujours très prompt aux rires et aux larmes est d’assurer un contexte aux candidats, de les ancrer dans un milieu qui donne de la substance au récit qui les concerne. Les parents émus aux larmes devant la performances de leur « petite » se constituent ainsi en médiateurs, sorte de relais intermédiaire (ils sont dans la foule, sans véritable positions privilégiée, sinon par leur visibilité exacerbée) entre la star en devenir et le milieu des fans, qui bientôt prendront leur place.
La Voix se présente ainsi tel une machine de guerre assez redoutable en ce qu’elle place à l’avant-garde de son commando commercial les valeurs de talent, de transparence, d’émotion, alors même que son dispositif de télé-réalité travaille habillement à rendre visible un produit et à établir les paramètres de sa mise en marché futur. Certes plus ludique que Star Académie, le concept a du succès partout, nous semble-t-il, grâce à cette duplicité savamment orchestrée et à la manière dont il semble faire triompher le talent authentique là où il s’agit surtout de faire du placement de produit.