Hanté par {Code Inconnu}

Palimpsestes

C’était l’an passé, à l’automne 2000, au Festival du nouveau cinéma à Montréal. Je sortais du film Code inconnu, de l’Autrichien Michæl Haneke. Un peu étourdi, certainement touché, le bourdonnement habituel de la rue m’était étrange mais nécessaire à la suite de mes pensées, comme à la sortie d’un concert inoubliable ou d’une rencontre bouleversante, alors qu’on décide de laisser passer l’autobus pour marcher longuement jusque chez soi. Je n’ai vu aucun autre film de Haneke et porté peu d’attention aux critiques locales. Plus que sur le film lui-même, ces quelques lignes procèdent directement de cette expérience forte et progressive que procurent de rares œuvres d’art, dont le visionnement, la lecture ou l’écoute ne sont que le stade initial de leur occupation en nous.

Dix mois et le film continue, par bribes, de me revenir en tête. Au milieu de toutes sortes de réflexions, souvent loin du cinéma, un moment du film m’apparaît pour s’offrir à un deuxième regard, comme des souvenirs enfouis que certaines idées ou sensations, telles la découverte de leur origine, rappelent soudain à l’esprit. J’aurais donc voulu revoir cette œuvre, qui ne se donne pas facilement et immédiatement, revisiter certaines séquences qui n’ont cessé, avec le temps, de laisser échapper un peu plus de leur substance, leur lien au reste du film, leur portée sociale et revivre, seconde par seconde, la justesse des images, la singulière proposition esthétique du cinéaste. Il y a peu d’œuvres, qui par une nécessité d’abord discrète, nous poussent à les reconstituer, à les amener toujours plus près de leur forme finale à partir des fragments retrouvés, dont on ne sait plus s’ils viennent nourrir des pensées qui cheminaient déjà en nous ou s’ils les ont initiées.

J’apprends toutefois que Code inconnu restera ici absent des salles, du moins au Canada, aucun distributeur ne s’étant commis en sa faveur. Une “mauvaise presse” y serait peut-être pour quelque chose, m’a-t-on dit. Les écrans européens ont peut-être été plus accueillants, et si c’est le cas, ce fut d’ailleurs en dépit de certaines critiques…

“L’an passé Haneke était venu avec un film désastreux, Code inconnu, longue publicité Benetton à grands renforts de distanciation brechtienne (plans séquences, mon beau vernis).”- Charles Tesson, Cahiers du cinéma n° 558, juin 2001, page 12. (le texte encense par la suite La pianiste, dernier film de Haneke, primé à Cannes en 2001)

Ce genre de critique n’est pas surprenante ; M. Tesson pour sa part n’a sûrement pas cherché à voir le film deux fois avant d’émettre son jugement, du coup j’assume de mon côté que ces trous dans ma mémoire et l’impossibilité de revoir le film peuvent bien participer à une surenchère de l’éloge que j’en fait. Il y a toutefois une limite à l’opposition des opinions, et cela est banalement la compréhension. Il ne faut pas se gêner pour dire que tout simplement le critique n’a pas compris, il aurait pu ne pas aimer le film, c’est une chose, mais dans ce cas-ci, un tel rejet catégorique ne démontre que son éloignement irrémédiable hors de l’orbite de l’œuvre ; il n’a rien compris, c’est tout. Il n’a rien vu, rien entendu, mais se permet de témoigner. Ce qui étonne cependant, c’est l’enflure de l’écriture dans ses propos, un cynisme intransigeant qui s’appuie sur de grandes références (Brecht et Godard- “montage, mon beau souci”), de façon très vague, comme si il avait pu entrevoir un instant la possibilité d’être à côté de la plaque, que quelque chose dans le film dépasse sa perception, son entendement ou son humeur, et alors en même temps qu’il livre son point de vue il veut nous signifier son intelligence et sa culture. Mais après tout, je crois qu’on peut y voir la manifestation d’un fait assez commun au sein de la critique, c’est-à-dire un ton doublement cynique, hargneux et irrévocable lorsqu’il s’agit d’attaquer des œuvres nettement différentes, difficiles et originales. Les films de certains auteurs qui a priori méritent une attention et une défense particulière en comparaison au reste de la surproduction cinématograpique. Jamais ne déverse-t-on autant de fiel sur un film moyen dans une forme convenue, que sur un film de Haneke, Godard ou Miéville. En 1960, c’était Antonioni que beaucoup ridiculisaient pour la lenteur et le minimalisme de l’Avventura, alors qu’on perdait son temps à exposer les qualités de films dont on n’a plus entendu parler. Jamais la “mauvaise presse” ne prévient-elle avec une telle ardeur l’existence prolongée sur les écrans d’un film de Spielberg, d’une comédie bâclée ou des fresques insipides de Régis Wargnier. On peut bien critiquer ces derniers, mais ce sont les films résolument différents, intègres, sensibles, riches et exigeants, que l’on voudra revoir dans dix ou vingt ans, qui ont généralement droit aux excès de langage des critiques, comme si ceux-ci exprimaient davantage leur paresse qu’un jugement réfléchi.

Il fallait voir ce film pouvais-je dire à des amis, bien qu’il semblait un peu inapproprié de parler d’un “bon” film. “Beau” ? Oui, d’une certaine manière, mais il m’était surtout aisé de parler d’un film “important”. Et ce, d’abord d’instinct, par l’expérience différente que procure le film, une demande d’attention qui change l’état dans lequel on était en s’asseyant dans la salle et, à la fin, une atonie des yeux à la fuite de la dernière image, comme un muscle sous l’arrêt brusque d’une activité dont on avait à peine conscience, mais ayant certainement poussé nos sens à se mouvoir en territoire nouveau. Puis, par sympathie pour la pertinence des sujets, surtout par étonnement en face de l’approche. Car de dire simplement qu’il y est question de communication, de racisme et d’engagement, ne fait que situer l’œuvre dans un discours déjà exercé à justifier certains enjeux à l’ordre du jour comme étant significatifs, sans qu’on puisse toujours voir ce qu’un artiste y apporte réellement. Haneke trouve le moyen de faire réfléchir par des mises en situation aussi denses en information que retenues quant à l’énonciation des thèmes ou d’un message. Ce n’est pas seulement un film sur tel ou tel sujet, c’est un film qui fait exister ses personnages par une sorte de réalisme où le cadre accumule les éléments de réflexion sur leur contexte : les moyens de communication, les écarts sociaux, la montée de la droite…

La scène de harcèlement verbal dans le métro est très significative à ce niveau. Un épisode au seuil de l’agression physique mais saisissant cette tension sans la faire basculer dans un dénouement violent. Deux jeunes hommes d’origine maghrébine abordent une femme française dans le métro, d’abord avec une certaine politesse qui se veut moquerie et dédain, parce qu’elle semble issue (en paraphrasant) “du grand monde… Elle est peut-être une vedette… Elle a de la classe…”. Changer de place n’y fait rien, l’intimidation et les insultes se poursuivent, sans qu’elle n’ose répondre, alors que les gens autour préfèrent ne pas s’en mêler. Les agresseurs finissent par lui cracher au visage. Un petit homme âgé, aussi maghrébin, ose leur dire de la laisser en paix, puis en leur langue, “qu’ils devraient avoir honte”. Il encaisse railleries et menaces, puis, l’air triste et résigné, mais ne laissant paraître ni peur ni agressivité, enlève calmement ses lunettes. Continuant de proférer des menaces, les deux jeunes descendent à la prochaine station, la femme cesse de retenir ses larmes… Moment d’apparence simple et au potentiel dramatique clair et efficace, mais comme dans le reste du film, cette scène réaliste comme il peut s’en produire quotidiennement dans les grandes villes est aussi “idéalisée” par Haneke, au sens où on y retrouve un condensé de tous les éléments propices à engendrer une telle situation, telle une lentille grossissante, qui ne nous rend pas seulement voyeurs de la violence mais permet de réfléchir à son ascendance – positions des corps dans un lieu déterminé, rapports de classe, de race, de sexe, passivité des témoins – ainsi qu’à ce qui peut la neutraliser : acte de responsabilité, filliations ethniques ou rapports d’âge.

Mais Haneke ne s’en tient pas qu’à un pamphlet social convenu dans la mosaïque urbaine qui sert déjà partout de prétexte et de bonne conscience aux images contemporaines. Il y tisse aussi une œuvre dramatique et de fiction fort étoffée, en marge du récit linéaire à charge émotive. L’émotion n’y est pas absente, mais toujours en cause en tant qu’image, en tant que représentation et suggestion de l’émotion. La scène du métro pourrait d’ailleurs se relire selon un axe différent, celui des modalités même de l’existence du personnage de Juliette Binoche et des différents niveaux de réaction du spectateur à son endroit. Ce passage où elle pleure “pour vrai” – du moins dans le film (bien que dans la réalité elle soit en effet “une vedette”) – peut répondre à un autre : l’insertion d’un gros plan sur son visage en pleurs, trois fois déstabilisant, du fait qu’il survient sans explication, que l’image est fortement texturée par l’utilisation soudaine de la vidéo et que l’échelle contraste avec les plans larges qui composent la majeure partie du film. Ne reste que l’affect d’une émotion agrandie et isolée, pourtant dans ce cas-ci, à l’intérieur du film, le personnage joue ; plutôt elle doit jouer assez bien pour pouvoir pleurer réellement, car on comprend plus tard que ce plan n’est qu’un “screen test” pour un film dans lequel elle travaille comme actrice. Tout ça pendant que la plasticité de l’image vidéo en plan fixe semble annoncer un surplus de réalité, un sentiment de “direct”.

Bref, on pourrait ainsi s’arrêter à plusieurs moments de Code inconnu, en tirer des fils dans toutes les directions possibles, jusqu’à voir naître un épais tissus de sens sur ce qu’on croyait d’abord si nu et incompréhensible. L’une des forces permettant à l’œuvre de rester en nous, pas seulement comme souvenir, mais comme réflexion de nouveau ouverte chaque fois qu’on l’évoque, c’est justement qu’on puisse, dès qu’on se met à en parler, en dire davantage que ce qu’on croit avoir saisi au départ.

La violence, latente dans plusieurs scènes, revient dans la forme. L’insistance du regard dans les plans séquences est violemment rompue par des coupes inattendues, à la fois liens et déchirures, qui articulent des épisodes entre un début et une fin qui n’ont toutefois jamais le rôle d’un commencement et d’une conclusion. Il y a une opposition radicale entre temps réel des événements à l’intérieur des longues séquences sans coupe et temporalité de la structure du film qui sépare et unit ces événements. Surprise et désarroi de l’instant laissent lentement place à la reconnaissance des mêmes problèmes, des mêmes luttes, de la même souche d’humanité dans des personnages et lieux différents. Si des liens entre eux s’établissent dans le tissage du scénario, c’est avant tout le partage d’une responsabilité mise en jeu à l’égard des autres qui les rend parents.

Y a-t-il toutefois une issue, un aveu, un point de vue, voire un espoir à ce champ d’expérimentation du langage, de l’image et de l’éthique où les êtres s’entre-choquent pour partager ou détruire. Peut-être simplement, mais non facilement : l’amour. Vers la fin, l’actrice et son partenaire dans le film (le film qui se tourne à l’intérieur de Code inconnu) sont dos à nous, dans l’ombre, devant eux, sur un écran, ils se voient dans des scènes dont ils doivent doubler les dialogues. Ils se jettent des regards et ne pouvant s’empêcher de rire ils ont de la difficulté à dire leurs lignes. Quelque chose passe, on comprend que dans ce faux dialogue qui avorte, ces deux personnes sont en train de tomber en amour, au moment où eux aussi en prennent connaissance.

On pourrait ainsi discuter longuement de pratiquement toutes les séquences de Code inconnu, ou bien ne rien dire sur celles qui s’adressent davantage à notre corps, comme ces longues minutes aux seuls rythmes des tambours joués par des enfants muets (ou sourds, autistes ? je ne peux me souvenir). Un film a cependant déjà fait bien plus que ce qu’on en demandait, lorsque quelque part, dans nos pensées, on l’a délaissé pour prendre la route de sa propre vie, pour se demander par exemple, tel un enjeux capital à la perception de soi-même : “Moi, dans quelle mesure puis-je croire que par acte de responsabilité, je puisse venir en aide à un étranger, dans une situation où il serait très facile de simplement continuer mon chemin, comme tous les autres passants ?”.