QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE PROBLÈME DU GENRE
La question des genres, en littérature et au cinéma surtout, est un sujet âprement débattu. Depuis Aristote et sa célèbre poétique, en passant par Hegel et son application de la dialectique aux formes littéraires, jusqu’aux tergiversations sémantico-syntaxiques des sémioticiens, la notion est au cœur de tous les questionnements concernant la production, l’analyse et la réception des œuvres. Le cinéma, et tout particulièrement l’institution hollywoodienne durant sa période dite « classique » – des débuts du parlant aux années 1960, en gros – a contribué au renouvellement de la problématique en offrant aux chercheurs de tous horizons – anthropologie, sémiotique, psychologie, sociologie, économie – un nouveau terrain de réflexion particulièrement riche. Ainsi, le genre s’est révélé tour à tour « produit de consommation », peu créatif et lié à une logique mercantile, puis mythe moderne offrant à la masse des spectateurs une expérience quasi-religieuse, puis encore « structure contractuelle » qui opère entre l’espace de la réalisation et celui de la réception 1 . Oscillant aux extrémités entre le recours à l’évidence tautologique (« un western est un western ») et la négation de tout pouvoir heuristique (« le genre, c’est n’importe quoi »), les tentatives pour en saisir la pertinence analytique n’ont jamais cessé depuis cinquante ans d’occuper une place importante au sein des études cinématographiques de toutes tendances.
L’expression Western crépusculaire soulève à ce titre un problème particulier, possiblement l’un des plus intéressants si l’on considère l’état actuel de la réflexion sur les genres : en effet, si ces derniers sont des formes relativement homogènes, facilement reconnaissables, des « catégories » que l’analyse déduit de l’observation de traits communs entre des occurrences distinctes (et sans cette dimension taxinomique, l’utilité du concept est réduite à pas grand-chose), comment penser l’évolution, la transformation, les mutations d’un genre en particulier? L’intérêt persistant pour cette question s’explique aisément : la grande période de ce qu’on a appelé le système des genres 2 étant révolue, mais certainement pas l’existence des films de genre eux-mêmes, il apparaît normal que soit interrogée la logique d’une pratique qui existe désormais indépendamment des conditions historiques qui l’ont vu se développer et prospérer. C’est particulièrement vrai pour ces genres (tels le western, le film noir, la comédie musicale) dominants à l’époque de la vieille Hollywood mais dont la presque complète extinction par la suite rend chaque nouvelle expression un peu plus problématique.
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Entre essence et histoire
Sur ce terrain, un schéma explicatif domine qui, inspiré des doctrines essentialistes et historicistes du XIX siècle, propose d’aborder l’évolution des genres dans une perspective « interne » : selon ce modèle général, il y aurait « une vie des genres », la référence biologique et darwinienne n’étant jamais loin :
L’œuvre nouvelle apparaît en opposition à d’autres œuvres, précédentes ou simultanées et concurrentes, définit par le succès de sa forme la «ligne de crête» d’une époque littéraire, et donne bientôt naissance à des imitations de plus en plus stéréotypées, à un genre qui s’use et qui pour finir, lorsque la forme suivante s’est imposée, se survit seulement dans la banalité de la littérature de consommation 3 .
Tel un organisme vivant, le genre traverserait donc au cours de son évolution une série de phases, diversement définies et nommées selon les auteurs, mais qui ont toutes en commun de suivre la logique « naissance-apogée-déclin » ; dans la plupart des cas également, l’étape du déclin s’accompagne d’une réflexivité qui illustre la conscience que la forme générique a désormais d’elle-même, les éléments jadis dynamiques du genre se transformant peu à peu en autant de clichés ou de stéréotypes qui tendent à en scléroser le potentiel innovant.
André Bazin, dans son célèbre article des Cahiers sur « L’Évolution du western », est fidèle à ce mélange entre essentialisme et historicisme : il identifie ainsi un moment de perfection classique – incarné par les films de John Ford et de King Vidor – que le genre aurait atteint durant les années 1930-40, un équilibre « entre les mythes sociaux, l’évocation historique, la vérité psychologique et la thématique traditionnelle de la mise en scène western » 4 Tout ce qui suivra ne pourra être que le reflet, le prolongement ou la caricature de cet état métastatique et il nomme « sur-western » les films du genre après-guerre. Le trait commun qui lie ensemble ces œuvres, identifiées par Bazin comme appartenant à un nouveau cycle, ce sont les efforts qu’on y déploie pour déborder le cadre du genre et y insuffler une plus-value, comme si ces westerns avaient honte de n’être qu’eux-mêmes. Mais si un tel phénomène est repérable dès Duel in the Sun, tourné en 1946, comme doit-on penser la suite du genre ? Que dire en effet des derniers westerns de John Ford (The Searchers, She Wore a Blue Ribbon), nettement réflexifs? De la vague des westerns Spaghetti, qui sans être tournés aux États-Unis reprennent et exploitent la même mythologie, au point parfois de donner l’impression d’en amener les différentes composantes à un point de perfection inégalée? Et de tous les autres qui suivront, des films ultra violents de Peckinpah aux relectures néoclassiques d’un Clint Eastwood? Le western est-il condamné pour l’éternité à cette spirale réflexive dès lors que le stade classique du genre est jugé révolu? On le conçoit aisément, une telle manière d’envisager le genre comme un organisme qui traverse différentes phases selon les modalités d’une évolution interne plus au moins universelle fonctionne bien tant que les observations se concentrent sur un période historique restreinte. Mais qui, au début des années 1980, envisageait que l’on tournerait encore des westerns en 2010?
Le film noir est un autre cas intéressant. Helen Faradji, dans son récent essai Réinventer le film noir : Le cinéma des frères Coen & de Quentin Tarantino, propose elle aussi de distinguer entre la grande période du genre (en gros entre 1940 et 1956), dite classique, et ses occurrences ultérieures, dont elle offre un taxinomie fondée essentiellement sur la nature des liens qu’elles tissent avec la forme originale : le « néo-noir », comme on le désigne fréquemment pour décrire l’ensemble du phénomène, se déclinerait ainsi sur cinq modes : néo-classicisme, modernisme, recyclage, maniérisme et post-maniérisme. On peut bien entendu tergiverser longuement sur les éléments qui font, par exemple, des films de Brian de Palma des œuvres associées au recyclage plutôt qu’au modernisme, mais le principe fondamental reste le même : la logique naissance-apogée-déclin est ici raffinée et relancée en vue d’offrir une exceptionnelle palettes de nuances, sans pour autant par ailleurs que le principe qui fonde la catégorisation ne soit vraiment différent. Qu’on parle en effet de sur-western, de western crépusculaire, de comédies musicales réflexives ou de films noirs néo-classiques, il reste sous-entendu qu’il existe quelque chose comme un degré zéro du film de genre par rapport auquel les films subséquents se positionnent. La logique reste linaire et essentialiste dans la mesure où les transformations qui affectent le genre sont pensées à l’intérieur même de la catégorie qui fonde l’observation. Nous croyons de notre côté que si ce type d’analyse a tout à fait sa place d’un point vue descriptif et esthétique, il peine à rendre compte d’une part de la fonction du genre, et d’autre part – mais les deux sont bien sûr intrinsèquement liés – à expliquer la raison de ces changements dans une perspective historique.
Le genre : une logique pragmatique
La majorité des analystes de la transformation génériques font intervenir à un niveau ou à un autre la notion de contexte pour expliquer l’évolution des genres dans une direction donnée. Bazin, par exemple, évoque (timidement) le conflit mondial comme l’un des facteurs ayant contribué à la transformation du western; les films de Peckinpah et de Penn sont souvent présentés pour leur part comme indissociables de l’arrière-plan politique dont ils métaphoriseraient certains aspects, la guerre du Viet Nam notamment. Et Helen Faradji, loin de faire l’impasse sur la situation qui règne dans la nouvelle Hollywood, évoque en outre un ensemble de circonstances qui jouent comme un contexte favorable à la reprise des motifs du films noir dans un large éventail de films. Ces éléments restent toutefois circonstanciels dans une très grande majorité d’études : on les convoque dans le but de rendre compte d’un arrière-plan idéologique, poétique, social qui en quelque sorte « fait pression » sur la matière des films, mais il est très rare que l’on se demande comment opère cette influence, et encore moins comment la notion même de genre en tant que facteur de médiation entre le film et son public est sujette à de profondes mutations dépendant des communautés interprétatives impliquées.
La source du problème, croyons-nous, se trouve dans la confusion qui règne entre les définitions esthétiques et pragmatiques du genre. La définition esthétique d’un genre concerne en substance ses dimensions sémantiques et syntaxiques, pour reprendre la célèbre proposition de Rick Altman. Un film dans lequel on retrouve des chevaux des cow-boy, une petite ville de l’Ouest dont la vie s’organise autour de l’église et du saloon, etc. (éléments sémantiques) et qui met en scène un conflit entre des hors-la-loi et le shérif (éléments syntaxiques) est immédiatement reconnu comme western au sein d’une large communauté. Ce sont ses « éléments constitutifs », ils peuvent varier dans le temps et dans l’espace, ils rendent compte d’une définition suffisamment mouvante du genre, propice à intégrer un certain nombre de « différences » sans que l’intégrité de la forme soit menacée. Mais plus important encore, ces films prennent place au cœur d’une industrie qui les « vend » comme western et travaille à ce qu’ils soient reconnus comme tel par un large public : leur identité générique fonctionne comme un label au sein d’un échange modulé:
L’horizon d’attente générique d’un film est déterminé par deux régimes de généricité, un régime auctorial, qui propose, et un régime spectatoriel, qui dispose. Il arrive donc que le régime auctorial ne rencontre pas le régime spectatoriel […] C’est pourquoi on définira le genre comme une des médiations qui rend le film intelligible et permet à un public de le recevoir et de le comprendre. 5
Ce que l’on a présenté plus haut comme le système des genres ne serait-il pas en réalité plutôt un régime générique tel que le définit ici R. Moine, un « espace social et communcationnel » à l’intérieur duquel pendant une trentaine d’années la production et la réception des films se sont rencontrées, régies qu’elles étaient par de puissants déterminants institutionnels? C’est, il nous semble, cette dimension pragmatique du genre qui est déterminante quand vient le temps d’en étudier la fonction d’une part, et les modalités de transformation d’autre part.
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Le crépuscule de quoi ?
Revenons un instant sur l’exemple du film noir. Faradji, questionnant les raisons qui pourraient expliquer la pérennité de cette forme, propose le raisonnement suivant : « (…) Le noir entretient un lien très fort avec la réalité. Abordant franchement le réel, sans passer par le prisme de la métaphore, il parle directement au spectateur en exorcisant les grandes craintes collectives et individuelles de la société (…) Cette capacité explique en partie pourquoi le film noir s’est renouvelé à travers les années » 6 . Pour nous, cet argument est essentialiste par nature, et quelque séduisant qu’il puisse être, il ne rend aucunement compte des conditions particulières qui prévalent au moment de la rencontre entre un film et son public ; en quoi donc ce réalisme est-il significatif pour les réalisateurs et le public de 1985 ? Joue-t-il de la même façon qu’en 1945 ? Il me semble essentiel ici de considérer les choses d’un tout autre point de vue, et Faradji nous en offre l’occasion quand elle affirme par ailleurs que le film noir classique était déjà un maniérisme par rapport à des formes antérieures de cinéma policier. L’aspect hautement codifié du genre, ses personnages stéréotypés – devenus des icônes de l’imagerie américaine des années 1940 et 1950 – le raffinement stylistique exceptionnel qu’on y déploie, son inventivité narrative, son statut même au sein de l’histoire des formes cinématographiques concourent à en faire un réservoir de motifs, d’images, de thèmes dans lequel il n’est pas innocent d’aller puiser.
Que des auteurs comme Quentin Tarantino, les frères Coen, Brian De Palma, David Lynch et combien d’autres le fassent abondamment n’a finalement pas grand-chose à voir avec la survie ou la pérennité du genre lui-même, qui n’existe tout simplement plus si on entend le terme dans son sens pragmatique ; cela a par contre tout à faire avec la communauté à laquelle appartiennent ces cinéastes et leur public, une communauté qui existe en marge d’Hollywood et qui travaille dans un esprit cinéphilique à marquer ses distances par rapport à l’institution dominante. Les nombreuses références à Hitchcock et à Welles 7 ou encore le réinvestissement d’autres motifs génériques positivement connotés au sein de la cinéphilie actuelle opèrent de la même manière pour ces cinéastes qui, bien loin de produire des films de genre (bien malin celui qui peut dire à quel genre appartiennent des films comme Pulp Fiction ou Mulholland Drive) construisent des œuvres éminemment hétérogènes ayant en commun d’établir avec le passé cinématographique une filiation qui contribue à leur positionnement actuel. Autrement dit, le film noir ne les intéresse que dans la mesure où il est mort comme genre mais éminemment vivant en tant que réserve mémorielle et capital symbolique.
Les westerns réalisés dans les cinquante ou soixante dernières années constituent eux aussi un ensemble fort disparate, s’étalant sur une longue période : leur seul point commun est de se trouver historiquement en dehors d’une période où la production et la réception de ce type de films étaient quantitativement importantes et réglées par un ensemble de conventions suffisamment strictes pour composer ce qu’il est permis d’appeler une communauté interprétative. Cette communauté n’existe plus, en tout cas pas si on l’entend comme un groupe de personnes partageant un même horizon d’attentes et sur qui pèsent les puissants déterminants institutionnels qui prévalaient il y 60 ans. Chaque nouvelle occurrence joue en ce sens ses cartes bien différemment, et s’inscrit diversement au sein de la logique communicationnelle actuelle : certains westerns récents jouent la déconstruction, d’autres la réhabilitation, certains encore se targuent de revenir à la source du vieil Ouest pour rétablir une vérité « oubliée ». C’est que le genre, peut-être du fait même de la pérennité surprenante de son imagerie, est devenu au fil des ans une sorte de forme-test, un de ces lieux mythiques où chaque génération aime venir se mirer.
Dire de ces films qu’ils sont crépusculaires n’a donc de sens que si l’on se plie à une logique essentialiste et qu’on se refuse à considérer le genre pour ce qu’il est aujourd’hui dans l’institution du film de fiction: un matériau mouvant, devenu l’une des ressources essentielles des auteurs de cinéma qui aiment à inscrire leurs films dans une perspective historique et cinéphilique, à une époque où le capital symbolique associé au western permet en outre d’augmenter le coefficient de cinématographicité de leur travail.
Notes
- On aura reconnu les positions respectives de l’École de Frankfort, des ritualistes influencés par Lévi-Strauss puis de la sémiopragmatique. ↩
- Système des genres : on appelle ainsi l’organisation de la production qui régnait à Hollywood durant son « âge d’or », une « organisation rationnelle du travail » fondée sur un découpage de la production en catégories de films suivant les particularités de chacun. Le western, par exemple, exigera le maintien d’écuries et l’embauche de palefreniers, un investissement que les studios s’assureront d’amortir en produisant régulièrement des films de ce genre. ↩
- Hans R. Jauss (1970), Pour une esthétique de la réception, Paris : Gallimard, p.70. ↩
- André Bazin (1995), « Évolution du Western », Qu’est-ce que le cinéma, Paris : Cerf, p.229. ↩
- Raphaëlle Moine (2002), Les genres au cinéma, Paris :Nathan, p.83-84. ↩
- Helen Faradji (2009), Réinventer le film noir : le cinéma des frères Coen et de Quentin Tarantino, Montréal : Quartanier, p.95. ↩
- Si l’on considère que ces deux auteurs sont devenus a posteriori les icônes d’un cinéma auteuriste qui se déploie malgré les contraintes du système. ↩