Delusions in Modern Primitivism

Le sens d’une cicatrice

Nous connaissons un répertoire de termes généralement attachés au mot “art”; l’art comme expression, l’art comme représentation, comme action, questionnement, subversion, etc. En nos temps de confusion, de crise du sens et des identités, de diffusion de la violence et de récupération mercantile à l’infinie, certains gestes se réclamant de l’art nous permettent de proposer un autre rapprochement terminologique, décrivant tout un phénomène de la culture : l’art comme alibi.

Bref, c’est un mot qui m’est venu à l’esprit devant les deux protagonistes du film Delusions in Modern Primitivism(2000), de Daniel Loflin, cinéaste indépendant vivant à Dallas aux États-Unis. Cet étonnant court-métrage déploie en 17 minutes une force d’impact peu commune, une incertitude parfaitement dosée entre le rire et l’effroi. De plus, il est significatif que le film se soit mérité, dans les festivals, des mentions à la fois dans les catégories fiction et documentaire.

Jerome, jeune homme typique d’une certaine classe moyenne nord-américaine, « marginal » mais soucieux de l’apparence que lui confère ce statut, ne se contente plus de ses multiples tatouages et piercings. Il veut passer à un autre niveau de l’art corporel, la scarification, et par des moyens radicaux. Il entend se faire tirer une balle dans l’épaule, ce qui lui laissera une cicatrice satisfaisant l’évolution de sa recherche esthétique tout en étant un symbole contestataire. Occupé par son « cheminement », mais animé d’une « conscience sociale », Jerome voit dans son acte une marque de « solidarité avec tous les opprimés de la terre ». Bien que, nous dit-il, de se faire tirer dans la tête serait une affirmation plus forte (« a stronger statement »).

Il se retrouve donc dans l’atelier de Ray, un passionné des armes à feu qui accepte de lui trouer l’épaule, moyennant un cachet de 500$. Ray aussi se perçoit comme un artiste, ainsi nous sert-il ce cliché : « Un peintre utilise un pinceau, moi j’utilise une arme à feu, c’est mon pinceau ». Bien sûr, il est conscient que « la société n’est pas encore prête à accepter la scarification par balle en tant que forme d’art », et que « ce n’est pas tout à fait légal, mais ça viendra un jour ». Il est donc un précurseur.

Ray choisit soigneusement l’arme à utiliser, ainsi que le type de balle pouvant le mieux répondre aux attentes de son client. La balle devrait bien ressortir derrière l’épaule et produire deux designs différents, à l’avant et à l’arrière. Jerome prend place sur une chaise, Ray s’approche, pointe le canon de l’arme chargée, demande à Jerome s’il est prêt. Non, pas tout de suite, Jerome doit respirer un peu. Et puis oui, il est prêt, Ray compte jusqu’à trois et tire sur Jerome.

Réalité ou fiction? La question ne manque pas d’intérêt, et fait partie des tensions qui nous animent comme spectateurs. Mais le film ne se borne pas à ce jeu et sa portée s’étend au-delà de cette ambiguïté. Des indices sont néanmoins présents, mais dans un cas comme dans l’autre, rien n’est changé à la troublante intensité du film. Par exemple, nous avons tous vu dans notre vie des milliers de personnes se faire tirer dessus à la télévision et au cinéma, mais la scène dans ce film nous engage d’une telle manière que, voyant la réaction de Jerome après le coup, sous les mots rassurants de Ray (« You’re all right, you’re all right, you’ll have a nice scar! »), on arrive à se dire que c’est la première fois qu’on voit vraiment quelqu’un souffrir ainsi à l’écran, que nous sommes devant la vraie et terrible conséquence d’une balle qui traverse un corps. On a envie de dire « bien fait, pauvre con », en même temps qu’on ressent une certaine pitié puisque toute la façade « cool » de Jerome s’effondre alors qu’il se tord de douleur, qu’il titube et s’affole comme une bête grièvement blessée dans son enclos. Notons aussi la curieuse opposition entre le titre, affichant une exhubérante distance intellectuelle, et l’absence de distance dans la façon de filmer, la consistance de réalisme au premier degré caractérisant le film.

Ces éléments soutiennent « l’efficacité » du film, mais tout son sens, ce que Loflin touche de plus subtil et profond, est dans sa façon d’aborder les personnages et dans leurs propos. De voir Jerome et son acolyte simplement comme des marginaux, des fous qui piquent la curiosité et offrent un bon sujet, serait un regrettable raccourci de la réflexion. À mieux y regarder, aussi ridicules et confus soient-ils, ils ne sont pas qu’aberration, ils ne sont pas minces du tout, ils contiennent tout ce que la culture met à leur disposition pour composer leurs actes et leurs identités. Ils nous offrent un rapide et vif portrait social où s’emboîtent l’art, l’argent, les armes à feu et l’envers narcissique des fausses prétentions à une “cause”.

Leur discours est désarmant, et pourtant n’est ni original, ni la pure invention d’un esprit tordu, il est l’amalgame de discours qui existent couramment, parfois institutionalisés, des extraits du disque multipiste qui fait parler la culture, le “broken record” qui tourne dans la société post-moderne, sur le corps, l’engagement, l’art subversif, « non-officiel », les pratiques libres et extrêmes, etc. Des guirlandes verbales et des agencements de phrases préfabriquées qu’on entend aussi bien, à divers degrés, dans les lofts “d’artistes underground” que dans les musées et les universités. Les extensions du body art, la cause humanitaire obligée, l’acte que la société trop contraignante, coincée et en retard n’est pas en mesure d’accepter, la “revendication” du statut d’artiste parce qu’on fait quelque chose de différent ou d’innovateur… Myriade d’actions et de phénomènes sociaux qui souvent ne tiennent pas la route sous l’observation critique de leurs conséquences, de leur sens et de leur portée réelle. Des préoccupations qui peuvent être pertinentes, mais qui peuvent aussi servir d’alibi, d’auto-justification à l’individualisme qui ne peut se voir, ou refuse de se voir comme tel.

On le sent bien, dans le film, que Ray et Jerome n’ont pas de prise ferme sur la réalité, sur les motivations auxquelles ils prétendent, failles merveilleusement rendues dans quelques regards inquiets ou perdus. Le “heu?” de Jerome, suite à une question trop obscure pour lui, trace définitivement la limite de son intelligence. Le soin que met Ray à jouer l’expert qui sait ce qu’il fait ne trahit peut-être que le désir brûlant d’utiliser réellement ses armes pour tirer sur quelqu’un, trouer de la peau, une raison « réfléchie » d’appuyer sur la gachette; calculer une percée « esthétique » de la chair, entre les os…

Enfermés dans leur propre délire, se convainquant de leur ritournelle, Jerome et Ray sont en vérité des produits de la société qui les entoure, dans une marge peut-être, mais cette marge où, n’ayant pas conscience qu’elle n’est qu’un reflet déformé de la société, ils imaginent celle-ci être contre eux, tentant ainsi d’y échapper, de se valoriser, d’être différents… D’ailleurs, quoi de mieux que l’attrait du profit, la conversion en marchandise, pour revenir cerner leur horizon. À la fin Jerome nous dit que les gens s’intéressent à sa cicatrice, lui posent des questions, « mais au fond ils ne comprennent pas ce que ça signifie » (mais justement, qu’est-ce que ça signifie, et est-ce ce que lui-même en pense?), puis il ajoute, sur un ton à demi indifférent : « il est certain que j’aimerais obtenir avec ça quelques contrats comme modèle, mais bon, on verra… ».

Ce qui réussit avec éclat dans la vision de Loflin, c’est le regard minutieux, comme dans l’art du roman, qui arrive à fixer des types; l’intelligence balzacienne qui fait vivre des personnages illuminés à la fois par l’individualité la plus singulière, par des traits communs à un certain type de personne et par les reflets de la société qu’ils habitent, en un lieu et une époque donnés.

Lien :

[Loflinfilm->http://home.earthlink.net/~dloflin/loflinfilm.htm]