SECRET D’ENFANCE
Le 11 septembre 2009, Hors champ proposera au public montréalais un événement exceptionnel : une projection 35mm du film de Philippe Garrel, Le révélateur, accompagné par les musiciens Thierry Amar (Silver Mt. Zion), Dominique Éthier (Plaza Musique), Bernardino Femminielli, Eric Fillion (Pas chic chic), Karl Lemieux, Radwan Moumneh (Jerusalem in my Heart), Roger Tellier-Craig (Pas chic chic).
Pour « accompagner » à notre tour cette projection-performance, nous avons demandé la permission à Émeric de Lastens de nous autoriser à reproduire le très beau texte qu’il avait rédigé en 2006 pour les éditions Re:Voir et qui faisait partie du livret joint au DVD du Révélateur. Nous remercions tout à la fois les éditions Re:Voir et Émeric de Lastens de nous permettre de republier ce texte. (NdR)
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« Amour et fidélité de l’enfant, au fond de mon cœur, depuis l’âge d’or, toujours gardé. »
Novalis (cité par Godard à propos du cinéma de Philippe Garrel)
Le révélateur est le film le plus secret et en même temps le plus évident qui soit, qui ne conçoit pas l’enfance comme un parcours initiatique (comme elle est usuellement représentée) mais la révèle à elle-même : un temps sans contrainte où le monde, personnifié par les figures parentales, se donne tout entier dans le moindre événement, semble encore s’ordonner selon ses désirs ou flotter selon ses rêveries. Vision édénique, amniotique même. Mais sachant l’importance de la figure de l’enfant dans les films de Garrel — figure qui peut s’incarner dans des corps adultes, tel le Christ du Lit de la vierge, s’étendre à d’autres stades de la vie comme l’indique le titre des Enfants désaccordés où il s’agit pourtant d’adolescents : l’enfant est d’abord déterminé par son refus de la société des monstres, des adultes sans passion —, l’on mesure à que point Le révélateur, où cette figure se déploie totalement et librement, constitue un de ses films les plus purs, quelque chose comme son art poétique.
Un enfant donc, un petit garçon de cinq ou six ans, et un homme et une femme, un jeune couple, ses parents : telle est l’équation de base du Révélateur, son unique constellation. Non pas une famille nucléaire, au sens où la doxa la modèle et l’impose, mais plutôt une trinité utopique où s’éprouvent la fusion des corps qui s’étreignent et se joue le théâtre intemporel des sensations d’enfant : avoir peur du noir, pleurer dans son sommeil, se cacher, se blottir, découvrir son autonomie tout en revenant sans cesse à la douceur protectrice des caresses maternelles et paternelles.
Une maison isolée, une forêt bordée par une route déserte et sinueuse, une carrière formant un gouffre, des champs en friche, un inquiétant tunnel en béton : telles sont les solitudes, sans autre présence que la leur, qu’ils peuplent de leurs déambulations et de leurs jeux, autant dire de leurs affects.
Les règles en sont simples : chaque plan organise et accomplit un rite muet et mystérieux, une mise en scène des relations affectives circulant continuellement au sein de la trinité. Ces plans-séquences, travaillés sans cesse par le paradigme de la distance (distance à la caméra, distances séparant les trois parties de la trinité familiale), forment comme des hiéroglyphes. Le jeu de va-et-vient et de cache-cache permanent entre les corps et la caméra incarne l’ambivalence des affects, trace des signes mouvants et muets dont le mana reconduirait toujours la fusion trinitaire. Ces blocs de durée ne sont plus seulement des vasques transparents contenants des actions et des gestes, mais, contenant et contenu se confondant, des configurations symboliques où tous les paramètres, variables et réversibles, s’interpénètrent. La logique de déplacement du Révélateur est d’ordre onirique.
Le prologue du film, trois plans qui précèdent le carton du titre, fait à ce titre programme. Tout, déjà, y est. D’abord, se présente l’enfant, assis en haut à gauche de l’écran dans le noir, dont on ne distingue que la tête, et l’ombre portée sur le mur de celle-ci, le cône de lumière l’éclairant formant autour de cette ombre un halo. Soudain, un carré luminescent se découpe : à côté de lui une porte s’ouvre devinant, telle une statue, son père. La caméra descend en pivotant de sorte que l’enfant disparaît, et découvre, devant, la femme assise sur le sol et de face. S’en suit entre l’homme et la femme une petite saynète à l’action aussi vaine que répétitive 2 , entre fausse bouderie et complicité malicieuse. Alors qu’elle reste immobile, il veut lui faire boire un verre d’eau : le liquide porté à ses lèvres closes se répand sur sa robe ; il cherche ensuite à lui allumer une cigarette : ses allumettes s’éteignent toutes trop vite. Finalement, il sort comme par magie deux cigarettes accolées l’une à l’autre qu’ils portent chacun à leurs lèvres à chaque extrémité et qu’il allume en son milieu, permettant aux deux cigarettes de se détacher. Puis, suivant le mouvement de la caméra retrouvant son cadre initial, ils se lèvent et disparaissent dans la clarté immaculée dessinée par la porte.
Ensuite, les deux parents descendent un escalier, en contre-plongée, elle devant se tenant à la rambarde : ils marchent tels les zombies de La nuit des morts-vivants, elle surtout se contorsionnant tout en exprimant une sorte d’hébétude. A l’inverse du plan précédent, le blanc immaculé, où se dissolvent les murs jouxtant l’escalier, encadre la scène tandis que l’obscurité, en haut de l’escalier, irradie du centre de l’image : le film, du moins dans ses parties nocturnes, est périodiquement traversé de ces contrastes d’intensité lumineuse, les éclairages discontinus à la lampe de poche faisant ressortir violemment les corps dans la nuit, dans le tunnel ou la forêt, tels des anges.
Puis un plan fixe montrant l’enfant seul accroupi tel un petit bonze, installé précisément dans le renfoncement situé sous l’escalier comme l’indique l’envers visible des marches.
Tout est déjà là donc, ces gestes répétés, ces trajets sans but apparent, ces substitutions spatiales et plastiques, sans autre sens et finalité que d’exprimer, d’incarner les liens indéfectibles et les affects qui traversent et réunissent la trinité. Qu’a-t-on vu ici que le film va sans cesse répéter par variations, un peu selon le modèle de la fugue (le terme musical pouvant, s’agissant de l’enfant, s’entendre aussi dans son acception quotidienne), par déplacements de ces mêmes figures et motifs ? Un enfant qui regarde ses parents jouer comme des enfants (comme à nouveau par la suite en se courant après dans la forêt, permettant à Garrel un facétieux faux-raccord qui voit la femme, poursuivie par l’homme, tombée dans sa course aux pieds de ce dernier) ; des parents soudainement hagards, perdus dès lors que l’enfant a quitté le plan (plus tard sur la route, restant désemparés alors que fuit la caméra qui reculait devant eux : au plan suivant la caméra leur « ramènera » littéralement l’enfant en avançant de derrière eux) ; un enfant prostré, immobile dès lors qu’il s’est retiré dans un recoin (plus tard dans un placard et aux toilettes) ; des indifférences feintes, des faux départs suivis des retrouvailles les plus tendres ; des visages dans l’obscurité qui se découpent comme des masques, des petites effigies voire des poupées (au-dessus du lit de l’enfant veilleront les têtes des deux parents, littéralement décapitées par le tenant, auxquels se substituera une poupée accrochée au mur, compagnon des songes) ; le blanc irradiant comme refuge, zone absorbant le trop-plein d’affects : visages brûlés, corps surexposés et à-plats diaphanes prennent la même valeur fusionnelle et enveloppante (ainsi la femme soudainement blanchie tenant le petit garçon dans ses bras telle une vierge à l’enfant au sortir du tunnel qu’il vient de traverser) tandis que l’obscurité environnante a valeur d’énigme, cette valeur de refuge se matérialisant plus tard sous la forme d’un petit drap blanc, comme un linceul, posé sur la route pour que l’enfant puisse s’y allonger – drap auquel se substituera un matelas à l’entrée du tunnel où ils se blottiront successivement deux à deux.
Ces plans hiéroglyphiques, englobant et insistant (si prégnant que l’on n’a qu’un désir, se les dérouler mentalement, les décrire encore et encore comme pour en percer le secret), fondent l’invention poétique du jeune Garrel, justifiant aussi bien le violent clair-obscur du noir et blanc, par lequel les figures éclairées à la lampe de poche jaillissent de la pénombre, que l’absence de la parole, qui serait nécessairement redondante. C’est un silence rempli de cris muets, d’échos et de murmures rentrés, de mots inconnus tels que l’activité onirique les produit. L’image pleure, rit, accueille et manifeste à elle seule les sensations et les désirs de l’enfant.
Car le « révélateur » désigne l’enfant, qui projette ses fantasmes et dirige la caméra, qui possède le mana sur la mise en scène, le sens caché des hiéroglyphes. En attestent au moins trois plans : lorsqu’il assiste à une représentation théâtrale (levé de rideau, décor scénique d’intérieur familiale) où ses parents effectuent une pantomime de dispute conjugale ; lorsque, jouant avec eux dans un champ à se tapir par terre et à avancer par à-coups comme s’ils s’approchaient furtivement d’une proie, il se tourne vers la caméra et lui fait signe d’avancer en les suivant, à chaque fois après que son père lui ai fait le même signe ; lorsque, jouant avec une bombe aérosol, il accompagne, immobile et à l’avant-plan, le long trajet circulaire de la caméra (comme s’il était collé à elle, donnant l’impression d’être en lévitation) tandis que ses parents au bord de la route courent à l’arrière-plan, les bras tendus comme pour l’attraper. Trois plans, trois mouvements, trois configurations (ici ces dimensions s’équivalent) qui rejouent à ses yeux toujours la même scène primitive, dont tout le film, structuré comme un rêve, se résume à son approfondissement figuratif.
Car au fond que signifient ces trajets et ces jeux sans fin, ces mouvements caressants ? Pas exactement l’œdipe dans sa formation canonique, ou alors il en s’agit d’un stade encore ludique où les pôles s’échangent constamment, un œdipe colin-maillard ou chaise musicale. Ce qui germe ici, s’élabore comme un préambule génétique à tout récit, c’est la scène primitive de l’enfant, scène n’ayant pas encore quittée le domaine du fantasme : quand voir ses parents s’aimer revient encore à se fondre en eux. Mais ce qui règne sourdement dans ce havre fusionnel régi par les visions de l’enfant, c’est l’angoisse de la séparation, de la déchirure qui mettrait un terme à cette scène encore suspendue à elle-même, encore affranchie du refoulé qui viendra la clôturer. Angoisse partagée et mêlée de fascination.La dernière partie du film, comme un dépassement de la trinité et de ses règles de jeu, montre l’enfant s’en extrayant. Il traverse d’abord lentement dans l’obscurité un cours d’eau, comme une réponse à la traversée fluviale des enfants de La nuit du chasseur.
Arrive peu après le terme du voyage de l’enfant, terme du film et petit miracle de surgissement impondérable digne des Lumières. Au bord d’une rive, l’enfant contemple les vagues lorsque soudain, un puis deux puis bientôt presque une dizaine de cygnes blancs, comme ballottés par le flux et le reflux, essaiment à la surface de l’eau. Apparition qui ne semble tenir qu’au désir et au pouvoir secret de l’enfant, qui lui fait signe (le choix de l’oiseau majestueux tient-il à sa mythologie ou à son homonymie ?) et lui murmure : tu ne seras jamais seul, nous sommes tous encore là avec toi.
Notes
- Jean-Luc Godard, préface d’Une caméra à la place du cœur, Philippe Garrel et Thomas Lescure, Admiranda/Institut de l’image, 1992. ↩
- L’itération de gestes vidés de toute finalité apparente, de dépenses gratuites, travaille, conjointement à celle de Garrel, une autre œuvre, celle de Duras : s’y figure le devenir-purgatoire souvent désespéré de l’homme filmique de la modernité. ↩