L’homme au regard

Reflections on Black

Reflections on Black (1955) constitue un excellent point de départ pour comprendre et, surtout, pour apprécier l’oeuvre de Stan Brakhage, puisque ce film, parmi les premiers de l’auteur, révèle déjà les préoccupations essentielles au cinéma de Brakhage, ainsi que celles du cinéma expérimental en général. Reflections on Black traite, d’un côté, le thème de la vision, du regard, des constructions subjectives, du film comme matériel puisque Brakhage grave déjà la pellicule, etc… Et d’un autre côté, le film s’écarte du cinéma traditionnel parce qu’il met l’emphase sur la perception plutôt que sur la compréhension logique des événements, et parce que la subjectivité, des personnages et de l’auteur, prime sur toute autre forme de présentation. Il est vrai, la démarche de Brakhage ne consiste pas à représenter quoi que ce soit, mais à présenter. Son regard étant sensible et personnel, l’auteur offre une nouvelle perception du monde, en constante évolution.

Le titre du film se prête déja à diverses interprétations, dont chacune est à mon avis valable. Reflections on Black fait appel à l’essence du cinéma en général, qui est un reflet de lumière dans l’obscurité. Ce titre peut aussi être associé à la récurrence des plans où l’écran est noir, dont Brakhage se sert comme instances de ponctuation au long du film. Reflections on Black fait aussi référence au personnage principal qui semble être aveugle, même si ce dernier élément n’est pas toujours clair dans le film, ou n’est, du moins, pas primordial au rendu du personnage puisque parfois il semble voir. En fait, ce qui semble primordial est que quelque chose se passe avec la vision du personnage, absente ou pas; celle-ci devient le pivot de ce qui se passe dans le film. Des égratignures sur les yeux du personnage et, plus tard, sur ce qu’il voit, suggèrent que son regard est blessé ou qu’il blesse; sa vision nous est présentée comme altérée, marquée.

Le film commence sans son, avec ce personnage énigmatique qui semble ne rien voir autour de lui, mais qui, néanmoins se déplace dans la rue sans problèmes. Puis, il entre dans un bâtiment, monte des escaliers et un son aigu et alarmant annonce les égratignures de pellicule qui auront lieu sur ses yeux dans les plans qui suivent. Il passe devant la porte d’un appartement, la voit-il? et la séquence qui suit prend place dans l’appartement en question. Un couple y vit, l’homme se rase, la femme semble perturbée. Elle hallucine plusieurs fois: d’un point de vue qui semble être celui de la femme, le film montre le mari qui se fâche, puis un plan suivant le montre assis à la table, tranquille; rien n’a vraiment bougé. Plusieurs fois, dans cette séquence, le spectateur est convié à cette double perception: l’une qui semble subjective à la femme, l’autre qui semble plus réelle et objective. Reste encore que tout ceci, tout ce premier “épisode”, pourrait être le fruit de l’imagination du passant, de l’homme au regard . La séquence de la femme avec son mari serait-elle… de l’imagination née de l’imagination première («méta-imaginaire»)? L’imaginaire du passant aurait construit cette séquence où intervient l’imaginaire de la femme de l’appartement. Mais le film de Brakhage n’assure pas ceci, il laisse la porte ouverte, il présente un jeu ambigu de perceptions.

Cependant, au long du film, un certain pattern se répète et donne un coup de main au spectateur. Le film opère souvent en suggérant des choses qu’il affirmera plus tard. Ainsi, l’étrange pouvoir de la vision du personnage devient de plus en plus présent; le fait que la femme mariée hallucine est répété et renforcé jusqu’à ce que ceci devienne évident; et un monde mystérieux et imaginaire prend de plus en plus de place. A partir du deuxième “épisode”, le spectateur commence à s’habituer à l’étrangeté du film, il comprend que ce film ne décrit pas une histoire mais qu’il explore des thèmes plus amples et subjectifs comme le sont la vision, l’imaginaire, le psychisme. Le film est constitué de trois “épisodes”, trois histoires qui ont lieu dans trois appartements du même bâtiment. Dans le sens du pattern dont je parlais précédemment, les derniers plans de la femme mariée suggèrent qu’ordre et fréquence seront, tous deux, employés de façon non réaliste, et qu’ils serviront d’outils à un processus créatif. Cette femme essuie une assiette qui tombe au sol, pour que le plan suivant reprenne là où l’assiette est encore entre ses mains; l’assiette re-tombe à terre et revient encore dans ses mains. La séquence en question est répétée trois ou quatre fois, puis ferme ce premier “épisode”. Ce qui suit est aussi une répétition, le film re-prend la séquence du début, où notre personnage principal entrait dans le bâtiment et montait les escaliers. Cette fois-ci il entre, ou imagine entrer, dans un deuxième appartement. Une fois dedans, il séduit la jeune locataire jusqu’au moment où un autre homme, probablement son conjoint, entre dans l’appartement et les surprend in fraganti . Alors, notre personnage se lève pour regarder le mari et les égratignures sur ses yeux apparaissent à nouveau. Puisque ceci détermine la fin de cet épisode, et puisque le film n’offre pas d’issue à cette impasse, le spectateur suppose que la séduction précédente était imaginaire chez notre personnage. Personnellement, il me semble que l’intervention des égratignures à ce moment précis, agit en ramenant la séquence d’où elle provient: à lui. L’évidence de sa vision marquée referme, efface la séquence avec la jeune fille, sans aucune explication, et le plan suivant est subjectif au personnage. Les égratignures occupent tout le plan, comme si, cette fois-ci, au lieu de regarder le personnage, nous regardions à travers ses yeux. C’est comme si on faisait le cheminement qui va de ses projections imaginaires à l’intérieur du personnage, en passant par l’acte de regarder…

L’idée (suggérée au début de cette analyse) d’un regard qui blesse qui modifie, par extension semble décrire ce qui se passe dans ce film. Le dernier épisode se passe dans un autre appartement, à une autre porte, et il est probablement le plus énigmatique des trois. Une autre femme ouvre sa porte et la referme, sans que l’on comprenne trop la nature de l’échange qu’elle a eu avec l’homme au regard . Et sans qu’il soit clair si elle l’a laissé entrer ou pas. Même si le reste de la séquence se déroule dans son appartement, la façon dont cette séquence est filmée ne permet pas d’affirmer que notre homme est absent: il n’y a que des gros plans de la femme et d’une cafetière. Cependant, ce qui fait douter le spectateur le plus, c’est que la femme a l’air troublée. Elle fait beaucoup de gestes rapides et étranges avec ses mains, elle laisse le café bouillir et déborder. De plus, il y a des gros plans sur tous les organes de ses sens: sur la bouche et le nez, sur les oreilles, les yeux et les mains. Je dois admettre que la raison de ceci m’échappe. Pourquoi Brakhage se concentre-t-il ici sur les sens? Ou est-ce un hasard? Fort improbable. Le film finit sur cette note, avec beaucoup d’éléments qui demeurent un mystère, tandis que d’autres oscillent entre le subconscient, l’imaginaire et le réel.