PRÉSENCE DE MARKER - Note sur Paris 1900
Ce texte est extrait de l’article “Ciné-journal parisien”, publié au mois de février 2009.
Vendredi 20 novembre – 20h30 – Paris 1900, Cinémathèque française
Descendu au métro Bercy, dans un chahut pas possible. On donne un concert au stade de Bercy et pour un instant, comme un zouave, je pense que cette foule se dirige vers la Cinémathèque. Traversé l’épicentre, la foule se fait plus discrète. Tant mieux. Le temps de quelques emplettes dans la plus belle librairie du monde (celle de la CF), je m’engouffre dans la salle Epstein voir Paris 1900, le sublime film de montage de Nicole Vedrès sur la Belle époque, réalisé en 1947 et qui avait fait sauter de joie et de larmes André Bazin (on dit qu’après la projection il s’était précipité sur Vedrès pour l’embrasser). Est-ce la même copie que je vois, celle que vit Bazin, à l’époque (sans doute pas, mais c’est bon de rêver) ? Bazin avait intitulé son texte « À la recherche du temps perdu », et il tentait d’expliquer la « joie esthétique » naissant de ces images « retrouvées » du passé, une joie née « d’un déchirement, car ces “souvenirs” ne nous appartiennent pas. » Et il ajoutait : « Le cinéma est une machine à retrouver le temps pour mieux le perdre. Paris 1900 marque la naissance de la tragédie proprement cinématographique : celle du Temps ». Chose frappante, Bazin se demandait également « pourquoi les transposition de valeurs exclusivement dues à l’émulsion de la pellicule utilisées à l’époque, rendent-elles le coin de jardin où est en train de peindre Monet exactement semblable aux plus impressionnistes des tableaux du peintre ? » Soudain, il semble que la matérialité de la pellicule « ressemble » à l’époque qu’elle dépeint, en porte la marque et en retrouve l’impression : il conclura en se demandant « pourquoi le hasard et la réalité ont-ils plus de talent que tous les cinéastes du monde ? » Nous sommes en 1947, et, par hasard, les premiers films néoréalistes commençaient à apparaître en France.
J’avais vu ce film à Montréal, il y a plusieurs années, à la Cinémathèque québécoise, et j’avais déjà pu admirer ses magnifiques rayures, dont on peine à dire s’il s’agit de celles des films d’origine ou de la copie du film de Vedrès qui a, elle aussi, traversé le temps. Voir ce film, 60 ans après sa réalisation, 50 ans après la mort de Bazin, 100 ans après que les images qui le composent ont été tournées, est une véritable plongée dans le pluriel du temps. Vedrès et Bazin ne sont plus, et le peuple d’ombres qui habite le film était déjà disparu au moment où le film fut projeté pour la première fois, au lendemain de la guerre. Ils sont, pour nous, aujourd’hui, doublement éloignés dans le temps.
Alain Resnais y avait travaillé comme assistant ; Marker aussi, bien qu’il n’apparaisse pas au générique (toujours discret). Et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il s’agissait d’un film qui avait joué un rôle décisif dans la fascination de ces cinéastes pour les archives et les phénomènes de mémoire. Que nous raconte Paris 1900, sinon, pour reprendre le titre d’un film de Marker, Le souvenir d’un avenir, un futur antérieur. Les grèves dans Paris, les soupes populaires (d’avant 29), les soldats paradant et disparaissant dans des trains qui les amenaient au front, les vendeurs de chicorée, cette mondanité déjà suspecte qui s’étiolait sous sa propre crispation (et qu’a si bien décrite Proust, auquel ce film fait irrésistiblement penser… Bazin, comme toujours, ne s’était pas trompé), ce monde évanoui ne nous rend pas seulement le passé, mais nous rappelle les tragédies, les désastres et les mutations qui attendaient ce monde, dont il ne pouvait se douter. Un monde en sursis, encore capable d’insouciance. On ne s’étonnera pas du choc qu’il a provoqué en 47, au moment de sa projection. C’est le paradoxe du temps qui fonde le Souvenir d’un avenir (2002) de Marker, le film qu’il co-réalise avec Yannick Bellon à partir des photographies de Denise Bellon dans l’entre-deux guerres. Ce film, de toute évidence, trouve sa matrice dans Paris 1900 (je m’en suis rendu compte stupéfait ce soir-là). Scruter le passé pour y voir ce que nous pouvons y lire, les symptômes qui révèlent les catastrophes ou les malentendus encore insoupçonnés. Des images de Paris 1900 apparaissent dans Level Five (1996) de Marker, et j’ai toujours pensé que l’utilisation si subtile du commentaire qui traversent les images dans Paris 1900, lui avait donné quelques idées (« on sait la suite », comme il est dit dans Souvenir d’un avenir).
Avant le début du film, assis à la première rangée, j’aperçois un homme d’un certain âge, lisant un livre, son chapeau noir posé à côté de lui. Il a un visage long, aux angles secs, le crâne dégarni, des cheveux blancs en couronne. Marker. Ça ne peut être que lui. Ce serait si logique et normal que ce soit lui. Les lumières s’éteignent et le film commence. Je me surprends alors à revoir le film, non en le confrontant au souvenir que j’en avais, mais à travers le souvenir que Marker en avait pu conserver, lui, le revoyant aujourd’hui, assis une rangée devant moi, un peu à ma droite, affalée sur ses reins.
Évidemment, une fois la projection terminée, je me mets à suivre ce vieil homme qui ne fait pas son âge (si c’était Marker, il aurait 86 ans). Le public de la Cinémathèque, moins vigoureux, prend son temps à gravir les marches, passer les portes, de telle sorte que l’on se retrouve sur la rue de Bercy seuls, lui, et moi, qui le talonne. Il se retourne une fois, comme s’il se doutait que quelqu’un le suivait. Et je jure qu’il a accéléré le pas.
Je me décidais finalement à reprendre le RER.