MY STRANGE ADDICTION: FEMME À BARBE ET MANGEUR DE DRANO
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Dans l’univers victorien et hautement régulé du 19ième siècle, le spectacle des femmes à barbe ou des nains luttant dans la boue offert par les cirques et autres fêtes foraines devait servir de mesure normative aux limites de l’identité. Il y a quelque chose de rassurant, on l’imagine bien, à se confronter aux aberrations de la nature et de prendre acte par le fait même d’une norme à laquelle se conformer. On retrouve aujourd’hui, dans le grand cirque de la télévision américaine par câble, l’équivalent des monstres d’antan – couples obèses, familles de nains, femmes tatouées – et ceux-là nous parlent on ne peut plus directement de notre époque et de la manière dont une certaine télévision est peu à peu devenue cette foire perpétuelle où vont s’exhiber pour le plaisir des foules des marginaux en quêtes de reconnaissance.
Une des dernières venues en matière d’émissions appartenant à la catégorie du freak-show à la sauce « réalité » se nomme My Strange addiction (sur TLC en version originale, à Canal Vie en français) et présente chaque semaine, selon un format maintenant classique, deux « cas » distincts de ce qu’on définit ici comme des « dépendances » mais qui ressortent en réalité d’un ensemble de désordres psychologiques beaucoup larges. Soit divers cas : une femme mange continuellement de la nourriture pour chats ; cette autre ne peut s’empêcher de respirer des boules à mites tandis que celle-ci boit son urine ; un garçon est « amoureux » de sa voiture alors que celui-ci s’entraîne 6 heures par jour, 7 jours par semaine, etc. Comme c’est presque toujours le cas dans ce type d’émissions, des « intervenants » (médecins, psychologues) sont appelés à donner un avis d’expert concernant lesdites pratiques, de sorte que le voyeurisme outrancier sur lequel repose tout le concept du programme réussit à se donner des airs de processus thérapeutique. Même superfétatoire, même ridiculement instrumental, le discours scientifique y est convoqué comme l’enveloppe raisonnable qui dissimule – fort mal – la malhonnêteté d’un projet qui vise en substance à générer du divertissement à partir de la misère du monde.
En elle-même, l’idée de s’intéresser à des désordres rares du comportement n’est pas ce qui fait de cette émission un tel scandale ; traitée avec doigté et avec la circonspection qu’on attend du maniement de sujets humains, la thématique pourrait même être fascinante, et potentiellement ouvrir sur une connaissance approfondie de troubles psychologiques réels et parfois désarmants. C’est le traitement formel des cas en question qui laisse pantois, à commencer par le rôle qu’on y attribue à la caméra, une caméra faussement mobile (imitant le style du documentaire d’investigation), fouineuse, indiscrète, une caméra prête en toutes circonstances à « surprendre » le sujet en flagrant délit alors même que tout est assurément mis en scène, la moindre parole répétée, chaque geste scénarisé pour « ressembler » à un comportement typique du « patient ». C’est ainsi que le téléspectateur est constamment et littéralement « collé » au sujet, tierce partie appelée à se constituer en témoin même malgré elle, toute distance physique étant réduite à néant par un dispositif outrancièrement vicieux. La posture est hautement inconfortable, et si d’entrée de jeu tout n’était pas si manifestement faux, il faudrait être soi-même bien tordu pour endurer un tel spectacle plus que quelques minutes. La connaissance réelle de la psychologie humaine que l’on en retire est par ailleurs tout à fait nulle, puisque seuls les aspects grossièrement insolites des désordres sont abordés, sans jamais qu’aucune contextualisation scientifique ne vienne les éclairer vraiment.
John Corner, spécialiste anglais du documentaire, parle d’une « nouvelle écologie du factuel » 1 pour désigner la manière dont notre époque audiovisuelle (mais, disons-le, surtout télévisuelle) s’ouvre à toute une gamme de variations de la forme documentaire et du lien qu’entretient celle-ci avec le réel. Le projet documentaire est aujourd’hui mis à mal alors que jadis il était fortement marqué par sa fonction civique et la sobriété qui accompagnait la « noblesse » du cadre en question (tel que formulés par exemple par J. Grierson lui-même dans ses écrits fondateurs et identifiés par Bill Nichols comme « l’esprit du genre»). Le projet documentaire est maintenant trivialisé par une récupération tout azimut de ses principales composantes formelles dont la fonction est désormais de servir la mise en vitrine d’un réel apprêté, formaté, outragé sans autre soucis que de s’insérer dans la programmation telle une distraction de plus. Du souci éthique qui fut longtemps le corollaire de l’œil documentaire – avec bien entendu ce que cela pouvait générer de didactisme à l’occasion – rien ne subsiste ici sinon le simulacre étriqué d’une « posture » désormais débarrassée de sa fonction.
Le type de téléréalité que nous offrent des concepts comme Occupation double ou un Souper presque parfait, même si elle est tout à fait cohérente avec le virage identifié par Corner, restent des espèces de jeux de rôles qui plongent leurs racines génériques dans des formats anciens qui ont plus à voir avec le divertissement que toute autre forme de télévision. Le problème avec une émission comme My Strange Addiction, c’est qu’on passe sans coup férir d’une conception traditionnelle du documentaire, surdéterminée par une pratique institutionnelle régulée par une idée cohérente du bien commun, à une logique du divertissement pur qui en emprunte les habits sans jamais se soucier de la trahison qu’elle opère ainsi. Depuis leur apparition au petit écran, il est de bon ton de critiquer vertement les Big Brother de ce monde, leur vulgarité commerciale, leur exploitation parfois éhontée des bas instincts de l’homme et de sa fiancée ; cette résistance légitime aux excès des télévisions commerciales – et la nôtre est loin d’être la pire ! – ne devrait toutefois pas se transformer en arbre qui nous cache la forêt. Car en matière de vulgarité, de tromperie, de « feintise » mal assumée et de perversité, My Strange Addiction et ses semblables ne donnent pas leur place, une place usurpée au véritable documentaire.
Notes
- Corner, J. (2002) « Performing the Real : Documentary Diversions », Television & New Media, Vol. 3, no 3, p. 265. ↩