Temps morts et espaces vides
Temps morts et espaces vides. Bien évidemment, ce titre pourrait se prêter à l’ensemble des films de la trilogie de Gus Van Sant, mais nous nous concentrerons ici uniquement sur Gerry (2002). Premier volet de la trilogie, Gerry inaugure un changement radical dans la mise en scène du cinéaste. Si nous disons que le film dévie, alors il nous faut mesurer l’ampleur de cette déviation, car elle est caractéristique de ce qui se passe dans la tête du spectateur, comme elle l’est du point de vue du scénario et, enfin, comme moteur de la mise en scène. En d’autres termes, si le récit propose une perte de repère, il la fait vivre au spectateur et il la donne à éprouver film.
Gerry nous présente deux jeunes gens qui marchent dans la nature : ils s’arrêtent, ils courent, ils parlent, ils regardent le paysage, ils se perdent. Matt Damon et Casey Affleck produisent une série d’actions qui relèvent d’une banalité extrême. Tout à coup, de façon aussi ordinaire que l’enchaînement des actions qui ont précédé, ils sont perdus. Rien ne laissait présager cet évènement. Et c’est bel et bien la banalité des actions qui, soudainement, nous permet de voir qu’il est déjà trop tard – ils ne sont pas en train de se perdre, ils sont déjà perdus. Il en sera de même pour Blake dans Last Days : il n’est pas en train de mourir, il est déjà mort. Revenons à Gerry – le premier.
Le film tourne autour d’un fait : être perdu. L’apogée dramatique est déjà donnée. Nous pouvons dès lors convenir de la chose suivante : l’enjeu de la mise en scène se concentre sur autre chose qu’un déroulement d’actions, elle en propose le constat – un constat en images et en sons. Les questions changent: ce n’est plus tant la façon dont ces garçons se perdent qui importe à la réalisation, mais ce qui se perd – qu’est-ce qu’être perdu au cinéma ? comment rendre compte de la perte de repère d’un point de vue cinématographique ? comment mettre en scène une perte de repère ?
Forcément, des changements s’opèrent au niveau de la réalisation. Le film est moins découpé. Les travellings, les panoramiques (beaucoup plus rares) et les plans fixes étirent la durée, évinçant l’action et faisant lever l’affect dans le plan. Si Gus Van Sant fait durer les plans, c’est parce qu’ils nous permettent d’éprouver dans le temps l’épuisement dans la scène du désert de sel, la confusion dans la séquence du mirage, l’incompréhension lorsque Gerry se retrouve perché sur le rocher… Le sentiment est éprouvé dans et par la durée, il ne se lit pas sur les visages des personnages. Lorsque, dans le chapitre 12 du DVD intitulé « on empty 1 », les deux Gerrys 2 , filmés de trois quart arrière, marchent l’un derrière l’autre en plan moyen dans un désert de sel, La durée de la scène compose avec la souffrance. Le corps exténué a du mal à se mouvoir. Un Gerry ouvre le plan, l’autre le clôt. Entre les deux, il y a le vide, la distance parcourue et la distance à parcourir, en même temps. Le long travelling met en avant l’idée que l’espace et le temps se conjuguent ensemble, puisque la durée n’annule jamais l’espace à franchir. Or qu’est-ce qu’un travelling si ce n’est une traversée de l’espace dans le temps ? Dans ce plan, c’est non seulement la mécanicité de l’action qui est mise en avant – c’est-à-dire que les deux Gerry avancent en mettant un pied devant l’autre – mais aussi, la répétition à l’infini – l’espace annulé par un Gerry est recréé par l’autre Gerry d’un bout à l’autre du cadre. Ainsi, la distance entre les deux hommes ne s’annule jamais et c’est bel et bien le temps qui laisse voir la persistance de l’entre-deux. Le temps et l’espace dévoilent ensemble, dans la marche, le révolu et le nouveau, en même temps. Alors, le traitement de l’espace rejoint et rejoue, pour son propre compte, l’étirement du temps.
L’autre bouleversement de cette séquence concerne la lisibilité : plutôt que de se manifester sur les visages, il apparaît dans la durée. Si Gus Van Sant compose avec la durée des plans, c’est pour les prolonger jusqu’à l’insoutenable dans le corps. C’est en s’étirant et en se dilatant dans le temps que la mise en scène découvre sous le mouvement une possibilité du cinéma : le travelling devient un moyen de rendre sensible un affect puisqu’il est la preuve de l’épuisement des corps, il figure cette impossibilité à réduire l’espace qui reste à parcourir qui s’étire dès lors à l’infini.
Et toujours la caméra laisse entrer l’espace dans le cadre en favorisant les plans d’ensemble et de demi-ensemble. Le paysage a son importance et s’il est répétitif au début du film ce n’est pas pour longtemps. La première scène nous donne à découvrir un sol aride et une végétation basse. La route sépare le plan en deux : de part et d’autre de la courbe goudronnée, le même paysage se duplique. Ce paysage, on le retrouve lors de la marche des deux Gerrys au sortir de la voiture. Rappels chromatiques, luminosité similaire, mêmes cadrages larges inscrivant les deux personnages dans le plan sont autant d’évocations du trajet en auto. Le décor est toujours le même dans ces premières séquences, seule la façon de se mouvoir dans l’espace a changé. Mais ces rappels s’estompent au fil des déplacements si bien que, dès que les deux garçons évoquent le fait d’être perdu, de moins en moins d’éléments rattachent le décor à la scène qui précède. Finalement, au fil des séquences, les espaces sont de plus en plus déconnectés.
Répétitif et interminablement le même, le paysage va devenir changeant, de plus en plus changeant. La rupture commence après la première nuit. Plus question de ressemblance, chaque scène dévoile un nouveau désert : végétation basse, poussière, montagne, sable et enfin sel. Chaque paysage traversé par les deux jeunes gens se révèle encore plus aride et permet de moins en moins de faire de connexions avec le précédent. En effet, au générique de fin, les localisations de tournage se multiplient : Californie, Utah ou encore Argentine. Chaque séquence est une partie de désert dans le monde et le film les fait tenir ensemble malgré leur absence totale de liaison logique et géographique. Dans le passage d’une scène à l’autre, un seul élément de liaison demeure, dans cet environnement inédit : les Gerrys marchent toujours. Aussi, deux choses seraient à souligner. D’une part, il est important de noter que, dans Gerry, les connexions entre les parties de l’espace ne sont jamais données. Les liaisons entre les différents fragments d’espace ne sont pas les seules à être manquantes, celles de l’action sont tout autant défaillantes. Non seulement les indices et les connexions ne sont jamais donnés au spectateur, mais ils ne le sont pas plus à Matt Damon et à Casey Affleck. Comment Gerry a-t-il pu monter sur le rocher ?
Nous l’ignorons, et eux-mêmes l’ignorent. D’autre part, ce sont les personnages qui nous permettent de passer d’un espace à l’autre. La coupe accentue les raccords aléatoires. Même les plans de coupes sur les nuages ne retrouvent pas leur fonction classique d’enchaînement ou d’ellipse, car tout est elliptique. Du point de vue de l’espace aucun fragment ne se trouve l’un à côté de l’autre, pas plus qu’il ne propose une promiscuité déductible à l’avance avec le fragment suivant. Du point de vue du temps, la succession des journées s’enraye si bien que, après la première nuit, le spectateur perd le fil des jours. Il confond l’aube et le crépuscule, ces moments où la lumière est ambiguë. Ni le fondu ni le raccord ne sont travaillés comme des liens d’une scène à l’autre. Ce type de montage brouille les repères spatio-temporels. Passer d’une scène à une autre se fait donc sans transition. La coupe franche devient une ponctuation purement optique entre les images : on passe d’une portion de l’espace à une autre sans transition entre les images et sans transition dans l’image. En somme, dans le film, rien ne fonctionne par indice. Les coupes témoignent en faveur de l’absence d’intrigue.
Le film, néanmoins, est marqué par un épurement progressif des éléments de composition de l’image – jusqu’au désert de sel où seuls le blanc, le bleu et deux silhouettes sont présents. Cet épurement va de pair avec la réduction de la motricité, allant jusqu’à l’effondrement des corps sur le sol et la disparition des mots au profit de la musique, des bruissements des vêtements et des bruits de pas. Au fur et à mesure tout se perd, le silence s’installe, le cadre s’immobilise, le mouvement dans le plan s’arrête. L’histoire se réduit à un état – être perdu dans le désert. Le film se construit autour d’une action – marcher. Le seul élément qui raccorde reste les personnages et c’est lorsqu’ils s’effondrent que le film finit puisque le mouvement dans l’espace ne peut plus se poursuivre à deux. Après un plan de sept minutes de marche dans le désert de sel, dont la régularité est troublée, à l’image, par des floues qui semblent provenir de la vibration sonore, un changement radical s’opère. La musique off s’arrête, les distorsions et les grondements cessent, il n’y a plus aucun souffle. L’axe de la caméra et l’échelle de plan se transforment. Un plan d’ensemble isole désormais les Gerrys dans la moitié droite du cadre. Le ciel reprend les couleurs du sol, si bien que la ligne de démarcation entre les deux ne les sépare pas plus qu’elle ne les réunit. Les montagnes ne se devinent plus, pas même au loin. Seuls les nuages créent du volume dans le plan. Progressivement, le mouvement cesse. Gerry s’arrête, la caméra s’immobilise, l’autre Gerry se retourne. Il revient sur ses pas : il cesse de créer une nouvelle distance, il annule la distance parcourue. Le premier Gerry s’accroupit et se couche, le second le rejoint et répète le même mouvement. Si les repères liant et connectant les différentes portions de l’espace se raréfient, c’est parce que le film tend à cet épurement, à cette désertification. Le désert pour Gus Van Sant c’est aller chercher cette absence de son, de mouvement, de volume et de forme. Et le plan devient tableau : une composition picturale, une nature morte – deux masses étendues entre le ciel et la terre.
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La ballade, les connexions manquantes, le nouveau raccord qu’est le personnage supplantant celui mis en œuvre par l’enchaînement de l’action proposent de ne pas représenter la perte de repère, mais bel et bien de la mettre en œuvre, de proposer au spectateur et aux personnages d’en faire l’expérience. Alors, il importe peu de savoir comment les Gerrys se sont perdus. Ce qui importe, et ce que Gerry met en scène, c’est une façon singulière, et par le fait même inédite, de penser la perte de repère, et ce, de façon purement cinématographique. Et l’espace dans lequel se perdent les personnages est repris par la mise en scène dans laquelle se perd le spectateur. Lui aussi perd le nord, laissé sans repères et sans codes de lecture. Le choix du fait divers médiatisé comme base scénaristique n’est donc pas anodin. Il confère l’action au passé : les deux jeunes gens se sont déjà égarés, le massacre à Columbine a déjà eu lieu, Kurt Cobain est mort. L’histoire, relevant du déjà connu, devenue d’ailleurs quasiment mythique, n’est définitivement plus première. Le moment clé, l’apogée narrative, le climax n’est plus ce que le spectateur attend et ni même ce que la mise en scène dévoile peu à peu. On le connaît d’avance. Seul compte le constat des actions. Mais dans constat, Gus Van Sant n’entend pas l’intrigue. C’est le constat cinématographique de l’égarement, de la perte des repères spatio-temporels, de la cession des facultés motrices d’un corps qui intéressent le réalisateur. Il appréhende les actions pour elles-mêmes dans une intégralité et dans une intensité qui ne dépend plus de ce qui précède ni de ce qui suit ; ce qui précède ne nous importe peu et ce qui suit, nous ne le savons que trop. Ainsi, les temps forts du récit sont rendus morts, et les temps morts, forts. Au même titre que les deux Gerrys, le ciel et la terre, le quotidien et le moment décisif ne s’opposent plus, ils s’entremêlent l’un l’autre dans la banalité de la situation. Non sans nous rappeler les considérations de Deleuze à propos du cinéma d’Antonioni, il semble que chez Gus Van Sant les situations banales ou limites ne se signalent jamais par quelque chose de rare ou d’extraordinaire. « En effet, les situations les plus banales ou quotidiennes dégagent des « forces mortes » accumulées égales à la force vive d’une situation-limite (ainsi, dans Umberto D de De Sica, la séquence du vieil homme qui s’examine et croit avoir de la fièvre). Bien plus, les temps morts d’Antonioni ne montrent pas simplement les banalités de la vie quotidienne, ils recueillent les conséquences ou l’effet d’un évènement remarquable qui n’est que constaté par lui-même sans être expliqué (la rupture d’un couple, la soudaine disparition d’une femme…). La méthode du constat chez Antonioni a toujours cette fonction qui réunit les temps morts et les espaces vides : tirer toutes les conséquences d’une expérience décisive passée, une fois que c’est fait et que tout a été dit 3 ».
Notes
- Les deux garçons se surnomment mutuellement Gerry. Mais Gerry s’emploie aussi comme verbe et comme nom : « mot qui désigne aussi bien dans leur langage la « catastrophe », un verbe comme « merder », et eux-mêmes ». Voir Martin Drouot, in Gerry->http://www.cinefeuille.org ↩
- Traduction proposée : « sur le vide » ↩
- Gilles Deleuze, L’Image-temps, éd. Minuit, Paris, 1985, pages 14-15. ↩