Néoclassicisme hollywoodien et déshistorisation

Au début d’ À tout jamais (vf. d’ Ever After ), une vieille aristocrate du début du XIXe siècle (Jeanne Moreau) annonce à nul autre que les frères Grimm – nous sommes au début du XIXe siècle – qu’elle leur contera l’histoire de la «vraie» Cendrillon. Le film recule alors de trois siècles et le récit commence… Rien de nouveau dans ce procédé narratif qui consiste à développer quelque prologue au récit, question de bien ancrer le sempiternel «il était une fois» dans le contexte d’une narration orale, qui se réclame – ça fait partie du procédé – d’un réel lointain. Présenter ainsi au spectateur une variante «qui ferait vrai» sur le compte de Cendrillon l’avertit surtout qu’il n’y trouvera point de Carrosses-Citrouilles et de marraines-fées (bien qu’on y trouvera à leur place Léonard de Vinci, ce qui est déjà pas mal), et qu’on tentera de respecter un tant soit peu le cadre historique – avec ses personnages-clefs – du conte.

Cependant, malgré l’autorité dont se réclame Jeanne Moreau, force est de constater que sa mémoire éprouve de sérieux ratés. Comme les événements relatés coïncident avec l’arrivée de Léonard de Vinci à la cour de François 1er, on peut les situer en 1516 exactement. Or Danielle (Drew Barrimore, la vraie Cendrillon), qui a alors 18 ans, dévore un livre qu’elle détient depuis 10 ans – dernier cadeau de feu son père – qui n’est nul autre qu’Utopia, de Thomas More, publié dans les faits en 1516 également… Autre détail, qui ne fait qu’aggraver la situation, cette vraie Cendrillon semble, selon toutes apparences, tomber amoureuse du prince Henri (Dougray Scott), qui ne naquit qu’en 1519!!! Et je ne parle pas de ce pauvre Léonard de Vinci qui, sitôt arrivé en France, se fait dévaliser par des gitans en voie de lui voler sa joconde, qu’il trimballe enroulée dans un étui cylindrique – alors que l’original fût peint sur du bois.

Naturellement, comme nous avons tout de même affaire à un conte de fées, à une énième histoire de Princes Charmants, recenser de telles erreurs ne peut être que mesquin. Pourquoi, en somme, faudrait-il se casser la tête à inventer de toutes pièces des allégories alors que l’histoire regorge de noms illustres qui ne demandent qu’à être vidés de leur substance pour servir d’automates du grand Conte Hollywoodien? Et naturellement, ce qui compte dans ce spectacle, son objet premier, à part le fric, demeure l’authenticité de l’émotion. Mais il reste que même face aux plus sommaires notions d’histoires, assister à l’enchaînement de ces perles grosses comme le bras, le caractère historiquement châtié que révèle en l’occasion ce genre de bourdes, ne semble pas avoir de précédent nulle part ailleurs qu’au cinéma, qui fait preuve alors d’une incompétence de politicien démagogue. Comme si on préparait à l’intention d’une horde d’analphabètes des publications à l’orthographe approximatif, question de ne pas trop les effaroucher avec les complications du langage… Ce dont il y aurait légitimement de quoi s’offusquer.

En tous les cas, être sensible à ce genre d’erreurs, c’est forcément constater l’incroyable marge de licence que s’accorde le cinéma hollywoodien quant aux contextes qu’il glane ici et là dans les autres cultures. On constate alors que les productions du cinéma d’époque hollywoodien cède de plus en plus grandes parts de ce qui lui reste de souçi du véridique aux approximations – le terme est faible – du vraisemblable.

Cette capacité inépuisable à triturer le fil et le détail de l’histoire, pour les plier aux exigences spécifiques du conte – cette totale absence de gêne (y’a plus rien de sacré) devant l’utilisation comme personnages fictifs de figures réelles (Léonard de Vinci en sous Merlin scientifique), donc comme des apparences de plus, relève-t-elle simplement de la naïveté, ou participe-t-elle d’une entreprise de démontage beaucoup plus sournoise?

Car Ever After n’est pas le seul cas de cette espèce: il confirme un état de fait qui dévoile une pratique courante, un fait qui relève de la majorité, voire l’unanimité de la production hollywoodienne. Lorsque The man in the Iron Mask se termine en mentionnant que le règne de Louis XIV (incarné par Leonardo di Caprio) fût un «règne de paix», il commet une entorse majeure à l’histoire qui ne sert qu’à préserver la logique de conte romanesque dont il relève, et qui exige une note finale paisible (mais à quel prix?). Cela ne serait sans doute pas si grave si la sortie de ce genre de film n’était souvent accompagnée de la publication d’ouvrages appuyant la véracité de leur propos…

C’est aussi le même genre de mystification qui fît saluer par une certaine frange de la critique le film Titanic comme un bon compte-rendu des conflits de classe au début du siècle, et cela malgré la représentation éminemment folklorique et archétypale dont bénéficient les passagers prolétaires de l’infortuné bateau -comme une horde roturière baignant dans une atmosphère de carnaval et de célébration permanente, sans autrement faire mention, par exemple, des luttes syndicales qui faisaient rage à l’époque.

Ainsi en gommant la réalité de l’époque de tout ce qui ne pourrait pas se conformer à leur logique de conte édifiant, l’inévitable happy-end par lequel se résoudent leurs intrigues – pourtant situées la plupart du temps à une époque historiquement transitoire, à l’image du Titanic coulant avec les idéaux d’une technologie toute-puissante qui est pourtant plus prégnante que jamais aujourd’hui – ces films s’empressent de refermer la brèche des questions qu’ils ont évités comme s’il n’y avait plus rien à en dire, et qu’il n’était pas nécessaire au spectateur de les approfondir de lui-même. Car on sait bien qu’après les happy-end, il ne se passe plus rien.

Cependant la réduction des faits historiques au statut de livres d’images vides accompagne un ajustement du propos vers un discours qui, ne nous y trompons pas, occuppe une fonction bien précise. La logique du conte, et le patron qu’il calque à partir du scénario-type de l’amour courtois (soit de la rencontre entre deux personnages situés à des niveaux opposés de l’échelle sociale), étant tout juste assez modernisés pour se plier à la défense d’un certain individualisme épicurien majoritairement prôné par le discours publicitaire. On ne s’étonnera pas que ça soit d’abord au héros roturier de cette alliance illégitime que ces valeurs reviennent: ainsi la philosophie de Leonardo di Caprio, dans Titanic, consiste-t-elle à «faire en sorte que chaque jour compte», tout comme le Henri d’ Ever After, ennuyé par les artifices de la royauté qui se veut son héritage, découvre chez la souillon Drew Barrymore une «intensité de vivre rencontrée chez personne d’autre». Ainsi le représentant des valeurs individualistes contemporaines s’impose-t-il en héros moderne, comme celui qui a su dire non au carcan de l’avenir et de l’héritage que sa classe lui lègue. Cette figure du héros individualiste voyage, de Titanic à Ever After, à travers tous les âges de l’histoire, comme une figure permanente, universelle et déshistoricisante. En conséquence, l’histoire est neutralisée au point de ne plus exister: son paysage n’est plus hanté que par des stéréotypes modernes: et toutes les luttes de l’histoire se réduisent au devenir de quelques éternels combattants de la cause de cet individualisme digne d’une pub de coca-cola.

Dans ce domaine, il n’y a pas de doute que la mémoire trouée de Jeanne Moreau ressemble à celle du cinéma hollywoodien: parsemée de trous gigantesques qu’il faudrait contourner au nom de la sacro-sainte et éternelle authenticité du sentiment, éprouvé ici et maintenant, par le spectateur. Et, comme on sait, ces films cherchent bien à souligner qu’ils s’attardent à des époques barbares qui font bien d’être révolues: aujourd’hui chacun est libre de faire en sorte que «chaque jour compte», en un monde délesté de son esprit de caste. Vraiment???

Je me dois d’avouer que ce sont ces travers qui m’incitent à consommer régulièrement ce genre de cinéma, malgré la haine que je lui voue. Les travers du cinéma d’époque, néo-classique hollywoodien, m’apparaîssent comme particulièrement dommageables au sens où, contrairement par exemple au cinéma fantastique (dont l’écart avec le réel est manifeste d’emblée), les constructions fantasmatiques de ce cinéma continuent de prétendre à une certaine véracité dans leurs références. Milan Kundera avait bien raison lorsqu’il prévoyait qu’«avant de tomber dans l’oubli, nous serons changés en kitsch»: le cinéma d’époque hollywoodien ne pourrait pas en offrir de preuve plus vivante.