Madeleines et fado

Porto de mon enfance

Pour présenter Porto de mon enfance, on peut bien sûr dire qu’il s’agit là du nouveau film de Manœl de Oliveira, rappeler tout ébahi l’âge du réalisateur (93 ans), la régularité de métronome avec laquelle son œuvre nous parvient (un, voire deux films par an, c’est plus que Woddy Allen et surtout incomparablement plus précieux), et finalement se contenter d’un hochement de tête : et oui, une fois de plus, il s’agit là d’une merveille. Aurait on dit cela qu’on n’aurait encore rien dit. Car tout le problème vient de ce qu’Oliveira a cette particularité bien à lui de désarmer la critique – tous ses films sont beaux, et au bout d’une telle carrière, qu’ajouter de pertinent à tout ce qui a été écrit sur lui ? – autant qu’il la stimule – les concordances qui parcourent toute son œuvre, l’intelligence avec laquelle tout ceci est avancé, l’envie insatiable de crier au génie au moindre plan. Disons le tout net, Porto de mon enfance ne déroge pas à la règle.

Annoncé comme un “petit Oliveira” par la rumeur, Porto de mon enfance est plus sûrement une clé sans pareille pour pénétrer l’univers du cinéaste. Comme souvent chez le portugais, il suffit de suivre le titre pour se faire un idée juste de ce qu’on vient de voir ; Porto de mon enfance, ou l’évocation par le maître lui-même de sa naissance au monde, de sa ville, de son univers. Plus symboliquement, la tentative de retour au Port (la signification de Porto en Portugais) d’un aventurier parti trop longtemps.

Présenté comme cela, le film peut se résumer un peu paresseusement à un exercice de style proustien – ce qu’il est de fait en quelque sorte. Mais pourquoi Proust ? Parce qu’Oliveira y parle de viennoiseries et d’émois amoureux, qu’il y apparaît en jeune dandy ? Certes oui, mais pas seulement. C’est d’abord et avant tout parce qu’il s’en remet davantage aux sensations qu’aux seuls faits bruts qu’on parlera ici de Marcel Proust. Pas d’événements notables dans ce film, mais, effectivement, rien que des madeleines, des impressions. Oliveira préfère donc donner à revivre ce qui est de toute façon perdu, faire entendre ce qu’il ne peut plus montrer, l’indicible, plutôt que de rejouer avec netteté toutes ses premières fois et d’ahaner des épisodes précis. Sacrée gageure de cinéaste, que Manœl de Oliveira annonce d’ailleurs d’emblée : le premier plan figure un chef d’orchestre de dos, dirigeant un orchestre sans instruments ni musiciens. On entend de la musique, mais d’où vient-elle ?

Quant au deuxième plan, il n’est que la suite logique de l’introduction. En voix off, Oliveira présente la maison où il est né, avec ce commentaire en guise de programme : “Evoquer les moments d’un passé lointain c’est voyager hors du temps : seule la mémoire peut le faire”. Et donc : la maison natale d’enfance n’est plus qu’une ruine, qu’Oliveira, en toute logique, filme floue. Deux minutes de film à peine, et on le sait déjà ; Oliveira n’est pas le Michel Piccoli de son dernier film, qui, pour se retirer, montait ses escaliers jusqu’à disparaître du plan. Manœl de Oliveira, lui, est un peu pris au piège. Concrètement, il lui est impossible de rentrer à la maison, puisque celle-ci n’existe plus.

Montrer ce qui n’est plus. On peut, pour arriver à cela, avoir recours à différents stratagèmes : la reconstitution, les images d’archives, la voix off… En bon démiurge, Oliveira les utilise tous, les entremêle, nous perd. Par exemple, pour raconter son premier émoi de spectateur au théâtre, il fait jouer son rôle par son petit-fils. Sur scène, l’acteur que celui-ci regarde, un vieux voleur indolent, c’est Manœl de Oliveira aujourd’hui, 93 ans, qui s’amuse comme un fou. Le cinéaste se permet également de reconstituer une salle de bal, une confiserie, des ruelles. Ce qui ne l’empêche pas de superposer tout cela avec des images du Porto d’aujoud’hui, ou avec des actualités d’époque. Le tout conté par lui, en voix off, tour à tour caverneuse ou enjouée.

Né en 1908, Oliveira aura donc traversé tout le siècle de sa superbe. Coup de chance, ce fut aussi le siècle du cinéma. Cette plongée vers la jeunesse qu’effectue ici le cinéaste ne pouvait se faire sans qu’on évoque ce rôle de phare que joua le cinématographe dans la vie d’Oliveira – seul cinéaste encore en activité à avoir connu le temps du muet, et donc cas unique dans le monde du cinéma. Bien sûr, cela lui confère un petit pouvoir sur nous autres les jeunes, dont il joue allègrement Il nous donne ainsi à voir le premier film portugais jamais tourné – la sortie d’une usine, bien sûr, qu’Oliveira fait rejouer ici et maintenant à des ouvriers d’aujourd’hui – des images d’archives – un alpiniste du dimanche grimpe à mains nues une cathédrale de Porto , et aussi, pourquoi pas, des extraits de son premier film, Douro, Faina Fluvial, tourné en 1929 (et qu’on aimerait bien voir en entier, mais c’est une autre histoire). On ira également visiter avec le maître des lieux le plus grand cinéma de Porto, toujours debout, lui, pour un petit hommage attendri : Porto est en effet la ville qui a vu naîter le cinéma au Portugal. Le plus étrange, cependant, c’est que le cinéma ne vient pas tout de suite. Oliveira le dit : il a d’abord aimé faire le dandy, avant que le sport ne l’enlève aux mondanités, puis c’est à son tour le cinéma qui le détournera du sport. Les femmes, le sport, le cinéma. C’est donc en troisième position qu’arrive l’art dans la vie de Manœl de Oliveira, et c’est d’ailleurs sur cette révélation pour le septième art que se clôt le film on laisse Oliveira monter son premier film dans le garage familial.

Régulièrement, sous forme de fados chantés alternativement a cappella par une voix féminine ou accompagnés à la guitare et chantés par Oliveira lui-même, le cinéaste fait entrer un peu de musique dans son film. La musique est bien entendu un moyen de jouer sur les codes et de se repérer. Dans Je rentre à la maison (voir article sur Hors Champ), qui se passait à Paris, Oliveira nous donnait à voir une musique “parisienne”, avec accordéon, manège et tutti quanti. Passé à Porto, le folklore devient donc le fado. Mais il y plus que cela. Car il faut dire que ce n’est pas rien, le fado. On peut voir cela comme le blues portugais, parce qu’il est populaire, triste, vieux et beau à pleurer. Surtout, plus que tout folklore, le fado est l’expression portugaise par excellence : bercé par cette mélancolie tout à fait particulière qu’on appelle saudade, le fado raconte les moments perdus, la gloire passée, bref tout ce qui est fini, envolé, qu’on ne rattrappera jamais – mais en se basant sur une gloire parfois imaginaire, pas toujours vécue. Autrement dit, tout ce que raconte Porto de mon enfance. Dès lors, on peut se passer de Proust et des madeleines, et voir dans Porto une œuvre entièrement portugaise, portugaise jusqu’à l’exercice de style. Pas étonnant, et pas gratuit non plus d’y apercevoir Fernando Pessoa, qu’on peut nettement différencier de Proust. Pour le français, il n’y a de paradis que perdus ; pour le portugais, nuance, il n’y a de paradis qu’imaginaires.

Ceci posé, c’est un nouveau film qui s’offre à nous. Oilveira a-t-il vraiment vécu cette vie, fréquenté ces cafés, discuté avec ces gens ? Puisqu’on ne peut pas le contredire, qui nous dit que ce qu’Oliveira nous montre dans ce film a bel et bien existé ? Pour les noms de rue, les noms de boîtes de nuit, passe encore ; cela peut se vérifier. Mais le reste ? Cette “ vie de bohème “ que le cinéaste assure avoir vécue, ces filles, le goût de ces pâtisseries ? Ce salon de thé, le meilleur de Porto, dont l’enseigne affiche comme par hasard le nom… d’Oliveira ? Manœl de Oliveira sait bien que tout le monde voudra croire en son tour de magie. En toute décontraction, cela l’autorise donc à nous montrer de vieilles images d’archives d’un salon de l’automobile, d’isoler une silhouette mélancolique et de nous dire qu’il s’agit là de Fernando Pessoa en personne – que ce soit le vrai ou une falsification joueuse importe finalement peu : c’est la filiation qui compte avant tout. De la même manière, on cherchera en vain au générique l’origine de ces supposées images d’archives où un jeune garçon embrasse en cachette sa petite amie – une scène rêvée ?

L’autre versant de la saudade, ce pourrait être ce sentiment d’étrangeté à sa propre terre natale. Car Porto de mon enfance est un film de l’éloignement, de l’exil, de l’impossibilité du retour. Oliveira rend donc hommage à tous ses amis qui sont morts en exil – intérieur ou réel : le sculpteur Soares di Reis, suicidé après qu’on l’eût accusé de plagier Le Penseur de Rodin ; un poète ami, mort loin de chez lui, en exil au Brésil. Le film n’est donc pas la promenade si légère annoncée, mais compte également un côté plus grave, sombre et douloureux. Quant aux derniers plans du film, splendides et muets, ils suivent le cours du fleuve Douro, de nuit. Clin d’œil évident à Douro, Faina Fluvial, le premier film, l’acte de naissance. Métaphore du temps écoulé depuis, également, et qui efface tout. Comme une façon pour Oliveira de rappeler en écho à ses premiers plans flous qu’il n’a décidément plus d’attaches. On le rassure toutefois : sa maison, c’est le cinéma.

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