Autour de “Uzak” de Nuri Bilge Celyan

Regrets, rêves, orgueil et solitude

Dans la cadre de la présentation de Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan durant le FNC 2011, nous vous redonnons à lire cet article publié en 2004. Il était une fois en Anatolie sera présenté le 12 octobre à 21h15 et le 15 octobre à 12h00 au Cinéplex Odéon Quartier Latin, puis le 23 octobre à 16h00 au cinéma l’Impérial.
——-

Uzak, Turquie, 2002, 110 min.

Deux hommes dans un appartement, l’un est photographe pour une compagnie de tuiles de céramique, l’autre, son cousin, est un ouvrier venu de leur village natal pour trouver du travail en ville. Dehors : la lumière bleutée d’Istanbul sous la neige ; à l’intérieur : la lumière bleutée de l’écran de télévision. Peut-être ces deux phrases pouvaient-elles constituer le synopsis de départ d’Uzak, ou autre chose d’aussi simple, mais rien ne laissant présager un film aussi riche et singulier. Comment faire explicitement référence à Tarkovski sans jamais sembler vouloir « faire du Tarkovski »? Comment filmer tant de silence et d’immobilité sans que nous y sentions un vide d’événement, mais plutôt le lent et incessant dévoilement de la vérité des personnages? Des acteurs peuvent-ils être géniaux en regardant la télévision, en jetant un sac aux ordures ou en tirant la chasse d’eau? Des dialogues peuvent-ils être réduits à l’essentiel et ne pas paraître appuyés par l’auteur, trop « écrits », mais toujours issus de la nécessité des personnages? Le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan semble résoudre tout cela , trouvant la plénitude des situations et des images avec la grâce et l’assurance de ceux qui n’ont plus à penser quand vient le temps de filmer, mais qu’à placer la caméra au seul endroit possible. Loin d’un dépouillement volontaire comme effet de style, la sobriété de son cinéma se réalise dans la clarté des choix esthétiques et dans l’habileté à contenir le drame sous scellé pour mieux le faire mûrir et l’ouvrir lentement.

Mahmut est écrasé dans son fauteuil, où il a l’habitude de passer ses soirées, devant la télévision. Yusuf est assis sur une chaise qu’il a placée un peu en retrait, à l’écart de la perspective centrale qui unit Mahmut à la télé. Celui-ci a mis la cassette de Stalker, de Tarkovski, dans le magnétoscope. Yusuf s’endort devant ce film qui lui est étranger, qui fait partie de tout ce qui est inconnu pour lui dans l’univers « artistique » de Mahmut. Il se lève pour aller se coucher, mais se glisse d’abord discrètement dans une autre pièce pour téléphoner à sa mère (les fois suivantes, il demandera la permission à son cousin avant d’utiliser le téléphone). Pendant ce temps Mahmut, croyant l’autre endormi, troque Stalker pour un film pornographique, tout en jetant des regards prudents vers la porte. Après sa brève conversation avec sa mère, Yusuf réapparaît pour emprunter des magazines. Mahmut s’empare de la télécommande dans un geste de panique et appuie sur « stop ». Une comédie joue à la télé quand Yusuf vient se poster derrière lui, les magazines sous le bras. Il regarde et laisse échapper quelques rires, comme pour initier une complicité avec son hôte. Mahmut ne rit pas, et alors que les secondes s’écoulent il tourne un peu la tête derrière dans l’impatience de voir Yusuf s’en aller. Il recourt enfin à la télécommande pour rompre cette situation et renvoyer Yusuf, changant de chaîne en se donnant l’air d’être blasé, pour mieux en venir à éteindre le téléviseur et dire qu’il est tard.

Le film avance ainsi au fil d’épisodes où se compose, se négocie et s’effrite un rapport déjà fragile entre les deux hommes, mais que rien ne semble clairement menacer au départ, sous la surface des conventions de la cohabitation. Le « cousin » est le type de lien parfaitement choisi dans ce contexte : celui envers qui nous avons un certain devoir familial, une filiation suffisament directe, avec qui on peut ou non être ami selon les degrés d’affinités, mais qui ne commande pas non plus l’obligation d’un frère, ni le respect et la fidélité d’un ami.

Mahmut

Tout autant que les aléas d’une proximité forcée, la dégradation de la bonne entente provient de la révélation progressive des sentiments et des pensées qui habitent les deux hommes, de leur caractère, de la façon dont ils jouent chacun face à l’autre leurs complexes, leur solitude et leurs idéaux. En-dehors des scènes dans l’appartement de Mahmut, chacun des cousins vit sa solitude dans une sorte de temps mort sans conséquence, Yusuf dans la recherche plus ou moins déterminée d’un emploi sur un bateau, finissant plus souvent par suivre des femmes qui retiennent son attention, sans jamais entrer en contact avec elles (même lorsque l’une d’elles semble bel et bien lui rendre son regard, dans la rue où habite Mahmut), et s’arrêtant dans un café populaire bondé d’ouvriers. Mahmut, de son côté, regarde la télévision, surfe sur internet, tente des compositions photographiques personnelles en marge de ses photos de tuiles, rencontre son ex-femme qui va quitter la Turquie, s’occupe de sa mère malade à la demande insistante de sa soeur (chez qui il regarde des photos de lui avec son ex-femme), reçoit une femme (amante ou prostituée?) avec qui il n’échange aucun mot, puis s’assoit quelques fois seul dans un café plus branché (où la femme qu’il reçoit viendra s’installer à une table avec un autre homme). Ceylan organise ainsi son récit en disposant subtilement une série de miroirs et d’antagonismes entre les situations, entre les deux hommes, et particulièrement dans les contradictions entre ce que Mahmut reproche aux autres et la façon dont il se comporte lui-même à leur égard. Par exemple sa mère doit lui dire de tenir plus haut le sac de sérum quand ils marchent dans le couloir de l’hôpital, il a toujours cet air un peu nonchalant, mais il s’irritait quand Yusuf, l’accompagant pour son travail de photographe, ne savait comment allonger le trépied pour fixer plus haut la lumière.

Mahmut a raison, jusqu’à un certain point, d’être irrité par la naïveté de Yusuf, pris dans son rêve de partir sur un bateau, sa paresse, son manquement aux simples règles de propreté dans l’appartement. Mais pourquoi reste-t-il muet quand Yusuf lui dit qu’il a peut-être trouvé un travail, mais qu’il a besoin d’une personne signant pour lui une garantie? Espérant le secours de son cousin sans insister, il dit : « mais je ne connais personne à Istanbul »? Mahmut ne dit rien et regarde son écran d’ordinateur. Peut-être par vengeance pour ses propres défaites, refusant d’aider, fort de l’orgueil de s’être soi-même forgé une place à Istanbul, sans l’aide de personne, mais vengeant l’amertume d’une carrière artistique avortée, et peut-être jamais entreprise. Nos propres faiblesses et regrets ne peuvent-ils parfois mener au désir pervers de voir les autres se démener aussi dans les câbles? Mais quand Mahmut passe de la froideur à l’insulte, c’est l’orgueil de Yusuf qui est vivement atteint, et peut-être est-ce justement ce qu’il faut subir pour parvenir à changer. Son départ, son absence finale, n’est peut-être pas la suite d’une errance vide et paresseuse, mais le signe d’un changement, la volonté d’entreprendre quelque chose.

Mahmut, confronté par ses amis à son manque de persévérance en photographie, se protège en leur servant ce fameux cliché : « Bah… La photographie est morte ! ». Ses amis lui rappellent qu’autrefois, il voulait « faire des films comme Tarkovski ». D’ailleurs, ce qui le définit, et le rapproche sans doute de Yusuf plus qu’il ne le croit, ce ne sont pas les images qu’il fait, mais celles qu’il ne fait pas, celles qu’il n’a pas la volonté, la force ou le talent d’aller chercher. S’arrêtant, au volant de son auto avec Yusuf à ses côtés, au milieu d’un petit village, entre un lac et un troupeau de moutons dans une lumière idéale, Mahmut regarde et dit : « c’est parfait, voilà une photo à faire, il faudrait monter juste un peu plus haut pour avoir le bon point de vue ». Yusuf propose tout de suite de préparer l’équipement, mais Mahmut, peut-être par paresse, ou parce qu’il voulait simplement se targuer « d’avoir l’oeil », sans intention réelle, finit par dire « et puis merde » et continue sur la route. Des questions complexes paraissent affleurer dans ces scènes toute simples, sur le problème de l’action dans les vies contemporaines sans finalité – quand et pourquoi agir? avons-nous une part de notre destin dans nos mains? – il afflige autant l’artiste, l’ouvrier au chômage et le célibataire esseulé qui suit des femmes dans la rue.

Entre les multiples autres trames du film, il est clair qu’à travers le personnage de Mahmut le cinéaste projette sa propre conscience des obstacles que doit surmonter l’acte artistique : pouvoir reconnaître ses influences sans les reproduire (ne pas faire « des film comme Tarkovski… »), ne pas succomber aux discours dans l’air du temps (« le cinéma est mort ») et savoir passer à l’action au moment opportun.

N.B. Ceylan à la caméra, sur le plateau “réduit” d’Uzak

Esthétiquement proche de cinéastes comme Tarkovski ou Kiarostami, Ceylan ne tend pas moins qu’eux à chercher dans l’image une forme de méditation poétique, mais s’en distingue néanmoins par le choix de vouer avant tout son écriture et sa mise en scène à l’étude de personnages. Il y parvient avec une remarquable finesse, approfondissant les deux hommes avec la perception qu’on peut avoir d’une personne seulement au terme d’une fréquentation intime. Aussi le rapport qui s’installe entre Mahmut et Yusuf n’est pas aussi clair que le conflit, aussi dramatiquement exploitable que la colère ou la haine, mais peut-être davantage quelque chose comme le mépris.

Même quand rien ne semble avoir lieu, une tension existe. Le partage et la défense de l’espace est toujours en jeu pour les deux hommes dans l’appartement : la pièce qu’ils occupent, la position de leurs corps quand ils sont assis en présence de l’autre, laquelle des deux toilettes chacun doit-il utiliser, la pièce où il est permis de fumer (et quand Mahmut décide d’arrêter de fumer, Yusuf est contraint au balcon à l’extérieur), la soirée où Yusuf doit disparaître pour que Mahmut reçoive la femme, etc. Cet instinct de marquage du territoire fait partie en quelque sorte de la dimension « animale » de la relation, comme l’odorat d’ailleurs, quand Mahmut renifle les chaussures de Yusuf ou qu’il repère une odeur de cigarette dans le salon. Ceylan attache constamment la mise en scène à la matière la plus concrète de la vie de ses personnages, pour l’ouvrir à toutes ses implications – sociales, existentielles, artistiques. Il faut voir entre autres le rôle que jouent les cigarettes tout au long du film.

C’est une forme de réalisme qui naît dans ce film. Réalisme d’une nature tout à fait singulière, pas de caméra mobile « impliquée », ni d’effluves de longs dialogues, mais une lenteur, une discrétion des mouvements de la caméra, des plans composés, une lumière à la fois naturelle et soigneusement dessinée. Ce sont souvent les caractéristiques de films plus contemplatifs, à l’affect chargé (non moins efficaces), aux résonnances métaphysiques. Mais Uzak se meut avec une étrange légèreté, dans le réel, sans lourdeur philosophique ou stylistique, bien que toujours habité, comme vue au loin, sur l’horizon de chaque plan, par une gravité indicible.

Rien de trop souligné, rien d’outrancièrement symbolique. Lorsqu’elle effleure notre attention, la dimension symbolique, ou métaphorique, qui n’en est pas pour autant absente, semble exister d’elle-même, contingente aux autres nécessités du film, comme libre de la main de l’auteur. Elle est inscrite à même le déroulement des moindres événements que contient le temps du film. La souris, les chats, le bateau, le téléphone, la lampe… Aussi le réalisme du récit n’est interrompu que par une scène de rêve, qui se révèle être onirique seulement à la fin d’une courte série de plans, par le mouvement inexplicable d’un objet. Mais dans cette intervalle de quelques plans d’une autre réalité, Mahmut regarde l’écran de télévision sans image, avec le battement de la lumière et la tempête de neige cathodique. S’il n’y a plus d’image sur l’écran dans le rêve, serait-ce que toutes les images sont passées dans la réalité, que chacun vit dans ses fictions?

Uzak (qui se traduirait par « lointain »), le troisième long métrage de Nuri Bilge Ceylan, révèle avec éclat un cinéaste jusqu’à maintenant très peu connu. Le film s’est mérité une longue liste de prix, dont le Grand prix du Jury au Festival de Cannes en 2003, et une Palme du meilleur acteur, qu’on n’eut d’autre choix de décerner coinjointement à Muzaffer Özdemir (Mahmut) et Mehmet Emin Toprak (Yusuf). Du reste, dans le contexte actuel de l’industrie cinématographique, Ceylan nous laisse stupéfait en livrant une oeuvre aussi magistrale tout en assumant à la fois les rôles d’auteur du scénario, de réalisateur, de producteur, de directeur de la photographie et de caméraman.

Yusuf

Mehmet Emin Toprak a joué dans tous les films de Ceylan. Il est décédé dans un accident, à l’âge de 28 ans, avant de savoir que son travail était récompensé à Cannes. Il était le cousin du cinéaste.

______________

Liens

Site officiel :
nbc films

Excellent entretien avec N.B. Ceylan dans Positif