Chronique télévision

STAR ACADÉMIE: VEDETTARIAT, MODE D’EMPLOI

La télévision québécoise a toujours fait une place de choix aux émissions de variétés tournant autour de la chanson et de la découverte de nouveaux talents musicaux : dès 1955, la SRC présentait Music-hall, qui sera suivie dans les années 1960 par les Nouveaux talents Catelli, Jeunesse d’aujourd’hui, Jeunesse oblige, puis par Donald Lautrec Chaud dans les années 1970, etc. Ce genre d’émissions est presque complètement disparu de nos écrans, du moins dans sa forme traditionnelle, remplacé depuis quelques années par une incroyable machine médiatique qui ne souffre, elle, aucune compétition: c’est la Star Académie des Productions J (pilotée par Julie Snyder, qui est également l’animatrice de l’émission), déclinée en 6 rendez-vous hebdomadaires qui raflent depuis 2003 – on diffuse cet hiver la cinquième édition – des records de popularité. Souvent associé à la téléréalité, le concept partage en effet plusieurs caractéristiques avec les Big Brother de ce monde, dont le moindre n’est pas le filmage en continu des candidats, qui sont en quelque sorte « reclus » à l’Académie où ils profitent de différentes formations offertes par les professeurs. Mais plus intéressant encore, c’est la façon dont Star Académie gère la frontière entre anonymat et célébrité qui en fait hors de tout doute un programme de téléréalité.

La première émission de la saison 2012, qui servait en outre à présenter au public les candidats sélectionnés lors des auditions de l’automne, fournit plusieurs exemples éloquents de tout ce qui sépare ce traitement contemporain des variétés « à l’ancienne ». Il est assez remarquable en effet que les « capsules biographiques » portant sur chacun des chanteurs en herbe insistent si lourdement sur les aspects les plus noirs de leur vie ; ainsi, Mélissa, adoptée à 9 ans, a perdu sa mère dans un accident de voiture ; Joanie, de son côté, porte une prothèse à la jambe, etc. Si on s’en tient à cette présentation, chacun semble porter quelque épisode précis de sa vie passée comme un poids. On comprend bien entendu que la fonction première de ces courtes mises en scène est de forcer une émotion qui favorisera vraisemblablement chez le spectateur une identification accrue au candidat. Mais il y a plus : en insistant de la sorte sur les difficultés de chacun, on travaille manifestement à camper les éléments d’un scénario de manque dont la suite des choses constituera une forme de résolution. La maladie, la perte d’un être cher, la souffrance, les épreuves à répétition (dont celle de s’être présenté plusieurs fois aux auditions sans succès) qui affligent les membres de l’Académie ne sont pas présentées seulement pour nous émouvoir, mais pour bien marquer que l’enjeu de la compétition est toujours celui d’une réparation, de la revanche prise par ces garçons et ces filles sur la faille qui les habite. C’est ce creux, cette absence qui justifie le désir de célébrité, comme dans toute bonne histoire où le héros construit sa quête sur la réparation d’une individualité brisée.

René Angélil et Julie Snyder

Moins que la concrétisation d’un talent, le succès à Star Académie se constitue par le travail, la détermination et mieux encore par cette sorte d’adéquation à soi-même qui est devenue la norme de toutes les téléréalités: les séances de « formation » avec les professeurs sont pleines en effet de ces moments noyés par les larmes, où un candidat, après avoir refusé obstinément « d’entendre » le message de ses guides (toujours une variation du « sois toi-même »), finit par enfin casser, et livrer en conséquence une performance digne de lui. Cette cassure renvoie toujours au manque original (« j’ai pensé à ma mère, et l’émotion est venue ») et permet d’établir le registre d’authenticité par lequel advient nécessairement la performance. À Star Académie, être un artiste veut dire : miser toujours sur la transparence, refuser les faux-fuyants, accepter l’équation moi=moi. Les « professeurs » ne disent jamais autre chose, sinon peut-être lorsqu’ils insistent sur l’éthique du travail (René : « personne ne travaille aussi fort que Céline …»). Toute cette rhétorique vise en réalité à nourrir la perception que les aspirants au statut de Star ne sont pas a priori des êtres exceptionnels, loin s’en faut, mais des individus comme vous et moi, porteurs d’une « histoire » souvent difficile que la réclusion, l’abnégation, la souffrance dans le travail transformeront ; des quidams auxquels TVA offre la chance de « réaliser pleinement qui ils sont », dixit l’animateur Jean-Philippe Dion.

Stéphane Laporte et Patrick Huard

En ce sens, la grande idée derrière Star Académie, au-delà des coulisses qui nous montrent les larves-académiciens vivant les affres du cocon-manoire, c’est la juxtaposition de ces vedettes-en-devenir avec les stars établies, la présence de ces dernières étant essentielle à toutes les étapes du processus. Durant les émissions quotidiennes (du lundi au vendredi), ce sont les professeurs, les invités et le directeur de l’Académie, René Angélil, qui remplissent ce rôle. Que vient faire là Patrick Huard – en professeur d’interprétation ??! – sinon assurer qu’en tout temps sa notoriété sature l’écran de cette« staritude » qui lui sied si naturellement ? N’y avait-il pas au Québec un individu plus compétent pour tenir un tel rôle ? Mais l’essentiel se passe lors des galas ; depuis des années, en effet, le passage d’une super vedette à l’Académie est toujours souligné par un numéro de type pot-pourri dans lequel chaque candidat interprète un extrait de l’un des grands succès du Maestro avec lui. Si l’un des objectifs de l’opération est bien sûr de mettre en valeur le talent de l’invité – comme dans toute émission de variété – il me semble qu’ici, c’est sa capacité à établir une connexion avec les jeunes chanteurs qui est surtout valorisée. Ainsi, autant la performance de J. Hallyday au gala du 5 février dernier fut soulignée et portée au nue par la presse, autant celle de Lady Gaga en 2009 fut durement critiquée, l’écart s’expliquant par le manque évident de sollicitude démontrée par l’interprète à l’égard de la jeune Carolann, laissée à elle-même.

On l’aura compris, placer dans le même cadre, sur une même scène, les apprentis-vedettes et les stars accomplies permet un phénomène d’osmose réciproque, une sorte d’échange de qualités grâce à laquelle le débutant gagne en stature, et le demi-dieu en humanité. Et c’est bien là l’objectif partagé par une majorité de concepts de téléréalité : contribuer à l’illusion que tous sont égaux sur la ligne de départ, déconstruire le mode d’emploi de la notoriété et faire la preuve par l’exemple que la télévision en est aujourd’hui le principal incubateur.

Lady Gaga, Julie Snyder et Carolann