MÉTRO (SANS GOLDWYN NI MAYER) POUR L’UNDERGROUND

1 Ephémère et flamboyant, directement lié à la révolution psychédélique et à la génération hippie, le cinéma underground français (ou, comme on aimait dire à l’époque, cinéma « souterrain ») a surgi dans l’effervescence contre-culturelle qui annonçait et préparait les chamboulements de Mai 68. Cinoche de protestation, de contestation, de provocation, de refus. Agit-prop et poésie brute. C’était aux heures ludiques des happenings et des détournements situationnistes. Ce que nous voulions, c’était abolir la frontière entre l’art et la vie. Tous cinéastes ! Il s’agissait de faire des films en toute indépendance, en toute liberté. Sans critères esthétiques figés, sans tabous moraux, sans visées commerciales.

Pour ma part, tout a débuté en 1967, une nuit de printemps, dans un grand appartement de Montparnasse où Alain Le Bris, un des fondateurs de la revue Midi-Minuit Fantastique, m’avait entraîné. Le propriétaire du lieu, dont je n’ai jamais su le nom, improvisait une projection sauvage. Un type déjanté et marrant, récemment débarqué des Etats-Unis, avait apporté toute une cargaison de bobines 16 mm qui constituaient l’essentiel du programme. Il s’appelait Taylor Mead, et les films qu’il venait montrer en Europe étaient, outre les siens, ceux de Ron Rice, Mike Kuchar, Jack Smith, Bruce Conner, Stan Brakhage, Gregory Markopoulos, Peter Emanuel Goldman, Bruce Baillie, Robert Breer et autres cadors de l’underground yankee. Je ne connaissais guère, alors, que les réalisations de Kenneth Anger et des frères Mekas. Le choc fut exaltant, mais d’autres films, projetés le même soir, me surprirent et m’enchantèrent davantage encore : ceux de Francis Conrad et d’Etienne O’Leary. Un New-Yorkais et un Canadien à peine plus âgés que mézigue, qui habitaient tous deux Paris et parvenaient à y faire, sans moyens matériels, hors de tout système officiel de production et de diffusion, des courts métrages qui, par la forme et le propos, ne ressemblaient à rien de ce que j’avais déjà vu sur un écran.

Cela eut deux conséquences. D’abord, j’ai dare-dare parlé de ces films à Roger Lafosse et Philipe Bordier. Emportés par mon enthousiasme, ils en ont spontanément programmé un certain nombre, en novembre suivant, pour la troisième édition de Sigma, un festival multidisciplinaire qui se déroulait à Bordeaux et qui faisait, à juste escient, figure de bombinette ravageuse dans le morne et pudibond paysage de la France gaulliste. (Il faut, pour piger pleinement quel vent de fraîcheur l’underground faisait souffler, bien se souvenir de ce contexte d’hypocrisie et de pantouflerie généralisées.) L’événement, amplifié par la troupe du Living Theatre qui y assistait, eut un retentissement considérable, partiellement dû au scandale : on entrevoyait des bites et des chattes dans certains films. Cela suffisait à les faire considérer comme pornographiques par le CNC qui, sous prétexte qu’ils ne correspondaient pas aux normes professionnelles en vigueur, entendait en empêcher toute présentation publique. Mais nous nous moquions comme de notre premier ticket de cinéma, justement, du CNC et de ses diktats. Officielles ou semi-clandestines, explosives ou confidentielles, organisées la plupart du temps dans des conditions aussi croquignolettes que précaires, d’autres projos suivirent à un rythme accéléré, au Festival de l’Erotisme notamment. Pour un bref temps, Bordeaux – où j’étais né, où j’avais longtemps vécu et où tout continuait, alors, de me ramener régulièrement – devint quelque chose comme la capitale de l’underground européen.

Ensuite et surtout, j’ai été pris de l’irrépressible envie de suivre l’exemple de ces jeunes gens qui, cheveux sur les épaules et joint aux lèvres, me ressemblaient. Tourner moi aussi des films, même si je n’avais pas un centime et si j’ignorais tout, rigoureusement tout, de la technique cinématographique. Transformer mes lacunes en atouts, m’exprimer avec une caméra avec autant de subjectivité, de rage, de désinvolture et d’ivresse que je pouvais le faire avec un stylo.

Le passage à l’acte s’est effectué avec la complicité de Raphaël Marongiu, sans le moindre préparatif. Etienne O’Leary nous a prêté sa caméra, une petite 16 mm Beaulieu à remontoir mécanique, et nous avons acheté une bobine d’Eastmancolor inversible. O’Leary et sa compagne, Michèle Giraud, nous ont servi d’acteurs pour tourner quelques extérieurs sur un ancien terrain militaire de Montreuil. La nuit tombée, sans autre éclairage qu’une simple lampe portable, nous avons terminé nos trois minutes et demie de pelloche chez un ami, Jacques Boivin, puis chez Marongiu. Affranchis de toute tutelle narrative, nous improvisions avec un seul dessein : donner à nos images une coloration à la fois fantastique, érotique et surréaliste, selon nos goûts communs. Loin de représenter un handicap, l’absence totale d’équipe technique nous aidait à nous dégager radicalement des vieilles et pesantes lois de la logique, de la syntaxe filmique et de la dramaturgie.

Satan bouche un coin, 1968.

Le résultat nous déconcerta. Réalisés au crépuscule, les extérieurs étaient sous-exposés. On ne distinguait à la projection que d’informes masses sombres, découpées sur un ciel étrangement pâle. Les intérieurs, filmés sur la même pellicule prévue pour lumière naturelle, avaient des couleurs d’une fausseté renversante, tantôt délavées, tantôt criardes. Plus attaché que moi au lissage plastique de l’image, Marongiu se découragea et ne voulut pas pousser plus loin l’expérience, que je décidai donc, avec son accord, de poursuivre en solo. L’illisibilité d’une bonne partie de ce qui avait déjà été tourné ne me rebutait pas, au contraire : elle ajoutait, me semblait-il, au mystère des plans.

Seul hic, je n’avais pas de quoi acheter un seul mètre de pellicule. Vers la fin de l’année, à Bordeaux, des copains m’en ont heureusement offert deux nouvelles bobines, utilisables, cette fois, en lumière artificielle. Le Centre régional de documentation pédagogique (!) m’a prêté pour quelques heures une caméra à remontoir, un antique bidule, tout déglingué, dont un bout d’élastique maintenait le chargeur en place. Très lié à Pierre Molinier, je suis allé tourner une des bobines chez lui. Des livres et un documentaire (le beau Molinier de Raymond Borde) avaient été consacrés à sa peinture, mais ses photomontages avaient été très peu montrés et son univers, obsessionnel et androgyne, restait méconnu. J’ignorais qu’il avait lui-même réalisé un court métrage, inédit à l’époque, qui en dévoilait les aspects les plus fétichistes. J’ai tenu à le filmer dans le décor et dans la tenue où il avait coutume de se photographier : devant un paravent rose à motifs désuets, travesti et fardé en créature bisexuée. Hiératique, presque immobile. Seul, puis avec un buste de cire qu’il aimait particulièrement, puis avec une jeune femme, alors mon épouse, qui lui servait parfois de modèle. Ravi, il se laissa docilement diriger et prit, en marge du tournage, quelques photos avec son appareil à déclencheur automatique… J’avais l’intention, avec la bobine restante, de filmer des cadavres à la morgue de la faculté de médecine. Cela ne fut pas possible, même en tâchant de nous faire passer (drôle d’idée !) pour une équipe de télé. Nous nous sommes contentés de filmer à la sauvette une collection de pièces anatomiques naturalisées, avant d’être brutalement flanqués à la porte.

Tout aurait été satisfaisant si je n’avais eu le tort de confier la caméra à un tiers, censé « s’y connaître ». En visionnant les deux bobines dans le local d’un petit ciné-club ami (celui de la Fédération anarchiste), je découvris que ce pithécanthrope avait fait, à mon insu, un usage désastreux du zoom. Quand j’ai pu de nouveau me procurer un peu de pellicule et réemprunter un après-midi la même vieille caméra, j’ai, en conséquence, prudemment choisi d’être mon propre opérateur. Rien à foutre des flous, des surexpositions, des tremblotements d’image ! Je suis allé filmer des copains chez eux. Des visages beaux ou laids de filles et de garçons. Leurs sourires. Leurs sexes. Leurs délires. Leur innocence. Leur impudeur. La vie (1).

Minimaliste mais fragmenté, le tournage s’était étalé jusqu’en avril 1968. Le montage, lui, s’est effectué en deux ou trois nuits de fièvre : le film, intitulé après mainte hésitation Satan bouche un coin, devait être projeté au Centre culturel de Toulouse, le 4 mai, dans un programme underground mitonné par Philipe Bordier. Ne disposant évidemment pas du matériel adéquat, j’ai sélectionné et découpé mes morceaux de pellicule en déroulant à la main, devant une ampoule, les quatre bobines tournées. Je n’ai écarté qu’une séquence de masturbation féminine à la mayonnaise, voilée à la prise de vue par une fâcheuse déficience du chargeur. Pour le reste, j’ai conservé jusqu’aux défilements de perforations des débuts et des fins de bobines. Sans autre équipement qu’une lame de rasoir, un rouleau de ruban adhésif et une réserve de haschisch, j’ai joué sur une alternance de plans en continu, notamment les extérieurs et ce qui avait été filmé à la morgue, et de plans très brefs, rigoureusement ordonnés selon un rythme tout musical. Par exemple, quinze images d’un plan A, une image d’un plan B, six images d’un plan C, puis douze images du plan B, une image du plan C, quatre images du plan A, et ainsi de suite jusqu’à ce que le plan le plus long n’excédât pas trois images. Ce boulot de fou, d’une méticulosité hypnotique, me fit aussitôt basculer dans un état de quasi-hallucination tout à fait propice aux initiatives les plus abruptes, les moins académiques.

Satan bouche un coin, 1968.

Un disque acheté 10 francs dans un Prisunic, Fantaisie pour orgue et percussions, me servit de bande sonore : un certain Georges Montalba y massacrait aux grandes orgues la Danse macabre de Saint-Saëns et une mazurka de Khatchaturian, avec une grandiloquence ringarde dont j’appréciais beaucoup le charme kitsch. Des flonflons de foire en complet décalage – mais en totale harmonie – avec la morbidité ritualisée des images. Ce serait parfait.

La partie voilée écartée du montage est devenue le début d’un deuxième film, Graphyty, dont la réalisation allait s’étaler sur près de deux ans. Chaque fois que je pouvais récupérer quelques mètres de pellicule, vierge ou non, neuve ou périmée, j’y ajoutais une nouvelle séquence – pour autant qu’on pût parler de séquences… Tout me servait, même des bouts d’amorce opaque chouravés à la télévision. Le titre résumait le propos : après effacement succint de l’image préexistante, je dessinais ou gravais, directement sur la pellicule, vingt-quatre graffiti par seconde (2). Des inscriptions obscènes, des slogans libertaires, des notes intimes, des boutades, des insultes aux spectateurs qu’on aurait ou non, en projection, le temps de lire. Des chibres et des fentes, de larges balayages de bleu, des tunnels noirs. Des hypergraphies aussi, héritage d’une courte participation dissidente, en 1965-66, aux activités du groupe lettriste. Je n’avais encore vu ni le Traité de bave du père Isou ni les premiers films de Debord (3), mais j’adorais Norman McLaren. Je voulais donner à sa technique de travail une variante radicale, plus provocatrice, plus barbare, plus déjantée, bien dans l’esprit soixante-huitard. Pas question ni moyen, bien sûr, d’utiliser du matériel professionnel. Seulement des marqueurs, de l’encre de Chine, du vernis à ongle. En guise de pointe à gratter, un canif mal aiguisé. Aucun repère pour reproduire et animer le même gribouillis sur plusieurs images. Rien que de l’à-peu-près, du bordélique, du saugrenu. J’ai pris également des extraits en 8 mm de documentaires culturistes et naturistes niais à souhait, que j’ai collés en relief, tels quels ou retouchés, sur des longueurs variables de pellicule 16 mm préparée à cet effet. La musique d’accompagnement, longue d’une heure et demie en prévision des ajouts de séquences, fut conçue selon le même refus des contingences classiques : j’ai enregistré avec Bordier, sur un Nagra d’emprunt, une symphonie discordante de pincements d’élastiques, de secousses de boîtes d’allumettes, de bris de verres, de ululements de tuyaux et de tapotis sur table de bois.

Pas de négatifs, pas de fric pour commander des contretypes. C’est la copie originale – et unique – des deux films qui fut partout montrée. Les collures innombrables et rapprochées de Satan passaient très mal dans les projecteurs, qui en faisaient du hachis. Le film perdit ainsi quelques secondes, puis des minutes entières. Pour Graphyty, présenté à mesure qu’il s’étoffait dans des versions toujours provisoires, c’était pire – c’est-à-dire mieux. Moins abondantes mais encore plus grossières que celles de Satan, les collures résistaient rarement à plus de deux ou trois séances. Le film se bloquait, sautait, se déchiquetait par mètres entiers. Les incrustations en 8 mm, dont le rafistolage était problématique, disparurent peu à peu. Chaque projection était interrompue plusieurs fois par des bourrages et des cassures, et le temps nécessaire pour remettre la pellicule en place égalait presque, à force d’avaries répétées, la durée réelle du film. Le public beuglait, cela virait souvent à l’empoignade. Je finis par incorporer ces incidents au film : la salle restait plongée dans le noir, aussi fréquemment et aussi longuement qu’il le fallait, et les protestations des spectateurs s’ajoutaient à la bande son qui, diffusée par magnétophone, continuait à plein régime ses couinements, craquements et chuintements.

Graphyty, 1968.

Satan bouche un coin semait la merde d’une autre façon. Les images de Molinier travesti choquaient infiniment. On me reprochait d’avoir mêlé une petite fille à ses jeux érotiques. En fait, je m’étais contenté de mixer certains plans de lui avec ceux d’une de mes jeunes nièces, filmée ailleurs et un autre jour. On m’accusait aussi de me complaire dans la violence, à cause des plans de cadavres disséqués et, surtout, d’une scène où une fille nue se roulait dans du sang. Comment – et pourquoi – expliquer à des parterres de bourgeois outrés qu’il s’agissait de vin rouge et que cela se voulait simplement hédoniste ? En (re)voyant le film aujourd’hui, on a de la peine à imaginer quelles tempêtes il a soulevées jusque vers 1973. Dans certains festivals, que sa seule présence métamorphosait en happenings baroques, je dus pratiquement faire le coup de poing contre les organisateurs pour les empêcher d’en interrompre la projection…

D’autres films que les miens – ceux d’O‘Leary notamment – n’existaient également qu’en copie originale, sonorisée par disques ou sur bande magnétique séparée. Peu conforme aux standards habituels (je faisais brûler de l’encens dans la salle pour accentuer la dimension blasphématoire de Satan bouche un coin), chaque projection était une aventure. Nous formions un cercle informel, chacun participant aux films des autres. Le cinéma n’était que la face centrale, commune, de nos activités : tous, nous pratiquions peu ou prou l’écriture, la peinture, la musique. Solidaires, complices, nous étions très différents : l’underground tel que nous l’entendions n’avait pas à s’ériger en école, sinon de liberté. Rien de commun, fors le rejet des conventions, entre la fulgurance d’un O’Leary (Going Home, Chromo Sud) ou d’un Pierre Clémenti (Psychedelic, la première mouture de Visa de censure), la décontraction d’un Michel Auder (Krylon, Lune X), le calligraphisme d’un René Reffet (Suspense), l’austérité d’un Bordier (Memento, Le Poisson lune). Ce dernier avait créé à Bordeaux Ciné-Golem, une efficace petite structure de diffusion non commerciale. Mais les projections impromptues étaient les plus nombreuses, les plus intéressantes et les plus amusantes. Je me souviens d’une virée que nous fîmes en voiture, Marongiu, O’Leary, Auder, Reffet et moi, après la fameuse séance de Toulouse. C’était au début du mois de mai 68, un climat d’euphorie émeutière commençait à flotter sur le pays. Nous avons pris la route au hasard et montré nos films au gré de nos haltes, dans des ciné-clubs, des maisons de la culture, des troquets, et même dans une usine en grève. Nous étions à Nantes, où un commando d’étudiants d’extrême droite, armés de barres de fer, avait vainement tenté de saboter une projection dans une fac occupée, quand nous avons appris que ça bardait enfin pour de bon à Paris. Nous y sommes rentrés juste à temps pour préparer avec un de nos compagnons de flibuste, Jean-Jacques Lebel, la prise de l’Odéon.

Adeptes d’un cinéma de combat contre la culture dominante, nous compissions la décence, le bon goût, les vieilles valeurs artistiques et morales. Par-delà la diversité hétéroclite de nos styles, nous nous sentions proches de Garrel première manière, et davantage encore de Jean-Pierre Lajournade dont les films, très théoriques, politisés, semblaient pourtant aux antipodes de notre univers. Sexe, drogue et planerie boute-feu. Il y a eu une parenté occulte, mais directe, entre notre cinéma et celui que Sylvina Boissonas produisait sous le label de Zanzibar.

Nos films, qui ne correspondaient pas aux impératifs du CNC et n’auraient de toute façon pas franchi le cap de la censure, n’avaient aucune existence officielle. Tout les condamnait à bientôt devenir des films fantômes. Personne ne s’est soucié de les répertorier, encore moins de les préserver et de les conserver. (Ce n’est qu’après plusieurs années que la Cinémathèque royale de Belgique, s’avisant que Satan bouche un coin tombait en lambeaux, en a établi un contretype sans songer à réserver la même faveur à Graphyty…) Notre petite bande s’est dispersée. O’Leary a regagné le Canada. Auder est parti aux States faire de nouveaux films et épouser Viva, la superstar de Warhol. Reffet a disparu dans la nature (4). Bordier, lui, a tenu bon. Par ses soins, Ciné-Golem a continué de rayonner depuis Bordeaux, où Alain Montesse et Patrice Enard n’ont pas tardé à faire leurs premiers films.

Je n’ai pas abandonné le cinéma. Ni l’underground. Du moins, pas tout de suite. Installé quelque temps à Bruxelles, j’y ai participé aux tournages d’autres réalisateurs – Roland Lethem, Patrick Hella, David McNeil – que j’ai mis en contact avec Bordier et qui ont, à leur tour, rejoint Ciné-Golem. J’ai complété Satan bouche un coin en le dotant d’un générique, inscrit au rouge à lèvre sur des corps nus et totalement indéchiffrable. J’ai encore commis un court métrage, Sortez vos culs de ma commode, en détournant selon le principe du « ready made » un film d’instruction militaire dérobé dans une caserne par un ami troufion (5). Noël Godin, le futur entarteur, en a fait autant avec un second nanar belliciste de même provenance, son film (Les Cahiers du cinéma) et le mien devant, en principe, n’être projetés que couplés. Egalement avec Godin, nous avons, entre mille joyeusetés (6), inventé un personnage, Georges Le Gloupier, auquel nous avons attribué des films expérimentaux qui n’ont jamais existé – Lettre imaginaire à une personne qui ne l’est pas, daté de 1966, et Moi, rien que moi, toujours moi, daté de 1970 – mais que certains travaux filmographiques ont recensés sans rigoler, en nous créditant éventuellement nous-mêmes de leur réalisation…

Tout cela était fort divertissant, mais une époque s’était achevée sans que l’on y prît garde. L’underground, tel que nous l’avions connu, aimé et pratiqué, n’y avait pas survécu même si le mot, banalisé, presque vidé de sens, était passé dans le langage courant (7). Les films auxquels j’ai continué de collaborer étaient pour la plupart des séries Z ou des productions pornographiques, sans lien apparent avec un type de cinéma désormais déphasé, révolu, impensable.

Mais j’estime que les ultimes films que j’ai signés, deux longs métrages classés X, produits par des firmes spécialisées, tournés chacun en une journée et exploités dans le circuit commercial, relevaient du même amoralisme anarchisant que mes vieux courts métrages underground et étaient, à divers points de vue, tout aussi expérimentaux. Le premier, réalisé en son direct, se présentait comme une improvisation collective, sans scénario préétabli, dont j’étais a priori le simple meneur de jeu : on y voyait, littéralement, le film en train de se faire. Le second, ponctué d’intertitres dans le style du cinéma muet et de gros plans dans celui du cinéma stalinien, comportait des séquences montées à la manière de Satan bouche un coin. On ne se refait pas !

Entrez-vite… vite, je mouille!, 1979.

********

(1) Pour moi, pour nous, la primauté de la vie sur le cinéma allait de soi. D’où notre volonté corollaire de faire vibrer la première jusque dans le second, au lieu de laisser le second boulotter la première. C’était sans doute ce qui nous différenciait le plus clairement des cinéphiles en peau d’endive qui, allant à la Cinémathèque comme des bigots à l’église, n’aspiraient à vivre que par procuration.

(2) Un critique bordelais, André Maubé, a judicieusement écrit dans le quotidien La France, en 1969, que je rendais « hommage aux artistes de cabinets ».

(3) Il est rigolo de signaler la savoureuse embrouille ultérieurement provoquée par la parution, dans le n° 6 (octobre 1975) d’une revue qui me comptait parmi ses rédacteurs, Sex Stars System, de la lettre-gag envoyée par un lecteur, Jean-Pierrre Turmel. Celui-ci demandait s’il était vrai que j’avais « tourné dans un court métrage super 8 » où l’on m’aurait vu « suçant la queue d’un Guy Debord déguisé en fillette de l’époque victorienne ». Sur le même ton facétieux, j’avais répondu que j’avais effectivement été le partenaire de Debord dans un film que diffusait, « sans s’en vanter, le collectif Cinéma Parallèle ». J’ajoutais que j’y étais vêtu en Marie-Antoinette et que c’était en réalité Debord qui, travesti en petite fille, m’y taillait une turlute. La plaisanterie, évidente, aurait logiquement dû en rester là. Mais elle fut poursuivie involontairement par Cathal Tohill et Pete Tombs dans un livre sur le cinéma érotique européen, Immoral Tales, édité à Londres (par Titan Books) vingt ans plus tard. La notule qu’ils m’y consacraient – et qui, j’espère, fait désormais autorité près des historiens sérieux – s’achevait, après quelques erreurs vénielles, par ces lignes : « Peut-être son apparition la plus mémorable est-elle dans un court métrage anonyme en super 8 tourné dans les années 60. Habillé en Marie-Antoinette, il s’y fait donner du “plaisir oral” par le célèbre écrivain situationniste Guy Debord, lui-même habillé en écolière victorienne ! » Ainsi naissent les légendes.

(4) J’ai, récemment, appris qu’il est décédé depuis plusieurs années.

(5) Boris Lehman qualifiera Sortez vos culs de ma commode de « film le plus antimilitariste qui soit, puisque réalisé par l’armée elle-même » (Clés pour le spectacle n° 15, Bruxelles, novembre 1971).

(6) Cf. Noël Godin, Crème et châtiment, mémoires d’un entarteur, Albin Michel, 1995.

(7) Au moins deux réalisateurs, en France, ont toutefois œuvré, un peu plus tard, sur la même ligne de sensibilité : Paul-Hervé Mathis avec Vinyl et Serenity (1970), Lionel Veyre avec Mandala fleur de cypris (1973). Et peut-être n’est-il pas abusif de leur adjoindre trois cinéastes de la mouvance homosexuelle : Téo Hernandez pour Salomé (1975), Michel Nedjar pour La Tasse (1977), Lionel Soukaz pour Le Sexe des anges (1978).

Notes

  1. Ce texte est paru pour la première fois dans le livre Jeune, dure et pure ! Une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental en France, sous la direction de Nicole Brenez et Christian Lebrat, éditions Cinémathèque française (Paris) et Edizioni Gabrielle Mazzotta (Milan), 2001. Nous les remercions, ainsi que Jean-Pierre Bouyxou, de nous accorder l’autorisation de le reproduire dans le cadre de ce numéro.