La «beauté loufoque» du monde en ruine

QUESTIONS À FRANÇOIS RICARD

François Ricard est un essayiste et romancier québécois, né à Shawinigan en 1947. Il obtient son doctorat à l’université d’Aix-en-Provence en 1971 et enseigne les littératures française et québécoise à l’Université McGill à Montréal, depuis une trentaine d’années. Intellectuel respecté pour sa rigueur et sa lucidité, il a publié nombre d’essais. Le plus célèbre s’intitule La Génération lyrique. Publié en 1994, ce livre traitant des baby-boomers a été à la fois contesté et admiré. Il a été cité dans L’Actualité comme étant un des «35 livres qu’il faut lire pour comprendre le Québec». Il est aussi connu comme étant le rédacteur des postfaces de Milan Kundera et lui a consacré un bel essai, Le Dernier Après-midi d’Agnès : Essai sur l’œuvre de Milan Kundera (2003). Son dernier livre est Chroniques d’un temps loufoque (2005).

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1) Philippe Muray, Denys Arcand et Milan Kundera entre autres ont opéré à leur manière une critique aussi drôle que virulente de la société postmoderne. Quelle serait votre position ou du moins votre angle d’attaque sur les changements de la société actuelle?

Les noms que vous citez (et auxquels vous auriez pu ajouter, parmi les contemporains, ceux de Jean Baudrillard, Alain Finkielkraut ou Jean-Claude Michéa) sont évidemment des gens dont je me sens très proche, et dont les œuvres ont largement contribué à façonner ce que je n’ose pas appeler ma « pensée », mais certainement ma sensibilité, c’est-à-dire le regard que j’en suis venu peu à peu à adopter à la fois sur moi-même et sur le monde qui nous entoure. Ce regard, je dirais, est celui d’un mécréant et d’un jouisseur.

Mécréant, dans la mesure où il me semble qu’on ne peut plus accorder à la société où nous vivons – telle du moins que cette société se représente à travers ses discours, ses projets et ses prétendues « valeurs » – le moindre sérieux ni le moindre crédit. Elle-même fondée sur la ruine de tout ce qui pouvait, autrefois, la rendre consciente de son imperfection et de sa finitude, et par là l’obliger ou l’inciter sans cesse à se remettre en question, la société « postmoderne » (ou « hypermoderne ») n’a plus rien pour justifier sa propre existence et les « causes » autour desquelles elle voudrait rassembler et mobiliser ses sujets. Il est tout à fait juste, en ce sens, de parler, comme Philippe Muray, de la « fin de l’Histoire ». Quelque chose, en effet, s’est terminé, s’est effondré, depuis que s’est mise en place cette « démocratie extrême » qui est la nôtre, et qui ne peut absolument pas subsister sans faire table rase de tout ce qui, dans le passé, représentait une certaine hauteur, une étrangeté, un horizon par rapport à quoi elle aurait pu s’opposer à elle-même, s’interroger, se critiquer et ainsi vouloir se transformer. Tout cela est bel et bien fini, que ce soit dans la politique, l’éducation, la culture, la vie sociale ou même dans nos existences et nos pensées, d’où toute référence « transcendante », toute idée de modèle ou de limite, ou toute « médiation », pour parler comme René Girard, a été bannie, de sorte que nous pouvons, littéralement, faire n’importe quoi, puisque rien, aucune cause, aucune quête, n’a désormais de signification en soi, et que tout est à notre disposition, offert à nos illusions et à nos caprices les plus fous.

Est-ce là une vision nostalgique? Sans doute, mais je crois que la nostalgie, dans l’état actuel des choses, est l’un des derniers sentiments vraiment humains qui nous restent, si archaïque et mélancolique qu’il puisse sembler, mais c’est que l’humain lui-même est devenu si ancien, si enfoui, que nous ne pouvons plus qu’en repérer péniblement les traces (ou les ruines) çà et là, comme des archéologues qui essaient au milieu des décombres ensablés de reconstituer les civilisations disparues. Passéiste, cette vision? Certains ne manqueront pas de le dire, auxquels je n’ai rien d’autre à répondre que ceci : le passé, comme point d’appui, est beaucoup plus sûr, beaucoup plus réel que cet avenir dont tout le monde se réclame; et puis, le passé, il ne s’agit pas de le regretter ni de vouloir y revenir, mais de s’en souvenir, tout simplement. Et d’en tirer les conséquences pour l’observation du temps présent. Pour voir à quel point, par exemple, nous nous repaissons de simulacres, et combien les valeurs sur lesquelles nous prétendons fonder nos actions et nos luttes ne sont plus, pour l’essentiel, que des valeurs imitées, dégradées, qui ne servent le plus souvent qu’à dissimuler sous une gravité de façade, qu’à inscrire dans une supposée « tradition » (de progrès, d’émancipation, de justice : tous les grands mots ici se valent) la poursuite de cette inlassable entreprise de dévastation par quoi nous cherchons à tromper notre ennui, à célébrer notre pseudo-humanité et à justifier l’existence de parvenus qui est aujourd’hui la nôtre. Quand, au nom de l’égalité, on est prêt à remuer ciel et terre pour imposer le mariage entre personnes du même sexe; quand, au nom de la liberté, on « délivre » les élèves des écoles de l’accès aux grandes œuvres de l’art et de la littérature; quand, au nom de la justice sociale, des professeurs d’universités dont la rémunération équivaut à trois ou quatre fois le salaire moyen se font passer pour des travailleurs en lutte contre l’exploitation des puissants; quand de telles supercheries passent pour des évidences, alors on ne peut pas ne pas comprendre que ces mots, « égalité », « justice sociale », « liberté », ont perdu toute signification et ne sont plus que des sortes de mantras, semblables à de vulgaires marques de commerce sous le couvert desquelles n’importe quelle marchandise peut trouver refuge afin de séduire le consommateur.

On peut fulminer contre cet état de choses, on peut le déplorer, le dénoncer, s’en indigner tant qu’on voudra, et certains ne s’en privent d’ailleurs pas, c’est peine perdue. Les imprécations ne servent à rien – sinon à ajouter du bruit au bruit, des simulacres à d’autres simulacres.

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2) Que craignez-vous et qu’est-ce qui vous paraît le plus urgent à entreprendre ? Il y a-t-il même une solution ?

Je n’ai évidemment aucune « solution » à proposer, et j’estime que ce n’est pas là la tâche de l’écrivain ou de l’artiste, et que d’ailleurs cela ne l’a jamais été, son « rôle » ou sa « mission » (s’il faut employer ces mots-perroquets) n’étant autre que de donner la chasse à cette beauté et cette connaissance uniques, irremplaçables – si sombres et si incertaines qu’elles puissent être parfois – que seul son art peut produire et qui contient la seule vérité et toute la vérité dont il est capable. De nos jours, même ce personnage à la fois si sympathique et si comique qu’on appelle encore l’« intellectuel » devrait, à mon avis, s’abstenir de formuler des « solutions ». Car des solutions, il y en a partout, dans les pages des journaux, dans les discours des politiciens, dans les rapports des experts, dans les programmes des militants, dans les messages des publicitaires, et pratiquement jusque dans l’âme de chaque citoyen. Être un moderne, vivre dans le monde qui est aujourd’hui le nôtre, c’est être submergé, bombardé, écrasé de solutions et de réponses, toutes plus définitives, toutes plus assurées et urgentes les unes que les autres. Ce qui nous manque, ce que la littérature (et la littérature seule, qui pour moi est avant tout le roman) peut nous apporter, ce sont les problèmes, et en particulier les problèmes auxquels il n’y a pas de solution, qui sont les seuls vrais problèmes dignes d’attention. Ou plutôt, c’est la conscience que toute « solution » qu’on nous propose, si elle n’est pas un piège, en deviendra un forcément un jour ou l’autre. En attendant, je ne vois pas d’autre attitude possible, pas d’autre « solution » pratique, si vous tenez à tout prix à ce que j’en propose une, que celle-ci, qui est strictement, radicalement individuelle et n’implique donc aucun combat, aucun prosélytisme ni aucun « militantisme », si ce n’est la lutte privée, domestique, mais tout de même assez féroce parfois, de qui se désolidarise, de qui refuse de participer à la fête et tient (peut-être illusoirement) à préserver les dernières miettes de liberté qu’il croit encore possible de préserver : se tenir à carreau et tâcher de ne pas se faire avoir. C’est ce dont je parlais en disant tout à l’heure que mon regard, de plus en plus, était celui d’un mécréant. Mais je disais aussi que c’était celui d’un jouisseur. Car il y a une certaine jouissance, malgré tout, à vivre dans une époque comme la nôtre, aussi sûre d’elle-même et de ses « solutions », aussi intimement convaincue de sa grandeur et de sa beauté, c’est-à-dire aussi profondément, aussi magnifiquement bouffonne. Certains se désespèrent; d’autres fulminent; personnellement, j’essaie de me protéger en m’amusant. Car la vraie critique, de nos jours, le dernier rempart de la liberté, ce n’est pas de tonner contre ceci ou cela, ce n’est pas de déchirer sa chemise sur la place publique et de jeter les hauts cris, mais, tout simplement, de ne pas jouer le jeu, de refuser aux « solutions » qui nous sont proposées (c’est-à-dire imposées) le sérieux qu’elles réclament, pour tâcher plutôt de les voir autrement, d’en bas, de biais, ou de l’arrière, c’est-à-dire sous un jour qu’elles voudraient cacher parce que c’est leur jour le plus véritable : celui qui fait apparaître leur imposture, leur fragilité, ce que j’ai appelé dans mon dernier livre leur « beauté loufoque ». C’est là, me semble-t-il, la seule lucidité, la seule décence qui nous reste, et en même temps notre seule consolation : celle du rire. Un écrivain, un intellectuel, aujourd’hui, qui (1) ne voit pas dans quel « ground zero » culturel et moral nous vivons, et (2) ne fait pas du rire – de la puissance distanciatrice et profanatrice du rire, au sens le plus large et le plus varié du terme – son arme ou sa préoccupation première, c’est à mes yeux un écrivain ou un intellectuel qui trahit les derniers restes de sa dignité et se rend corps et biens à l’ennemi.

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3) En février 2002, vous réagissiez de façon virulente à des propos tenus par un chroniqueur du Devoir (Louis Cornellier) qui suggérait de réduire l’étude des classiques français au collégial pour accorder davantage de place à la littérature québécoise. Cornellier évoquait notamment un esprit de “colonisé” face à la littérature française au Québec pour proposer plutôt une étude des écrivains locaux afin que les étudiants se sentent davantage concernés. Depuis, des débats similaires ont eu lieu. Aussi il semble aujourd’hui de plus en plus difficile de résister aux nouveaux modes d’enseignement, qui privilégient une approche très pédagogique faisant fi de toute hiérarchie dans l’étude des grandes œuvres et qui parfois vont jusqu’à nier l’idée même de difficulté dans le processus d’apprentissage. Étant donné votre place d’écrivain, d’intellectuel et d’enseignant à l’Université McGill, il nous intéresse grandement de mettre en valeur votre pensée sur ces sujets et la place qu’ils occupent spécifiquement au Québec. Que pensez-vous de tout cela ?

Il y a un mot qui me chicote dans votre question, c’est le mot « virulente ». Ce n’est pas de cette façon que j’ai réagi, ou du moins que j’ai voulu ou essayé de réagir aux propos de ce chroniqueur, car je savais que la « virulence », justement, n’aurait servi à rien et m’aurait entraîné dans des marécages intellectuels particulièrement nauséabonds. User de « virulence » aurait supposé que je prenne au sérieux les propos de ce type (et de ses pareils, qui sont légion), et que j’accepte de discuter avec lui, donc d’accorder du crédit à sa proposition. Ma stratégie, pour employer un mot à la mode, ou ma posture, si l’on veut un mot encore plus à la mode, a plutôt été de feindre d’être d’accord avec lui et, à partir de là, de pousser gentiment son idée jusqu’au bout, i.e. jusqu’à l’absurde, qui est bien le terme naturel de toutes les « solutions » de ce genre.

Quant au fond du débat, je n’ai pas vraiment envie d’y revenir ici. C’est un débat si vieux, si ennuyeux, dans lequel les dés sont pipés depuis si longtemps, et dont l’issue est si tristement prévisible, que ce serait une pure perte de temps. La vie est trop courte, vraiment.

Je me permettrai seulement une remarque : comme le laisse entendre votre question, la tendance dont relève cette idée soi-disant libératrice (remplacer l’enseignement de la littérature française par celui de la littérature québécoise) est loin de n’avoir cours qu’au Québec. C’est une tendance forte de toute notre époque, qui se manifeste aussi bien en France, vous le savez, aux Etats-Unis (d’où elle est venue) et probablement dans tous les pays d’Occident. Il est vrai qu’au Québec, cependant, elle rencontre moins d’opposition qu’ailleurs, parce qu’ici la culture est plus légère, plus « jeune », et donc plus « ouverte » à sa propre disparition. Après avoir vécu pendant deux siècles dans une sorte d’hiver culturel qui le gardait à l’écart, ou mieux : dans l’ignorance et la crainte de la modernité artistique et intellectuelle, le Québec, cela est bien connu, est devenu en l’espace de quelques décennies l’une des cellules les plus avancées, les plus actives et les plus enthousiastes de la « révolution » postmoderne. Si celle-ci, comme on peut facilement le concevoir, réussit un jour à débarrasser enfin les humains de tout ce qui entrave leur bonne conscience et leur bonheur, soyez sûr que c’est ici même, au Québec, que ce nouvel âge d’or va s’établir en tout premier lieu, et de la manière la plus fière et la plus follement joyeuse qu’il soit possible d’imaginer.