Hommage à Jean Rouch (1917-2004)

Parcours d’un ethno-cinéaste

1954. Première des Maîtres fous au Musée de l’homme, à Paris. Jean Rouch, de la cabine de projection, improvise un commentaire sur les images qui défilent à l’écran : on y voit un rite de possession haouka que pratiquaient les travailleurs migrants au Ghana. Au cours de la procession où, entre autres, on sacrifiera un chien, vont apparaître tour à tour tous les avatars du pouvoir colonial : le Gouverneur, le Capitaine, le Colonel. Par un montage habile, Rouch met côte à côte des scènes de la vie quotidienne et les scènes rituelles, exposant les décalages ironiques et les raccords critiques entre les deux ordres. La projection du film se terminera sous les huées, et tant Marcel Griaule, pater de l’anthropologie française, que les dignitaires africains rassemblés à cette occasion, intimeront le jeune documentariste de détruire le film. Signes des temps, où l’étroitesse d’esprit des uns, la pudibonderie des autres, empêchaient de reconnaître ce que la caméra de Rouch tentait de rendre sensible, dans toute son acuité et son urgence : l’aliénation coloniale, le problème de la migration des travailleurs, la réappropriation rituelle d’une violence quotidienne. L’ethnographe ne doit pas seulement filmer le passé – inscrit dans des traditions, des rites ancestraux, il filme aussi le présent, et parfois l’avenir (le Gold Coast, ancien Ghana, est l’une des premières colonies africaine a déclarer son indépendance). Rouch, heureusement pour la postérité, ne suivra pas les conseils de son maître Griaule, et présentera son film l’année suivante au Festival de Venise, où il remporte le Grand prix.

“Les maîtres fous” (1954-55)

Cette anecdote – dont il existe plusieurs versions -, est à mettre à côté de toutes les autres qui permettent d’inscrire Jean Rouch dans une histoire qu’il a traversée, et qu’il a profondément transformée. Sa traversée, rappelons-le, s’est terminée brutalement le 19 février 2004, alors qu’un accident de voiture enlevait la vie à l’ethno-cinéaste, âgé de 86 ans, au retour d’un festival de cinéma au Niger. C’est en guise d’hommage à un des pères fondateurs de l’anthropologie visuelle et tout à la fois figure tutélaire de la Nouvelle vague que Hors champ a voulu lui consacrer ce dossier d’articles. La Cinémathèque québécoise et les Rencontres du documentaire présenteront d’ailleurs entre le 7 et le 21 novembre 2004, un cycle de plusieurs de ses films, parmi les 120 films que ce créateur prolifique nous a légués, et où se confondent les genres, les tendances et les géographies : oscillant entre documentaire ethnographique, création collective, ethno-fiction, cinéma-vérité, film militant, Rouch a trimballé sa caméra du Mali au Niger, du Mozambique à l’Allemagne, de la France à la Côte d’Ivoire.

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C’est une Afrique en pleine transformation que filme Rouch durant les années 50 et 60. L’urbanisation bat son plein et change progressivement les modes de vie. Se distinguant des ethno-cinéastes l’ayant précédé – et, plus globalement, d’une anthropologie encore bien orthodoxe, pour qui la culture africaine se réduit trop souvent à ses aspects les plus traditionnels – Rouch n’hésitera pas à documenter l’Afrique dans toute sa modernité naissante, suivant pas à pas, et petit à petit, tous les mouvements autonomistes et les révolutions d’indépendance qui secoueront le continent, tant au Niger qu’au Mozambique, où il tentera de réanimer dans les années 70, avec des appareils super-8, la pratique soviétique du ciné-train.

Dans Moi, un noir (1958), Rouch montre le dur quotidien de trois jeunes nigériens, en quête de travail à Treichville, au sud de la Côte d’Ivoire. Chaque matin, nos trois héros se rendent au port, dans l’espoir de se voir attribuer une jobbine pour la journée – et quelques maigres francs pour salaire. La question du travail migratoire en Afrique de l’Ouest reviendra d’ailleurs dans nombre de ses films. À la suite d’une rencontre avec un pêcheur, un éleveur de bétail et un instituteur nigériens qui partent pour le Ghana à la quête de travail durant la saison sèche, Rouch décide de faire la route avec eux (Jaguar, 1954-1967). Six semaines de marche pour traverser le pays Somba du nord-Bénin, les villages Ewe du Togo, pour finalement arriver à Accra, pleine de ses voitures et de ses marchés publics. L’éleveur délaissera ses « habits de brousse » après s’être acheté un boubou urbain. L’instituteur, sachant lire et compter, deviendra chef de chantier en foresterie. Le pêcheur pourra quant à lui compter sur son expertise pour être engagé sur les canots débordant les paquebots au port, « là où on gagne de gros salaires ». Rouch laissera ses trois amis définir leur propre scénario et trouver les mots qu’il faut pour narrer leur propre vie à l’écran.

“Moi, un noir” (1958)

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Ce diplômé de l’École des Ponts et Chaussées, fasciné par le surréalisme de Breton, le Nanook de Flaherty et la musique de Django Reinhardt, débarque au Niger à 24 ans avec dans ses bagages L’Afrique fantôme de Leiris et La phénoménologie de l’esprit de Hegel. Il tourne son premier film en 1947, Au pays des mages noirs[[ Dominique Dubosc a réalisé avec Jean Rouch en 1991 un film intitulé Jean Rouch – Premier film, 1947-1991, dans lequel Rouch refait en direct le commentaire de ce premier film. Jean Rouch – Premier film, 1947-1991 est ainsi devenu, en quelque sorte, le premier film de Jean Rouch : Tourné en 1947 et fini en 1991… Pour plus d’informations, il est possible de consulter le site de Dominique Dubosc à la page suivante : www.dominiquedubosc.org., suivi de près par Initiation à la danse des possédés, récompensé par Jean Cocteau au Festival du film maudit de Biarritz, en 1949. Il fondera avec André Leroi-Gourhan le Comité du film ethnographique du Musée de l’homme en 1952, il sera directeur de recherche au CNRS, mais aussi directeur de la Cinémathèque française, de 1987 à 1991. Il portera ainsi tour à tour tous les masques, sans jamais changer de visage.

Armé d’une Bell & Howell 16mm, il optera dans ses premières oeuvres pour un tournage léger muet et un enregistrement des voix en post-production. Ceci lui permet, dans Jaguar (1954-1967) et Moi, un noir (1958), notamment, de donner la parole à ses acteurs qui improviseront un commentaire après coup, sur les images, comme il le fera lui-même pour tous ses films. Les premières œuvres de la Nouvelle vague, À bout de souffle tout particulièrement, en retiendront la leçon. Jean-Luc Godard ne dira-t-il pas que son film aurait pu s’appeler Moi, un blanc ?

En plus d’inventer une technique et un type de tournage nouveaux, Rouch accomplissait dans ses œuvres un geste décisif (bien que certains, aujourd’hui, le contestent) : en donnant à l’observé, à l’Autre, une voix et un droit de regard sur la création du film, il renversait la donne du cinéma ethnographique, et il ne cessera, tout au long de sa carrière, d’explorer les possibilités et les limites de ce qu’il a appelé l’« anthropologie partagée ». Praticien et théoricien de la « ciné-transe », état du filmeur possédé (corps et caméra) par ce qu’il filme, ainsi que de la pratique du « feed-back », ou de ce qu’il appelle le « contre-don ethnographique », le premier public de ses films sera toujours les individus qu’il a filmés et qui l’amèneront, plus d’une fois, à en remanier le montage. Sa pratique d’ethno-cinéaste, il l’appliquera aussi en France où il tournera des films sur une société qui, au début des années 60, est elle aussi en pleine mutation. Attiré par les technologies que développaient au sein de l’ONF les pionniers du cinéma direct, il invite Michel Brault à Paris et y réalise l’un des premiers film tourné avec une caméra à l’épaule et en son synchrone : Chronique d’un été (1960, avec le sociologue Edgar Morin).

“Chronique d’un été” (1961)

À cette occasion, il lancera l’appellation « cinéma-vérité » (en pensant au Kino Pravda de Dziga Vertov) terme qui aura, on le sait, son lot d’héritiers plus ou moins légitimes.
Il signera un épisode de Paris vu par… (1965), aux côtés de Chabrol, Godard, Pollet, Douchet et Rohmer, de L’an 01, avec Jacques Doillon et Alain Resnais, et co-signera un film avec Raoul Ruiz (Les brise-glace, 1988) ; il suivra de 1966 à 1972, année après année, la pratique du Sigui en pays Dogon ; il consacrera des hommages à Margaret Mead, Marcel Mauss, une visite documentaire du Musée Henri-Langlois, et il réalisera un portrait de Raymond Depardon. Jacques-André Fieschi réalisera en 1998 un documentaire sur le tournage d’un film de Rouch au Niger, dans le cadre de la série Cinéma, de notre temps.

Durant le tournage de “Petit à petit” (1971)

Patiemment et avec un désordre exemplaire, Rouch fit du cinéma et pratiqua son métier d’anthropologue pendant près de 60 ans. L’un comme l’autre en portent aujourd’hui les traces. Ce dossier d’articles tente d’interroger, par différents détours, le sens de ces traces, leurs histoires, leurs héritages, leurs questions.

La Cinémathèque québécoise et les Rencontres du documentaire nous permettent également de rencontrer quelques jalons de cette œuvre immense, qui n’aura cesser de repousser en les entrecroisant les frontières du cinéma et de l’ethnographie, et qui nous permet d’interroger, avec une actualité toujours vibrante, la relation entre l’homme, la réalité et la technique audiovisuelle 1 .

Rouch à la caméra

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Liste de projections :

À la Cinémathèque québécoise

Salle Claude-Jutra

7 novembre,18h30, Les Maîtres fous (1954-55) ; Moi, un noir (1958)

10 novembre, 18h30, La pyramide humaine (1961)

10 novembre, 20h30, Marie-France et Véronique (1965) ; La punition (1962)

11 novembre, 18h30, La chasse au lion à l’arc (1965)

11 novembre, 20h30, Cocorico Monsieur Poulet (1975)

Dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal 2004

Cinéma ONF

12 novembre, 17h30, Niger, Jeune République (Claude Jutra, 1961)

Salle Claude-Jutra

17 novembre, 17h15, Chronique d’un été (Jean Rouch, Edgar Morin, 1961) ; Les raquetteurs (Michel Brault, Gilles Groulx, 1958)

Salle Fernand-Séguin

17 novembre, 19h15, Jean Rouch et Germaine Dieterlen – L’Avenir du souvenir (Philippe Costantini, 2004) ; Premier plan – Entretien de René Lévesque avec Jean Rouch, anthropologue et cinéaste (Claude Sylvestre, 1960)

Salle Fernand-Séguin

18 novembre, 21h15, Conversations with Jean Rouch (Ann McIntosh, 1978-1980) Jean Rouch and His Camera in the Heart of Africa (1978, Philo Bregstein)

19 novembre, 9h30, Jean Rouch – Le maître fou. Table ronde avec Michel Brault, Philippe Constantini, Gilles Marsolais, Ann McIntosh, Sébastien Bage (animateur).

Notes

  1. Nous tenons à remercier Diane Audet, ainsi que tous les préposés à la Médiathèque de la Cinémathèque québécoise pour leur excellent travail.