Dossier Snow

Penser voir Snow

« Art Creation (Experiment in Art) is an experiment on oneself. I make up the rules of a game. Then I attempt to play it. If I seem to be loosing, I change the rules » (Michael Snow) 1

Lors d’un colloque se déroulant en 1979 à Cerisy-La-Salle, à côté de Jacques Derrida et de plusieurs philosophes de taille, Michael Snow avait été invité par Jean-François Lyotard pour introduire et présenter un certain nombre de ses films, dont Presents (1981-1982) 2 qu’il venait d’achever. Le colloque s’épanchait sur l’épineuse question, posée, entre autre, face à l’art : « Comment juger ?» À regarder les mines déconfites, souvent perplexes, qui sortaient de la Cinémathèque québécoise tout au long du cycle de films de Snow (du 10 au 20 octobre 2002), dans le cadre du FCMM, la question semble en effet se poser et lui revenir : « Comment juger ? »

Devant tout un pan de l’art contemporain (disons pour simplifier, depuis Duchamp), les conditions de possibilité du jugement esthétique ont dû être bien des fois révisées. En effet, des mers entières ont coulé sous les ponts depuis que Kant en formula la question dans sa troisième critique. Les frontières – entre l’art et la vie, l’art et la technique, l’art et le commerce – ont été si violemment érodées depuis un siècle que la question esthétique (quels sont les contours et les coutures d’une telle expérience, quel est son sens, sa spécificité, etc.) semble vouée à la non résolution, ou au jeu autarcique. Ceci est d’autant plus vrai si l’on considère le cinéma, puis le cinéma dit expérimental ou non-industriel et les vacillements catégoriels entre lesquels il joue, se trouvant tantôt rameuté du côté de l’art visuel, tantôt du cinéma, tantôt doué d’une espèce d’autonomie qui le place invariablement dans la frange des arts (donc, il n’est vu par personne). Quel est l’appareil critique qui convient, à quel type de discursivité répond-il ? On serait tenté de dire qu’il serait à réinventer à chaque film, devant chaque objet. Il faut bien voir que les critères supposés pour aborder une œuvre de Mark Rothko ou de Rebecca Horn, sont infiniment plus distants les uns des autres, qu’entre un peintre flamand et un peintre vénitien. La question du jugement est-elle encore une question ?

En tous les cas, cette question ne se pose évidemment pas qu’à l’endroit de l’œuvre de Snow (elle aurait pu tout aussi bien prêter le flanc aux œuvres de Buren, Beuys, Basquiat, en art, à Brakhage, Kubelka, Sharits, en cinéma, pour ne nommer que ceux-là). Il est toutefois, me semble-t-il, hautement significatif que ce soit à Snow, plutôt qu’à un autre, que cette question revenait d’être posée, dans le cadre de ce colloque, j’y reviens, à Cerisy. D’une part, l’œuvre de Snow, patiemment élaborée, a pleinement embrassé avec les années (et déjà pleinement en 1979), non seulement une variété de supports artistiques, mais les zones (parfois grises) d’intersection et de contamination entre ces supports. Au-delà de cela, Snow est un sujet idéal, dans la mesure où ses œuvres ont toujours intégré – souvent avec une dose mesurée d’ironie et de ludisme – leur propre discours critique ou encore les termes complexes de leur réception chez le spectateur. Le sujet des œuvres de Snow, se trouve, bien souvent, être l’œuvre elle-même, dont le sens (la signification, la direction, l’impression sensible) se révèle en même temps que se déroule le film (voir l’article de Rossitza Daskalova dans ce dossier).

Michael Snow, Wavelength, 1967   Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

C’est bien le cas de Wavelength (1967), canon parmi les canons du cinéma expérimental, qui a hérissé jusqu’au dégoût plus d’un robuste écolier, mais qui est, malgré tout, à chaque fois, invariablement, cité, dès que le terme « cinéma expérimental » est prononcé. Quel est le sujet du film sinon une exposition, une mise en lumière du film (ce film-ci, le cinéma en général) : un trajet dans un temps donné, opéré par un zoom d’un point élevé jusqu’à une photographie épinglée sur un mur, entre quatre grandes fenêtres, représentant des vagues, et ce, pendant qu’une onde sonore (sine wave), réduit, à mesure que la caméra se rapproche de son objectif, l’écart entre chaque fréquence (bref, il se passe au son ce qui passe à l’image). Prenons les choses à la lettre, comme Snow souvent tend à les prendre. Nous dirons : Wavelength, c’est une série d’images qui épuisent une longueur (length) de temps, d’espace, de son, à partir d’un point d’espace, de temps, de son donnés, jusqu’à une image d’une série de vagues (d’où Wave – Length – Length – to get to the – Wave). Mais Wavelength est aussi une exploration performative des principes d’illusions narratives (produites dans ce jeu entre narration, récit, et anticipation), et de profondeur (la pièce que l’on voit, n’est, après tout, qu’une image bi-dimensionnelle représentant un espace tri-dimensionnel, comme la photo marine). Le zoom (une caméra fixe donnant l’illusion de se rapprocher de son objet), renvoie face à face l’écran bi-dimensionnel sur lequel le faisceau lumineux (tel le zoom lui-même), se projette, et la photographie, bi-dimensionnelle elle aussi, possédant une profondeur de champ, etc. Nous attendons quelque chose, nous anticipons un certain développement narratif, une agencement d’actions. Or, bien que ces actions existent bel et bien (entrée et sortie des personnages, un homme entre dans la pièce et s’effondre, une femme téléphone), elle se apparaissent désarticulées par rapport aux événements du film, c’est-à-dire tout ce qui se passe au film. Ce sont ces événements qui en fondent la véritable trame, bien qu’ils s’élaborent et induisent des réactions d’attente, d’anticipation, et de résolution, que nous pourrions trouver dans un film de fiction… Seulement, ces réactions et ces schèmes sont abstraits des schémas d’actions humaines, et sont devenus, pour ainsi dire, purement cinématographiques.

Dans Back and Forth (1968) c’est le va-et-vient du panoramique, le mouvement de back and forth, qui est décliné, suivant des vitesses et des puissances de transformation spatiales variables, à l’horizontal puis à la vertical. Back and forth apparaît aussi comme le mouvement narratif propre au cinéma lui-même, où l’on forme l’objet que l’on voit dans un va-et-vient constant entre mémoire et anticipation (comme dans Wavelength). C’est à partir d’un aller-retour sensible et cognitif entre l’impression présente, la sensation persistante, et l’attente, que le film produit son image (celle que l’on décrira à la sortie du film). C’est d’ailleurs ce que nous montre Snow, après la générique, lorsqu’il fait revenir, en désordre, différents moments du film que l’on vient de voir, en surimpression, comme différentes couches de mémoire impressionnées : c’est une image des processus de réception (passive) et de synthèse (active) qui fondent l’expérience du film. Bien entendu, cette série de flash-back mnésiques (ou de feed-back mnémoniques) fera lui-même partie de notre impression du film, mais elle sera dédoublée (ou plus justement reflétée) en tant que démonstration filmique.

Partant de ceci, et sans avoir à décrire chacun de ses films en détails, nous dirons que les films de Snow sont performatifs et réflexifs, dans le mesure où ils font ce qu’ils disent, tout en nous disant quelque chose sur eux-mêmes, et sur ce que nous, comme spectateurs, lui faisons, pendant (et après) que le film (a) fait ce qu’il fait. Chacun de ses films est produit par ce type d’interaction, heureuse, extatique ou frustrée, entre le public et l’objet.

Ceci est éloquemment et ironiquement démontré dans Seated Figures (1988), où l’on entend sur la bande-son des bruits émis par un public fictif assistant à la projection du film (en fait, c’est Snow lui-même qui faisait toutes les voix). Sur la bande-image, on suit, selon des vitesses de roulement – ou de défilement – différents, les effets de distorsions visuels provoqués par une caméra filmant à la verticale ou à la diagonale une série de surfaces (asphalte, pavé, chemin de terre, champs de fleurs, surface lacustre, terrain de coquillage). Sur la bande-son on entend le bruit du projecteur, les gémissements d’un poupon, puis, à mesure que le film avance, les signes d’énervement d’un public, excédé par l’exercice du film, et qui, entre deux bâillements, chuchote, rigole, et ira jusqu’à se servir de la lumière du projecteur pour simuler le vol d’un papillon en ombre chinoise sur l’écran. Or, les deux bandes, qui se contaminent en dernier, appartiennent au domaine du film : ce que l’on filme, c’est le film d’une projection de ce film. Et le public véritable qui assiste à la projection est alors, véritablement, assis entre deux chaises (le pluriel de Seated figures prend tout son sens), entre l’image et le son, entre le film et sa (re)projection.

So is this (1982) est fondé tout entier sur ce rapport entre l’œuvre et le langage (le film est un « texte filmé », composé de mots apparaissant à l’écran un à la fois, à durée variable). Le film, pour ainsi dire, ne cesse de se dire lui-même, de se décrire, de présenter son projet, ses références, de jouer à fond les puissances du langage, les principes de non-contradiction, pour circonscrire l’objet que constitue le film : « This is the title of this film. The rest of this film will look just like this. The film will consist of single words presented one after the other to construct sentences and hopefully (this is where you come in) convey meanings. This, as they say, is the signifier. This film will be about two hours long ? Does that seem like a frightening prospect ? Well look at it this way : how do you know this isn’t lying ? » 3 En effet, toute proposition de vérité peut être considérée comme fausse si son objet s’avère, dans les faits, différent de ce qui est impliqué par la proposition. Or, comment le savoir avant que le film ne se termine ? La proposition de sens se fonde sur la compétence et la confiance mutuelle entre des locuteurs et le respect de certaines règles de jeux (dirait en allemand Wittgenstein). Si nous acceptons cette proposition, l’art de Snow consiste à imposer des règles qui se révèlent, au fur et à mesure qu’elles se déploient, dans le temps et dans l’espace, tout en opérant, à l’intérieur de ce cadre régulé, des variations qui en étirent le sens et la portée (c’est, toutefois, avec le film, moins qu’avec Snow, que nous signons ce pacte, et ceci pourrait être dit de toute œuvre d’art). C’est bien dans cet écart entre la règle et la mise en jeu de son application qu’on assiste et participe à une expérience esthétique, au-delà de la simple exploration conceptuelle et formelle, à laquelle il serait trop simpliste de réduire les œuvres de Snow. Ainsi, tout en disant ce qu’elles disent (explorant le discours du discours de l’œuvre), ces films disent aussi, et en même temps, autre chose. Est-ce à ça que nous jugeons les films de Snow ? Nous y reviendrons.

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Lors d’un colloque se déroulant, en 1979, à Cerisy-La-Salle, à côté de Jacques Derrida et de plusieurs philosophes de taille, Michael Snow, invité par Jean-François Lyotard, introduisit et présenta un certain nombre de ses films, dont Presents qu’il venait tout juste d’achever. Le colloque s’épanchait, entre autre, sur l’épineuse question : « Comment juger ?» Devant cette docte assemblée, Snow prit la parole. Pour ainsi dire. Pour ainsi dire, puisque Snow, bien en personne, mimait/lisait un texte pré-enregistré, dans un français intentionnellement alambiqué et maladroit (ironie cinglante portant à la fois sur l’anglophonie canadienne pataugeant comme elle peut dans la langue de Merleau-Ponty, mais aussi sur l’artiste censé lunatique appelé à parler de son œuvre dans le cadre d’une conférence pointue et à grosse pointure). L’intelligence de cette intervention-conférence-performance consistait, « en face des juristes distingués, quelques uns qui sont les maîtres actuels les plus sophistiqués de votre langue », à présenter Presents via une représentation doublement décalée : en raison du pré-enregistrement, en raison de l’étrangeté de la langue employée, qui produisait alors une autre langue. Snow commençait son allocution avec ces mots (dont il nous faut bien savourer l’humour et l’invention) :

« Bonjour, messieurs et mesdames,

C’était avec tant de plaisir, et je ne peux blâmer le Québec pour l’état de mon français, malgré que ce plaisir était immédiatement touché par un frisson de trépidation, qu’il y a quelques mois j’ai reçu l’invitation d’apparaître ici en trois dimensions. Merci beaucoup à ceux qui sont responsables. 4 »

On voit bien comment Snow s’approprie le thème de la conférence : « Comment juger ? » « La question principale de ce colloque ne peut pas être « comment juger ? », mais elle doit être « comment juger en français ? » Ce que Snow provoque, c’est l’idée que la langue est-elle même support d’un jugement, qui n’est, elle, pas mis en cause, bien souvent. Snow y parvient en détournant complètement, et de façon provocante l’énoncé : Comment jugez-vous mon français ? En quelle langue me jugez-vous ? Et puisque, en 1979, le maître mot est « signifiant », « j’ai décidé de me préparer soigneusement, de répéter un petit discours discipliné et d’employer n’importe quel moyen pour créer l’impression que je suis capable de parler français couramment, que j’ai une vois sonore, prononciation parfaite et que j’ai disponible une livraison suffisant puissante, bien ajustée afin de garantir que tout le monde peuvent me bien entendre. Voici le résultat et j’espère que vous pouvez facilement et avec plaisir suivre le ruban de mes paroles ».

Le pré-enregistrement, supposé garantir ici une élocution claire, crée dans la langue un effet d’étrangeté, une sorte de double traduction, qui déroute le sens de l’exercice et les effets de présence de la langue, une langue ni incarnée ni désincarnée, ni appropriée ni inappropriée. Qu’est-ce qui fait l’objet du jugement alors, qui ou quoi juge-t-on : Snow « en trois dimensions », son interprétation d’un texte, le jugement que l’artiste lui-même a porté sur son œuvre (« j’ai jugé que c’était pas mal »), le texte rédigé, l’œuvre informée par Snow ? Ce qui est dit à propos du film vaut, du coup, pour sa présentation : « le langage qu’on emploie quand on regarde change l’image, nuance l’image ». Or dans quelle langue est écrite ce texte : « On doit clarifier aussi que ce discours est devenu encore une autre langue transformé par un procédé pareil qui se déroule actuellement. Ce n’est pas ma voix. Qu’est-ce que c’est ? » 5

Règles, variations à l’intérieur du cadre, déplacements de cadres, production d’une autre langue par substitution et effet de redoublement. Voici quelques termes que Snow travaille, non seulement dans ses films, mais dans toutes ses interventions artistiques, et qui rendent forcément problématique, voir complètement obsolète, une compréhension univoque de ses œuvres. C’est comme si elles existaient par foisonnements, essaimages et enchâssements successifs d’idées, systématiquement non résolues, non-synthétisables. Tout jugement critique tiendra compte et tentera de faire l’économie de ses proliférations de sens, mais ne parviendra à démonter qu’une part de la machine snowienne. Comme tout jeu complexe, l’expérience ne commence qu’à partir du moment où l’on décide de s’y perdre. Il faut jouer, comme Snow joue, chacun pour soi.

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Lors d’un colloque se déroulant à Cerisy-La-Salle, à côté entre autre de Jacques Derrida et de plusieurs philosophes de renom, Michael Snow avait été invité par Jean-François Lyotard pour introduire et présenter un certain nombre de ses films, dont Presents qu’il venait tout juste d’achever. Le colloque s’épanchait sur une question épineuse : « Comment juger ?» Que Lyotard ait cru bon d’inventer Snow en dit long sur le rôle privilégié que ce dernier représentait, déjà en 1979, non seulement dans le monde des arts et du cinéma expérimental, mais dans le domaine de la pensée, pour des penseurs. Il a traversé une époque florissante, durant les années 50-60 à New York, et à côtoyé de près Peter Kubelka, Stan Brakhage, Hollis Frampton, Jonas Mekas, Marcel Duchamp et John Cage, a assisté et a participé de près à l’émergence du free jazz, mais a aussi pris acte des tendances les plus riches en philosophie (de Merleau-Ponty à Derrida, de la sémiotique au féminisme). Par lui, et par ceux qu’il a fréquentés, c’est carrément une coupe transversale à travers l’histoire de l’art et de la pensée du XXe siècle qui nous est offerte.

Il est impressionnant de considérer la liste des tribunes et des différents formats où Snow, en personne ou représenté par ses œuvres, est apparu. Galeries, Musées nationaux (de Paris à Tokyo), expositions universelles, festival de films (expérimentaux, nouveaux médias, circuits commerciaux), espaces urbains, biennale, colloques, sites internet, DVD-Rom, salles de concert, disque (vinyl, cd), Skydome de Toronto, centre d’achat, catalogues, publications de toutes sortes, etc. Chacune de ces catégories doit être, selon le cas, redivisée et multipliée en suivant les médiums : photographie, peinture, œuvres holographiques, installation, vidéo, film, diapositive, musique, sculpture, texte, communications orales, piano (en solo ou en formation variables, trio, quintette, sextet), etc. Cette énumération serait bien inutile si nous ne rappelions qu’à chaque fois, l’œuvre est appelée, à travers ces migrations, à subir ce que l’on appellerait dans le jargon information un transcodage, et que ce transcodage réfléchit, en même temps qu’il produit, le médium auquel il s’applique.

Le travail de Snow s’est toujours noué à même cette porosité entre art et réflexion, entre production matérielle et élaboration conceptuelle. Pourtant, le résultat ne se semble se prêter ni à la définition d’un art matérialiste, concret, ni un art soi-disant conceptuel. Elle appartient à domaine de l’art, né de leur combinaison naturelle. D’autres artistes avant et après lui auront revendiqué cette double voire triple affiliation, bien que peu me semblent l’avoir négocié avec autant de recul, d’humilité et, tout simplement, de naturel. Pour cette raison – et malgré ce qui vient d’être dit – il ne semble pas fructueux de compartimenter l’œuvre de Snow, en pratique médiatiques singulières, ni entre lecture et expérience, entre l’application matérielle d’une idée, et l’abstraction d’une idée empreinte dans la matière. Les deux vont nécessairement de pair, et en négliger le double apport consisterait à trahir – même si cela se fait avec bonne foi – une œuvre devant laquelle nous sommes appelés à être saisis, dans notre corps autant que par les chemins dans la pensée qu’elle nous apprend à creuser.

À Montréal, l’œuvre de Snow nous a été donnée sur support musical, avec l’époustouflante formation CCMC (piano, sax alto, voix/bruits), en 16mm [avec la projection de plusieurs films, dont certains, rarement présentés, To Lavoisier who died in the reign of terror (1991) et Rameaux’s Nephew by Diderot (Thank do Dennis Young) by Wilma Schoen (1974)], en 35mm (l’extraordinaire Prelude, (2001), sur support numérique transféré en 16mm (Corpus collosum (2002), auquel nous devrons revenir), sur digital (le DVD-Rom Anarchive : Michael Snow), en sculpture/installation (De La, l’appareil qui a servi au tournage de La Région centrale), en installation/film (Two sides to every story, 1977), en photographie (Plus tard, 1977), en conférence avec Thierry de Duve, en entrevue (avec Hors champ et avec d’autres). Autant de variations, de postures qui composent, Snow sans le résumer.

Pour plusieurs, au cours de ce cycle de films présentés à la Cinémathèque québécoise, il s’agissait de leur premier contact, de près, avec les films de Snow ; pour d’autres, il s’agissait plutôt d’une vérification, une gourmandise, que quelques-uns qualifieront de perverse, ou de suspecte. Paradoxalement, tous ceux qui sortaient des salles de cinéma avouaient la chose suivante et ce, peu importe le degré de pénétration que ceux-ci pouvaient afficher eu égard aux œuvres : « c’est autre chose, n’est-ce pas ? » Surprenante constatation pour des films que l’on dit souvent déjà réalisés avant d’être tournés, et dont le principal mérite consisterait à avoir été faits (un zoom de 45 minutes dans un loft, fallait y penser ; une caméra qui tournoie sans opérateurs et dans tous les sens possibles et à toutes le vitesses, au haut d’une montagne dans le Nord québécois, pendant 190 minutes, oui, il a le mérite d’y avoir pensé ; ralentir une action de 30 secondes pour en faire un film de 18 minutes (See you later / Au revoir), c’est génial que quelqu’un y ait pensé, basta). Il est indéniable que, chez Snow, on retrouve partout ce que Deleuze appelait, dans un texte à propos des films de Straub-Huillet, « une idée en cinéma ». La force de cette idée, c’est sa portée, dans la mesure où elle emporte avec elle l’idée d’un possible du cinéma, un possible qui n’avait, jusque-là, pas été actualisé. Et il est fort possible que Snow passe à la postérité pour avoir fait « ça », sans que ceux qui disent : « oui tu sais, c’est celui qui a fait ça », n’aient vu le film, et, au-delà de ça, qu’ils n’en éprouvent nullement le besoin, contents à l’idée que quelqu’un l’ait fait. On entend souvent ce discours à propos des films de Warhol (Empire, Sleep), dont toute la prouesse se trouverait dans la force d’une idée provocante. Curieusement, aussitôt après, un énoncé dans la catégorie: « oui, mais est-ce de l’art pour autant », passe sur la lippe.

L’historien de l’art s’est sans doute déjà attardée à cette répartition de l’expérience de l’art – qui ne se pose toutefois pas dans les mêmes termes pour la peinture, jusqu’à Seurat au moins -, inaugurée par les avant-gardes des années 10-20. On reconnaît toujours la force de l’idée, mais on se demande toujours si elle vaut le coup qu’on appelle cette idée de l’art (comme si c’était là l’unique question), ou, dans le cas de certains films expérimentaux, s’il faut qu’on appelle ça du cinéma ?

Les films de Snow, à bien des égards, subissent le même traitement (on pourrait toujours dire, pour faire vite, qu’on est plus cléments envers ses œuvres plastiques). Mais que serait alors cette petite chose qui fait dire, en sortant de la salle : «C’est autre chose ». Quelle est justement cette chose qui résiste, cette « autre chose » qui, dans l’expérience de ces films, dans le temps, dans une salle de cinéma, nous force à réviser, dans un sens comme dans l’autre, notre approche de cette œuvre ? Soit on sauve l’idée et on rejette l’expérience («l’idée est bonne, mais dieu que c’est pénible»), ou bien on est gêné par l’œuvre sur le plan du sens, mais on a été interpellé par l’expérience sensible (« j’ai pas compris grand chose, j’ai pas compris ce qu’il y avait à comprendre, mais j’ai vécu, ressenti quelque chose »). Cette répartition du public, férocement caricaturale, dit peut-être quelque chose sur l’épreuve des films de Snow, et sur la difficulté de penser, de ressentir et de faire travailler ensemble le sensible et l’intelligible.

Michael Snow, See you later, 1990   Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Chaque film repose sur des règles qui engagent le spectateur à signer un pacte, qui l’envisagent comme signataire. Mais en signant ce pacte, le spectateur doit aussi accepter d’en découvrir les termes exacts à mesure que ses clauses s’écrivent (rien ne l’empêche de claquer la porte de la négociation à tout moment). La personne qui entre dans See you later / Au Revoir (1990) accepte de voir un film (1), de voir un film de Snow qui s’intitule See you later / Au Revoir (2), un film qui commence par un plan à peu près fixe sur un bureau, devant lequel un homme est assis (3), un film dont la règle apparaît être celle d’un ralenti extrême (4) et qui durera 18 minutes (5) d’un homme quittant son bureau, qui enfile son imperméable, qui passe devant sa secrétaire et sort par la porte (6). Ces termes peuvent être connus à l’avance (n’importe quelle monographie conséquente les décrira.) À la différence des films de Brakhage, voire de Kubelka ou de Sharits, l’apport perceptif peut, décrit de la sorte, paraître moins crucial, et se trouve par ailleurs presque toujours relégué au second plan. Ce serait oublier une chose, celle de l’aperception du temps et ce qui s’y loge, qui ne pourra jamais se réduire à une description. Tout film de Snow inscrit à même l’idée, dans sa mis en forme, un temps-pour-comprendre constitutif de l’expérience, et qui engage le corps entier. L’idée ne serait rien – ne saurait être aussi forte – sans l’épreuve de sa mise en œuvre dans le temps, celui que partagent le spectateur et le film. Et ceci fait en sorte que Wavelength n’aurait pas pu durer 15 minutes, Presents, 25 minutes, La Région centrale, une heure. Ainsi, tout film de Snow se prête non seulement à une double lecture, mais à un constant relais, un va-et-vient entre le temps sensible et la matérialisation de l’idée, et qui affecte directement cette pré-compréhension de ce que tel film de Snow sera (« on m’a dit, j’ai lu, j’ai entendu, je sais que, etc. ») Cette pré-compréhension est presque toujours, non pas mise à mal, mais appelée à subir une série de rectifications, tout au long du visionnement.

Plusieurs – et parmi ceux-là sont souvent ceux qui ont déjà vu le film – savent de quoi il s’agit, c’est-à-dire ce qui est retransmissible dans le discours. En sortant de la salle, on se rend bien compte qu’il s’agissait tout autant d’autre chose, que les médiations ne sont pas aussi souples, que ces films sont autant la mise en place d’un système de règles, de réflexions sur le médium, que de variations et d’excédents qui débordent du système. Le zoom de Wavelength n’est absolument pas constant, il est plutôt haché, bondissant, découpé. Les panoramiques de Back and Forth sont incomplets, montés, malhabiles. One second in Montreal(1969) est une expérience sur la durée, mais qui n’a de sens que si l’on en éprouve, concrètement, l’impression, idem pour To Lavoisier who Died in the Reign of Terror, où il faut avoir vu et entendu l’embrasement de la pellicule pour comprendre toute la richesse du complexe de sensation qu’il crée. De la même façon, il faut avoir été dans une salle pour comprendre So is This, dont la lecture du texte, par exemple, laisse échapper toutes les subtilités de durée, les effets de luminescence, de texture, etc.

L’effet-Snow se situe précisément dans l’écart entre une expérience concrète, corporelle de l’œuvre et ses dimensions discursives ou conceptuelles, comme si le cercle ne parvenait jamais à se boucler tout à fait, et que l’oubli était intégralement lié à sa mise en mémoire. S’il est donc un système snowien, il ne pourrait s’élaborer qu’en tenant compte des variations opérées à l’intérieur de ce système – dont les règles apparaissent toujours claires à la surface – qui se complexifie dans sa mise en jeu, précisément parce que son enjeu se trouve tout autant dans ces détails, ces interstices, ces interférences, ces écarts entre le vu et le pensé, entre le dit et le ressentit.

Bref.

Voir Snow, c’est toujours penser voir autre chose. Et c’est là où le plaisir et l’intérêt (du jeu) (de l’art) commence.

Michael Snow, Conception of Light, 1992   Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Notes

  1. « La création artistique (l’expérimentation en art) est une expérience sur soi-même. Je crée les règles du jeu. Ensuite, j’essaie d’y jouer. Si je commence à perdre, je change les règles. » (Michael Snow, « Statement for the 8th Biennal of Sidney, Australia (1990), dans The Collected Writings of Michael Snow, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 1994, p.292.) Cette phrase faisait partie d’un article écrit par Snow en 1961, et reprise dans une conférence à Sydney en 1990. Il voulait vérifier la pertinence, 29 ans plus tard, de ses affirmations.
  2. La filmographie officielle donne 1981-1982 comme les dates de réalisation du film. Cet anachronisme demeure irrésolu.
  3. Michael Snow, « So is This », dans The Collected Writings of Michael Snow, op.cit., p.218.
  4. Michael Snow, « Cerisy-La-Salle(1979) », The Collected Writings of Michael Snow, p.203.
  5. Michael Snow, Cerisy-la-Salle (1979), p. 203-204.