Au mépris des cinéphiles

PRIÈRE D’ANNONCER

Deux événements isolés, mais tous deux symptomatiques d’un état de la cinéphilie au Québec, se sont déroulés au mois d’août à Montréal sans avoir, à ma connaissance, suscité d’opprobre publique 1

Le 8 août, on présenta à l’Oratoire Saint-Joseph – pour souligner le trentenaire de la mort de Chaplin – une copie (en DVD) de Modern Times, accompagnée, « comme à l’époque », nous disait le communiqué (et copié-collé texto par tous les journaux, sites d’information culturels, etc.), par une improvisation à l’orgue de Philippe Bélanger. Le document précisait : « Les mille sonorités de l’orgue rendront notamment le ton ironique et critique qui émane des Temps modernes, considéré [sic] comme la dernière oeuvre du muet. » Ironique et critique, l’orgue ? D’où par où, me direz-vous ? Y a-t-il quelque chose de plus contraire aux temps modernes (mécanicité, automatisme, industrialisation) que le son de l’orgue (plus propice, à la limite, à l’atmosphère gothique de certains films expressionnistes) ?

Mais passons, car éventuellement, l’idée de faire un gros événement populaire en accompagnant un film muet à l’orgue n’est, après tout, pas une méchante initiative : le seul hic c’est que Modern Times n’est pas un film muet. Il ne saurait s’agir encore moins, comme l’annonçait le communiqué, de « la dernière œuvre du muet » (beaucoup de films muets ont été réalisés depuis). Le plus drôle, c’est qu’on ressent une sorte d’hésitation dans le communiqué de presse, lorsque, par exemple, il est écrit, « Au cous du concert, l’organiste Philippe Bélanger improvisera, comme à l’époque, la trame sonore du film, composée à 90 % de musique. » Qu’est-ce que cela peut bien vouloir signifier que d’improviser une trame sonore composée à 90% de musique ?

Modern Times ne fut jamais, « à l’époque », accompagné à l’orgue 2 , précisément parce qu’il a été conçu avec une bande son. Modern Times fut réalisé en 1936 (alors que The Jazz Singer, que l’histoire du cinéma retient en simplifiant comme le premier « film parlant » est de 1928). Depuis au moins City Lights (1931) – même s’il conserve certaines techniques du muet comme les intertitres – tous les films de Chaplin seront sonorisés (musique, bruitage, etc.). Dans le cas de Modern Times, Il s’agit sans l’ombre d’un doute de l’un des films les plus intelligemment « sonores » des années 30. Le film est parlant et sonore : outre les paroles proférées par le patron de l’usine, Chaplin a composé une trame musicale somptueuse, un bruitage des plus fins, etc. Or, lors de cette soirée « mémorable », les organisateurs ont simplement coupé le son, pour y plaquer un accompagnement qui est, peu importe ce qu’on dira, historiquement incorrect et totalement fallacieux.
Oserait-on accrocher dans un musée une reproduction photographique de la moitié d’un tableau de Picasso, de Van Gogh ou de Riopelle ? C’est à peu de choses près ce que l’on présenta au public le 8 août.

Imaginez, au comble de l’absurdité : la chanson que chante Charlot vers la fin du film, un sommet absolu de son art – c’était la première fois que le public « de l’époque » pouvait entendre la voix de Chaplin, c’est le premier son « direct » du film, tous les dialogues ayant été jusqu’à là transmis par des machines -, était coupée et recouverte par le son de l’orgue, tentant désespérément de suivre la mélodie trépidante de la chanson ! N’est-ce pas à faire pleurer. Et, bien non. On a applaudit. L’ignorance et la stupidité (n’ayons pas peur des mots) des organisateurs (ou s’agit-il, pire, d’opportunisme), n’a évidemment d’égal ici que celle du public qui goba, casqua (35$ le billet régulier) et ovationna, sans se poser des questions, satisfait d’avoir « donné à la culture ».

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Deuxième événement : du 3 au 16 août, le Cinéma du Parc présenta un hommage à Marilyn Monroe, pour le 45e anniversaire de sa disparition. Après tout, pourquoi pas, encore que l’on se serait bien passé de la rhétorique ronflante du communiqué, qui avait de quoi faire rouler des yeux : « le cinéphile québécois constatera avec intérêt que ces films des années 50 et 60 n’ont pas vieilli, la plupart ayant été réalisé [sic] par des grands maîtres du cinéma américain tels John Huston, Billy Wilder ou George Cukor, ils sont encore très actuels par les sujets traités [sic] et par le jeu et la présence de Marilyn Monroe qui dans un sens [sic] « nous a jamais quitté » [sic sic]. Elle était tellement en avance sur son temps. »

Félicitations, non, vraiment, Monsieur, l’auteur, pour cet éclairant exposé. Mais l’aberration ne s’arrête évidemment pas là. Le communiqué nous apprend également que « les films sont projetés à partir de copies restaurées (« new prints » lit-on en anglais) pour ainsi obtenir une qualité inégalée de son et d’image. Les Montréalais auront la chance de vivre l’expérience Marilyn Monroe sur grand écran, tel qu’il se doit. » Très bien, pourquoi pas, on n’est pas contre, bonne idée. Mais il y a, encore ici, un hic ubuesque : dans les faits, la plupart, sinon tous les films de ce cycle ont été projetés en format DVD, et non en pellicule tel qu’annoncé. M. Smith – sauf le respect que je vous dois -, un DVD n’est pas une « copie restaurée » ; payer 7$ pour aller voir une projection DVD n’est pas restituer « l’expérience Marilyn Monroe sur grand écran, tel qu’il se doit ». C’est ce qu’on appelle du charlatanisme, et c’est odieux.

La direction du Cinéma du Parc se permet ce genre de passe-droit, sans doute parce qu’elle est convaincue que le public ne verra pas la différence, ce qui témoigne d’une attitude dédaigneuse, méprisante et irresponsable 3 Or, il s’agit d’une pratique semble-t-il tout à fait courante de ce « cinéma de répertoire » (nombre de films de la rétrospective John Waters et David Lynch, le cycle Laurel et Hardy en entier, ainsi que quantité de films présentés en primeurs (Illuminidos por el fuego, El Aura), ont été présentés en DVD). C’est une pratique d’autant plus condamnable qu’elle s’accompagne, comme dans le cas de l’hommage à Marilyn Monroe, d’une publicité mensongère. Je crois qu’il ne serait pas exagéré de demander au Cinéma du Parc de présenter des excuses au « cinéphile québécois » qui lui tient tant à cœur (M. Smith a formé, après tout, plusieurs générations de cinéphile, ne devrait-il pas les respecter ?).

Serait-il de trop de demander, à l’avenir, que le Cinéma du Parc affiche clairement le support sur lequel ses films seront projetés ? Ne serait-ce pas la moindre des choses pour un cinéma qui se veut de « répertoire » ? Or, de toute évidence, tous les messages électroniques envoyés à M. Smith à ce sujet sont restés sans réponse. C’est tout à son déshonneur.

Bien entendu, on pourrait citer un grand nombre d’autres exemples, notamment l’exposition Disney au Musée des Beaux-arts de Montréal. Une exposition qui a coûté une fortune (2-3 millions, je n’ai pas le chiffre exact) et qui tentait de donner une légitimité artistique au travail des studios Disney, en en retraçant la généalogie dans le romantisme, le surréalisme, l’expressionnisme, etc. Très bien. Pendant ce temps, dans les salles de projection, on entassait les spectateurs pour leur passer un DVD qu’ils auraient pu louer au vidéoclub du coin 4 .

On pourrait également s’époumoner contre la petitesse d’esprit de l’ONF qui paya à prix d’or un transfert numérique et une restauration complète des œuvres de McLaren, qu’ils sont allés par la suite parader fièrement aux quatre coins du monde (notamment à Cannes et au Centre Pompidou). Or, il s’agit d’une œuvre conçue, pensée, réalisée, voire qui tire totalement son existence de la pellicule (comme la plupart des films de Brakhage, Snow, etc.). Vu les sommes investies, aurait-il été impensable de faire des tirages en 35mm (même si la restauration avait été effectuée en numérique), ne fut-ce que par respect pour le support d’origine de ces œuvres magnifiques 5

Combien de films montrés cette année au FFM, au Festival Fantasia, pourtant tournés en pellicule, ont été présentés en DVD (même pas en HD numérique par exemple, ce qui est déjà un peu autre chose), sans qu’aucune annonce ne soit faite, et toujours, comme si de rien n’était ? C’est notamment le cas, durant le festival Fantasia, du film coréen très attendu City of Violence (2006, Seung-wan Ryoo), qui a rempli le Hall building à deux reprises (c’est-à-dire plus ou moins 2 × 500 places,… à combien déjà le billet ?). La copie 35mm attendue n’est jamais arrivée du distributeur Coréen. D’accord. A-t-on pensé afficher l’information quelque part ? On a fait comme si le public était trop niais pour voir la différence. Il a payé, il ne se donnera pas la peine de sortir de la salle, d’exiger un remboursement, de déposer une plainte. Or c’est un tel comportement qui mine la crédibilité d’un Festival et qui finira bien par nuire, au final, à l’intérêt des projections en salle.

Entendons-nous bien. La présentation d’un film en DVD ou en HD, ni même l’accompagnement à l’orgue d’un film sonore, ne seraient condamnables a priori. Toutes sortes de condition peuvent y présider, les aléas et les coûts de la distribution étant ce qu’ils sont, il est parfois très difficile d’obtenir des copies en pellicule 6 Je demande seulement, par simple respect pour les cinéphiles, que l’on fasse preuve d’honnêteté et d’une once d’intelligence, en annonçant la chose au préalable. Faute de quoi, on encourage l’inculture (visuelle, historique), et on rend dérisoires – aux yeux notamment des organismes subventionnaires – les efforts titanesques que doivent déployer des institutions comme la Cinémathèque québécoise qui continuent à présenter, contre vents et marées, des films dans leur format d’origine, pour des raisons à la fois esthétique, d’éducation, et de formation de la mémoire collective 7 . Ceci devrait être la règle, et non l’exception.

L’attitude débonnaire et relâchée que plusieurs institutions culturelles ont décidé d’adopter sur cette question ne fait que confirmer une sorte de relativisme absolu (et absolument dangereux) quant au statut de « l’image » dans notre monde contemporain, toujours plus plongé dans ce que Daney appelait le règne du « visuel ». Un « film » existe sous tellement de formes et de supports aujourd’hui (portable, ordinateur, Youtube, projeté dans un avion, sur un écran géant, etc.) que l’idée même d’un support d’origine (pellicule, vidéo, DV) devient obsolète… Toute image, du coup, participe du grand tout « visuel ». Des jeux vidéo aux images des nouveaux médias, des films amateurs diffusés sur Youtube aux œuvres de Dreyer, Hitchcock ou Gus Van Sant, tout cela participe du « visuel ». Masse informe, sans distinction, qui produit un véritable écroulement de la spécificité « médiatique » du cinéma (qui avait, tant bien que mal, survécue à la télévision et au VHS).

S’il ne s’agissait que d’en tirer un constat sur l’état du monde médiatique et de l’avenir technologique du cinéma, il n’y aurait à la limite pas de problème. Le problème est plutôt que, fort de ce brouillard opaque où tout se confond, plusieurs institutions comme la Cinémathèque québécoise apparaissent aux yeux de certains comme frileuse, refusant de s’ouvrir aux « images en mouvement sous toutes ses formes » et « de plus en plus » (comme le veut leur rhétorique) « à la portée de tous » : jeux vidéo, nouveaux médias, images tournées avec un téléphone cellulaire, etc. Comme si, au contraire, la Cinémathèque n’était pas un lieu – de plus en plus rare – où l’on pouvait conserver et promouvoir une certaine « idée du cinéma ». Ces discours vague, creux, cette langue de bois techno-utopique, qui voit dans le « tout-numérique » la panacée à tous les mots (comme les médecins médiévaux qui croyaient qu’une bonne saignée purgeait les mauvaises humeurs), nous fait craindre le pire pour les mois et les années à venir. Toutes ces fanfaronnades douteuses ne visent, au fond, qu’à garnir d’un capital réel ou symbolique les bourses de quelques rôdeurs malicieux dont il est plus que jamais nécessaire de se méfier, si nous espérons préserver – mais c’est peut-être déjà peine perdue – la pertinence et la spécificité de l’expérience cinématographique.

Notes

  1. Une version raccourcie de cette lettre fut envoyée au Devoir, à La Presse, au Voir, ainsi qu’à Cyberpresse, sans être retenue pour publication. C’est dire à quel point ce type de préoccupation passe à mille pieds au-dessus de la tête des principaux quotidiens montréalais, bien trop occupés à « accommoder » l’imbécillité.
  2. Rappelons que même pour les films vraiment « muets », rares étaient accompagnés à l’orgue (peu de salles en étaient munies). Le piano, parfois accompagné d’un bonimenteur, était beaucoup plus fréquent.
  3. Ce n’est pas l’apanage de toutes les salles indépendantes. Il faut féliciter les efforts que par exemple déploie Mario Fortin au Cinéma Beaubien, qui s’évertue à présenter les films dans leur format d’origine.
  4. La pugnacité légendaire du studio Disney et les prix exorbitants qu’ils demandent pour la location des copies 35mm est un facteur atténuant dans ce cas, mais n’aurait-on pas pu l’annoncer quelque part ? Cela ne devrait-il pas faire partie du mandat d’éducation d’une institution culturelle ?
  5. Une rare voix a exprimer sa déception fut celle du critique et professeur François Albera, dans un compte rendu de la rétrospective McLaren à Pompidou, paru dans la revue 1895
  6. Ce fut notamment le cas lorsque Hors champ présenta, dans le cadre des RIDM, un programme des documentaires iraniens. Nous avons pu faire venir de Téhéran un certain nombre de copies 35mm, très rares, mais dans certains cas, nous dûmes nous contenter de transfert en bétacam numérique et même, à une occasion, d’un DVD. Nous nous sommes par contre fait un point d’honneur d’expliquer à chaque fois la provenance de la copie, ainsi que le support sur lequel les films allaient être projetés.
  7. Je serai de mauvaise foi si je ne mentionnais pas qu’à quelques reprises, la Cinémathèque n’a pas été à la hauteur de sa réputation, notamment, lors de la présentation en bétacam il y a quelques années d’une copie de Don Quichotte de Welles (version Jess Franco) qui avait attiré une foule nombreuse (beaucoup ne purent pas trouver de place). Mais ce sont là de très, très rares exceptions.