Pourvu qu’on soit négatives
À la toute fin du mois de février, tu es allée à New York le temps d’un week-end. Ton frère de Bruxelles y était de passage et tu pouvais partager sa chambre d’hôtel. Le long voyage en train était bienvenu, vingt heures pour travailler et plonger dans les images. En chemin le long de l’Hudson, tu en feras même d’autres, le train appelle le cinéma. Dans ta tête, il y a News From Home (1977). Chantal Akerman y montre New York où elle vit alors, loin de sa famille et de Bruxelles, elle lit les lettres que sa mère lui envoie, des mots d’amour et de plainte.
Je me souviens, sur la route du retour dans la nuit hâtive de ce dernier jour de février, quand la douanière canadienne bien sanglée dans son uniforme est entrée dans notre wagon. Un.e par un.e, elle nous saisit dans son réseau de questions, très serré et intrusif pour certain.es, plutôt lousse et volatile pour d’autres. Pour moi qui suis blanche, ça ne dure pas, à peine le temps de trébucher sur mon anglais. L’homme assis juste derrière, blanc lui aussi, est allé en Chine le mois dernier, ça ne fait pas sourciller la douanière outre mesure. Elle poursuit son avancée, la main gantée s’empare des documents, paterne, mais prête à la matraque. Quelques rangées plus loin, un homme noir est assis au bord de l’allée. Pour lui, la formalité tourne à l’interrogatoire. La police force ses questions au-delà de la sécurité publique, elle insinue, met en doute, joue du suspens pour finalement et comme à regret rendre ses papiers à l’homme qui, une fois la menace passée, appuie fort sa tête contre le dossier du fauteuil.
Tu es allée à New York et je n’étais pas complètement tranquille : à cette date, il était clair que le virus y circulait déjà. Mais alors, cela semble des siècles, notre attention collective était dirigée vers les blocages organisés en soutien aux chef.fes traditionnels wet’suwet’en en lutte contre la construction d’un gazoduc sur leur territoire. C’était cette solidarité qui nous importait. Deux semaines plus tard, nous entrions en confinement. Comment imaginer, alors, qu’il durerait plus de deux mois?
Quand le virus a surgi — quand sa présence est devenue incontestable —, nous travaillions à la dernière bande vidéo de Sur les soins, projet de longue haleine portant sur les soins de première ligne au Québec. Nous avions pratiquement terminé les films composant cet ensemble qui documente plusieurs milieux de soin à Montréal et à Québec en s’intéressant aux pratiques, gestes et personnes qui y contribuent. Le soin s’y présente comme relation à la fois singulière et collective, intime et publique, commune, toujours politique. Pour terminer cette étude, nous voulions un film qui s’attaque directement à ce qui, de la politique du soin, nous intéressait : la destruction des milieux cliniques par trente ans de réformes néolibérales.
Il nous restait des images : de l’hôpital Saint-Luc mis à terre, ses ruines côtoyant les parois de verre et les 1 % lichés du nouveau CHUM, son personnel manifestant au pied des parois, sur l’heure du lunch, sarraus, sabots et charlottes de tous les corps de métier, hot-dogs syndicaux pour tout le monde. Mais aussi des fleurs et des plantes médicinales, des vieux messieurs experts en santé publique, l’un affable l’autre malcommode, interrogés par notre petite équipe ébouriffée hésitant entre politesse et effronterie. Ce jour-là, le son avait capté les gargouillis du perchiste affamé. Nous pensions travailler à partir de ces images disparates en les arrêtant : un film d’images fixes, sur le bord même de ne pas en être un.
L’irruption du virus nous a déroutées, comme tout le monde.
La proximité du film avec sa propre impossibilité prend alors une tournure angoissante. Quelque chose de la menace de l’abandon ou d’un échec s’affirme, à la fois parce qu’un film, c’est terriblement difficile à faire et parce que toutes les coordonnées de « ce qui vaut » se trouvent soudain rebattues. Anne piste les traces de ces échecs dans les films et dans les mots des cinéastes — Jacques Rivette, Chris Marker, Claire Denis, Sébastien Lifshitz, Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville. Chaque aveu de marasme ou de catastrophe évitée in extremis la calme un peu. Elle tombe sur ce que Marguerite Duras a écrit à propos du Navire Night (1979) :
J’ai commencé le tournage du Navire Night le lundi 31 juillet 1978. J’avais fait un découpage. Pendant le lundi et le mardi qui a suivi, du 1er août, j’ai tourné les plans prévus dans le découpage. Le mardi soir, j’ai vu les rushs du lundi. Sur mon agenda, ce jour-là, j’ai écrit : film raté.
Pendant une soirée et une nuit, j’ai abandonné le film, Le Night. Je me suis tenue hors de lui, loin, aussi séparée de lui que s’il n’avait jamais existé. Ça ne m’était jamais arrivé : ne plus rien voir, ne plus entrevoir la moindre possibilité d’un film, d’une seule image de film. Je m’étais complètement trompée. Le découpage était faux. Plus que ça : j’avais été étrangère au film : le découpage n’existait pas.
[…]
Benoit Jacquot m’a dit d’attendre le lendemain matin pour décider définitivement de l’arrêt du film. De laisser passer la nuit. J’étais d’accord.
Je ne crois pas avoir espéré quoi que ce soit de cette nuit qui venait, du sommeil. Ça m’aurait troublée d’espérer encore. J’étais heureuse ainsi, tout à coup plongée dans une stérilité sans bornes, sorte d’étendue sans accident aucun, ni celui de la souffrance, ni celui du désir. Enfin présente à moi-même dans ce constat d’un échec avoué, sans recours aucun. C’était lumineux. C’était fini 1
Finalement, de ce film qu’elle a failli ne pas reconnaitre, Duras en a tiré deux autres, Césarée et Les mains négatives (tous deux de 1979), montés à partir des chutes du Navire Night : des films faits au revers d’un autre. Ainsi, elle élabore un mode mineur, souterrain et fertile — loin des affres de la production — qui désactive les effets d’autorité du geste de « faire un film ».
Au cours des premières semaines du confinement, la vie se resserre sur les gestes essentiels devenus aussi les plus exposés : ravitaillement, solidarité, école. Comme tout le monde, nous nous lavons les mains, nous astiquons les surfaces. L’une baigne sa chatte vagabonde, impose l’ail cru aux enfants, l’autre cherche des masques. Soudain, le travail reproductif occupe le devant de la scène, même si zoom lutte fort pour que la production reprenne ses droits. Nous restons à la maison pour protéger le collectif, mais aussi pour prévenir le débordement d’un système de santé déjà terriblement grevé dont nous craignons — à raison, semble-t-il — qu’il ne tienne pas le coup. Sérieuses et hypocondriaques, nous savonnons l’épicerie, passons commande de grandes quantités de thym et prévoyons des semis d’échinacée pour l’épidémie de l’an prochain.
Peu à peu, depuis le plan de nécessité sur lequel le confinement nous maintient, la question de l’échec du film laisse la place à celle de son caractère essentiel. Désormais, nous nous demandons comment faire un film essentiel ou ce que serait un film essentiel. Le cinéma s’intègre à notre prophylaxie : il est devenu une salle de soins, nous y scrubbons parées de bric et de broc, mais entièrement, ce qui veut dire en toute connaissance des risques encourus – rater un film, manquer les images. Il arrive que nous pleurions.
Suzanne s’est mise en route, elle piste les faits ici et ailleurs, les nouvelles du virus principalement, mais pas seulement. Elle tire le fil d’une enquête et, ce faisant, celui de la brutalité et des injustices de la réponse étatique à la crise — à un moment, toute son attention est accaparée par la situation des CHSLD et les personnes migrantes sans statut qui, devenues préposées aux bénéficiaires, y travaillent sans protection. Elle revient de ses explorations souvent harassée et triste, mais trouve l’énergie pour écrire et raconter à Anne ce qu’elle a trouvé. Elle devient une contact-tracer de l’aura du virus.
Nous construisons une forme : aux lettres de Suzanne répondent les propositions d’images d’Anne. Il s’agit autant de nous « sauver » du virus que de soutenir une tentative d’y penser, jusque dans les aspects les plus abjects et profondément tristes des politiques qui l’encadrent. Peu à peu, un désir de fiction s’impose. Pour Anne, il est essentiel : il faut trouver à respirer quand même. Elle regarde beaucoup de films de Rivette, Out 1 (1971), Céline et Julie vont en bateau (1974), Le pont du Nord (1982). Des personnages se dessinent, toutes des filles : en plus de la contact-tracer, une chamane arrive. Elle veille au grain de la guérison, prête à la bagarre s’il le faut. Une orientatrice se joint à elles, qui parcourt la ville pour rendre aux lieux leurs coordonnées hospitalières. En leur compagnie, dans les dédales verdoyants de l’ancien hôpital Royal-Victoria, nous avançons. Le film se fait.
Notes
- Marguerite Duras, Romans, cinéma, théâtre. Un parcours 1943-1993, Paris : Gallimard, 1997, p. 1352. ↩