Cinéma américain et contre-culture

Politique de la folie et de l’extase

Il faut aujourd’hui penser l’histoire du cinéma américain en ayant en tête le mode d’absorption particulier de ses propres images, de la mythologie particulière qu’elles provoquent. Il est trop facile de prendre en compte cela en considérant simplement l’évidence des situations, des dénouements dramatiques qu’elle implique dans les films. Cette évidence relève d’une connaissance spectatorielle inouïe des codes de la représentation, peut-être sans équivalent dans l’histoire de l’art et de la culture de masse. Elle est le fait simple de la surexposition d’un système d’exploitation.

En fait la connaissance spectatorielle provoque des sursauts critiques spontanés : voilà pourquoi chacun d’entre nous sait ou pense savoir ce que peut un film. Elle est souvent génériquement formée en terme d’opposition : ceci plutôt que cela, un film américain favorisé à un film iranien, ou l’inverse, selon un discours parfois louable, mais plus souvent idéologique qu’esthétique. Le problème de ce discours tient en son assurance, sa stricte binarité, sa réaction. Mais pour comprendre un système, rhétorique, plastique, il faut s’extraire de la binarité idéelle, et fuir la réaction. L’ambiguïté, la complexité d’une cinématographie s’expose lorsqu’on veut faire son portrait de l’intérieur.

Le récit du film et l’Histoire

Je reprends l’exemple du travail de Cameron Crowe puisqu’il me semble précisément exemplaire d’un tiraillement idéologique et plastique dans lequel l’intelligentsia hollywoodienne paraît tenaillée. Le cinéaste trouvait dans le récent Vanilla Sky une solution à ce tiraillement, d’autant plus transitoire qu’elle s’affirmait dans le cadre d’une commande de son producteur. Son film précédent sur lequel je m’attarde un instant, Almost Famous (2000), est par contre catégorisable sous l’appellation de “film d’auteur”. Pourtant, voici un récit autobiographique qui s’inscrit tout à fait dans une démarche narrative visant l’exploitation. Il se trouve que le récit en question est l’aventure de la jeunesse traversant une Histoire (l’Amérique des années 70) par le petit bout de la lorgnette, sous un mode anecdotique et démystificateur, en apparence, du milieu de la contre-culture, de la culture rock.

Je remarque chez Crowe, comme une constante thématique de son travail, un désir de s’inscrire de plein pied dans un réseau culturel qui court sur quelques décennies, pour en proposer une relecture. En effet, s’il s’agit dans Vanilla Sky de reprendre à son compte, sous un mode iconologique publicitaire, la largesse de ses références culturelles, Almost Famous arrive quant à lui par d’autres moyens à de semblables fins. Il s’agit ici de faire intervenir la culture d’un temps donné en brossant le portrait de son époque. Mais cette fois l’auteur s’éclipse plus encore derrière le récit, dont le classicisme, particulièrement son déroulement linéaire, est légitimé par son portrait d’une époque révolue. Dessiner à gros traits, donc, les espoirs d’un monde apparemment mort, sourire en coin. Bien sûr, je peux dire : il s’agit d’une lecture, d’une réinvention d’un temps passé, en un mot de mise en scène de l’Histoire. Mais l’autobiographie, de l’intérieur, vient biffer cette problématique de mise en scène au profit d’un constat-alibi : ceci est arrivé, ceci n’est plus.

Almost Famous raconte l’histoire d’un adolescent fou du rock, collaborateur d’un fanzine sur le sujet. Repéré par la célèbre revue de San Francisco, Rolling Stone, il propose à la rédaction un reportage de longue haleine sur le groupe Stillwater qu’il accompagne en tournée avec quelques fans (féminins) dont l’énigmatique Penny Lane, jolie adolescente de la banlieue américaine, plus grande adepte du groupe et amante du chanteur. Almost Famous est un film sur la procuration, l’isolement de l’amateur (le “fan”) dans le mouvement musical d’une époque, sa différenciation profonde, notamment sexuelle. L’amateur, soit celui qui ne fait rien pour se débarasser de sa virginité, se suffisant de ses seules obsessions – son amateurisme est son goût déliquescent d’une communion volée, illégitime entre le groupe rock et lui , ou encore celui qui ne sait se donner, faire l’amour que sous un faux nom (Penny Lane), donner au monde rock la propriété d’une réalité parallèle à tout le reste du réel, au détriment de ce dernier. Ces attitudes constituant les deux versants d’une même idée : pour jouir vraiment on ne jouit que du fantasme d’une jouissance. Faire affront à tout le reste du réel, consiste à prendre ses rêves pour des réalités en s’immisçant dans la réalité des autres comme étant la sienne. Dans une même logique, il est plus pénétrant de fantasmer le récit d’une jeunesse en la prouvant réelle effectivement, William Miller alias Cameron Crowe écrira son article et fera la couverture du Rolling Stone, mais jamais on ne le verra écrire plus de trois lignes. Le monde du rock métaphorise le meilleur des récits où l’on ne travaille pas, où le spectateur est rappelé à sa situation immédiate, conditionné à l’identification.

Mais Almost Famous ce n’est heureusement pas que cela, c’est ce qui le rend intéressant. Ne pas montrer le travail de William participe aussi d’un éloge du bluff, démontre l’illégitimité intrinsèque à l’autorité, sa fiction. En ce sens, William est la parodie lucide des petits caïds de carrière, des professionnels auréolés de leur profession. Lorsque le magazine Rolling Stone le téléphone, il prend une voix exagérément grave – cela est encore plus drôle et révélateur lorsqu’il répond le matin dans une chambre entouré de fans endormies et dénudées, ayant entrepris son dépucelage en vain la veille. Par cette attitude William devient soudainement l’acteur de sa vie – Cameron Crowe. Ces moments font rire, le spectateur s’éloigne de l’acteur, conscient de son rôle. L’imposture qui fait sourire aura pourtant des conséquences que nous ne verrons pas, habilement laissées de côté : l’époque est refermée sur elle-même.

Pour entrer dans le système d’exploitation, on doit filmer l’autobiographie à ce prix : ce monde est mort, il n’y a pas eu de survivants. Cette nostalgie, cet idéalisme est illustré par deux séquences : dans la première, après la tournée américaine de Stillwater en bus, le nouveau gérant du groupe annonce l’utilisation d’un petit avion pour favoriser l’augmentation des dates de concert. Dans la deuxième, après avoir frôlé l’accident d’avion, le groupe prend à nouveau le bus pour amorcer une autre tournée. Les temps ne doivent pas changer, vive l’éternel retour du même – rien ne vieillit, la jeunesse est ce qu’en exprime une certaine attitude, à une certaine époque. Cette culture de l’époque, subtilement, glisse du lyrisme au tombeau. De fait, il y a un recoupement entre les nouvelles thématiques de la culture rock qui vont atteindre leur apogée quelques mois après la dernière tournée de Stillwater montrée dans le film, en 1974,et l’acte de décès d’un art de vivre rock encore proche du mouvement hippie. Le point de vue du film, en ce sens, est nostalgique.

Regroupements, décadence et fascisme

Ce qui advient après un idéalisme communautaire au plan idéologique et politique, relève d’une attitude gothique ou punk, soit la prise de conscience d’un enterrement du rock et d’une nécrophilie juvénile sur un plan esthétique. Si on prend un parti pris violent, on dira : la culture rock est récupérable lorsqu’elle est portée par l’espoir inassouvi et inaliénable lorsqu’elle manifeste des forces régressives. Refuser de vieillir : oui, dans la mesure où ce refus est l’effet d’un aveuglement, d’une carence de connaissance. Cette opposition est facile, mais c’est sous cet angle seulement qu’on peut comprendre la nostalgie d’Almost Famous. Faire l’éloge du fan, c’est privilégier une soi-disant communion, la communauté béate, à l’expérience dont l’effet le moins négligeable est tout de même la connaissance.

La régression, vibrante dans l’éloge du mouvement hippie à travers Stillwater et ses fans, se prolonge dans l’ésotérisme cinématographique des vingt dernières années, fils d’Aleister Crowley et des scientologues dont l’annonciateur et le critique virulent serait Kenneth Anger, comme l’a bien montré Assayas dans son livre consacré au cinéaste (Cahiers du cinéma, 1999). En faisant la connexion entre culture rock et occultisme, par une série de jeux répétitifs, d’icônes vidées de sens à force de surexposition, simples fétiches, Anger décelait au fond le malaise à l’œuvre dans l’extatisme apparent des communautés serrées, ses enjeux de pouvoir, sa folie. Dans Invocation of my Demon Brother (1969), dont la bande-son est de Mick Jagger, Anger voyait en un membre de son cercle, Bobby Beausoleil, l’incarnation de Lucifer. Lorsque Bobby Beausoleil joue ce rôle il appartient aux disciples de Crowley, mystique, idéologue d’une Magia Sexualis et principale inspiration de Ron Hubbard et l’église de scientologie, qu’il reniera pour joindre les adeptes de Manson. Il commettra un meurtre sous leur envoûtement.

Anger a su montrer avant tout le monde la folie que recelait la culture californienne, qu’elle soit cool, hétéro tendance tantrisme ou fétichiste, rock et nerveuse, versant homo. Les motocyclistes de Scorpio Rising (1964), leur violence enfin révélée est la même qui habitait la bande de motards à laquelle appartenait Victor Fleming – l’homme derrière Gone with the Wind et The Wizard of Oz, idole de Spielberg -, dont certains membres s’amusaient, lorsque le jour tombait sur la toute puissante L.A., à errer dans les rues sombres pour molester à coups de chaînes quelque badaud imprudent de race noire (rapporté par Todd McCarthy dans sa biographie sur Hawks, Actes Sud, 1999). De l’intérieur, le paysage contre-culturel américain est beaucoup moins étanche qu’il n’y paraît et nourrit aussi la culture populaire, complice de la répression sociale, encouragé par l’autorité autant que les pires regroupements sectaires (de l’église de scientologie, à laquelle appartiennent les acteurs-producteurs Cruise et Travolta, à Manson, le chemin peut être court).

Pour illustrer encore le discours propre au type de mise en scène ésotérique (d’obédience cool), prenons simplement le nom de la maison de production de Spielberg à laquelle le film de Crowe se rattache, “Dreamworks”. On peut lire ce nom littéralement : “rêves fabriqués”. Surtout pas “travail du rêve”. Au fond, le système E.T., c’est faire de la psychanalyse un système de représentation trouvant sa résolution théorique dans le film – la fameuse régression anale de Eliott dont E.T. est en quelque sorte la représentation pure, sans parler de son vaisseau, véritable cuvette. La psychanalyse est alors rhétorique, elle ne révèle plus la loi, elle est la loi. Le rêve donne une connaissance dont l’acquisition est dérobée, reprise. Le rêve ainsi travaillé abandonne la structure infiniment complexe du rêve, le cinéaste chirurgien viole la réalité en affirmant qu’il fait de l’invention du rêve sa spécialité. Le rêve devient l’instrument réducteur de la psychologie, le mépris de la profondeur du cœur des hommes. Freud, fuyant une Vienne nazie, est mort à Londres d’un cancer de la bouche ; il est mort encore, dans le texte cette fois, aux États-Unis, tué par la commandite de Dreamworks et de quelques autres.

Dès lors, on comprend mieux l’hésitation de cinéastes éveillés à faire de la psychanalyse un remède (Bresson, Le diable probablement), ou du rêve un récit clair, linéaire et cohérent d’emblée (Lynch, Mulholland Drive), dans un monde envahi de spiritualistes mercantiles, d’idéologues scientistes camouflés en cinéastes. Les frères Cœn montrent bien récemment (voir The Man who wasn’t there) comment ces mises en scène d’idéologues alimentent une psychose générant simultanément une peur et une appropriation violente de l’autre, envers négatif de soi : dans une séquence mémorable, la voisine du protagoniste principal, l’assassin (Billy Bob Thornthon), en état de voyance, vient lui confier qu’elle sait que le meurtre de l’amant de sa femme n’est pas son œuvre, mais celle d’un mal absolu, d’une force extra-terrestre…

Par ce constat je ne veux pas rejeter absolument la composition formelle classique, le récit linéaire, mais simplement éclairer un paradoxe idéologique crucial dont les limites classiques sont porteuses. Feindre par la mise en scène la méconnaissance d’une situation dramatique est une chose ; d’une pensée fondatrice du vingtième siècle et de l’Histoire en est une autre. J’ajouterais : raconter une histoire au cinéma en semblant oublier l’Histoire qui a accompagné le siècle passé du cinéma, aujourd’hui, relève-t-il seulement d’une énergie conservatrice jeune et farouche ou d’une grande stupidité, d’une béatitude sourde côtoyant l’infamie ? Probablement un peu des deux. Ce constat, malheureusement, n’empêche pas le talent dont sont faits les faiseurs.